Enfance, éducation et début de carrière
La seconde de trois filles, Dorothea Tanning était née à Galesbourg (Illinois) en 1912. Dès son jeune âge, elle se fabriqua une vie imaginaire, riche et complexe, afin d’échapper au puritanisme répressif de sa ville natale américaine (située dans le Middle West). Son père, Suédois d’origine, avait rêvé de devenir cow-boy dans l’Ouest américain. Sa mère, avait imaginé des carrières musicales ou théâtrales pour ses filles qu’elle habillait de façon extravagante, dans des robes de taffetas et de soie. Les enfants vécurent dans un équilibre incertain, difficile à établir entre l’imagination débridée de leur mère et le luthéranisme sévère qui régnait dans leur famille et dans leur ville. Enfant, Dorothea Tanning s’évada dans un monde qu’elle s’était construit à l’aide de la lecture des œuvres de Lewis Carroll, Hans Christian Andersen, Oscar Wilde et autres auteurs du XIXe siècle. Ayant achevé sa scolarité, elle a ensuite travaillé à la bibliothèque publique locale avant de s’inscrire au Knox College, l’établissement d’arts libéraux le plus proche. Bien que l’université ne propose pas de cours d’art, en plus de contribuer aux illustrations du journal de l’école, Tanning a toujours peint et dessiné pendant son temps libre. En 1932, après seulement deux ans au Knox College, Tanning s’est installée à Chicago, où elle suivit les cours de l’Art Institute of Chicago. Elle obtient sa première exposition dans une librairie-galerie à la Nouvelle-Orléans en 1934 et présente une série d’aquarelles. Quelques mois plus tard, au printemps 1935, elle s’installe à New York, où elle parvient à subvenir à ses besoins en tant qu’artiste et fait connaissance avec Dada et le surréalisme.
Dorothea Tanning parle de sa naissance comme d’un « jour de grand vent. Un véritable ouragan qui soufflait d’un des trois peupliers devant notre maison. Ma mère était terrifiée. C’est ainsi que je naquis. Ces vents transforment le monde, nous arrachent à nos préjugés et nous entraînent dans un maelström extatique. »
New York : Rencontre avec le surréalisme
La rencontre de Dorothea Tanning avec le surréalisme eut lieu à l’occasion de l’exposition « Fantastic Art, Dada and Surrealism », en 1937, au musée d’Art Moderne de New York. Deux ans plus tard, elle partit pour Paris avec des lettres de recommandation pour Max Ernst, Tanguy, Chaïm Soutine et Kees Van Dongen. Tous avaient quitté Paris lorsqu’elle y arriva pendant l’été 1939 et, après trois semaines passées à frapper en vain à de nombreuses portes, elle alla se reposer dans la maison de son oncle à Stockholm. Elle y resta jusqu’à ce que la déclaration de guerre l’oblige à rentrer à New York, où elle exécuta alors plusieurs portraits de famille. Dorothea Tanning exposa pour la première fois dans la galerie de Julien Levy en 1941. Peu de temps après, elle rencontra Max Ernst avec qui elle devait rester jusqu’à sa mort en 1976. Grâce à lui, elle découvrit à New York tout un monde qu’elle avait cherché en vain à Paris en 1939. Elle rencontra Breton, Duchamp, Masson, Dalí, Tanguy et Kay Sage, Mata, John Cage et bien d’autres dans l’appartement inconfortable que Max Ernst avait loué dans la Deuxième Avenue, après avoir quitté Peggy Guggenheim. Breton organisait des réunions surréalistes à New York, mais intimidée par lui et parlant mal le français, Dorothea se contentait comme les autres femmes d’écouter sans prendre par aux discussions.
La perfection technique de l’œuvre Anniversaire réalisée en 1942 renforce l’effet produit par l’entrelacement du rêve et de la réalité. Dorothea Tanning se tient début, seule, la main posée sur le bouton d’une porte ouverte. Au-delà de cette porte apparaît une série infinie d’autres portes qui attendent d’être ouvertes et fermées. O relève partout les signes d’un monde différent, onirique. Pour Dorothea, « toute l’histoire de l’homme, peut être vue d’une fenêtre ». De la même façon, les portes introduisent le spectateur dans l’ailleurs de l’artiste, peuplé de fantasmes et d’obsessions. Mais derrière les portes d’Anniversaire, il n’y a que le vide. En équilibre au bord du futur, au point de jonction entre l’art et la vie, l’artiste fait face aux possibilités du vide.
Période de maturité
Malgré le succès de son exposition personnelle à la galerie Julien Levy en 1944 à New York, Tanning et Ernst quittent la ville pour s’installer à Sedona, en Arizona, en 1946. Ils y construisent une maison et reçoivent la visite de nombreux amis créateurs, dont le photographe Lee Miller qui réalise une photographie mémorable du couple où l’échelle a été modifiée et où le géant Ernst s’accroche aux cheveux de la miniature Tanning. En 1949, Tanning et Ernst s’installent à Paris, puis en Provence, mais continuent de passer du temps dans leur maison de Sedona tout au long des années 1950. C’est à cette époque que l’œuvre de Tanning connaît un changement stylistique notable. Alors qu’auparavant ses peintures étaient peuplées de paysages figuratifs oniriques, son travail au pinceau devient presque entièrement abstrait. Avec perspicacité, elle déclare à propos de ce changement : « mes toiles ont littéralement éclaté… J’ai brisé le miroir, comme on pourrait dire ». Pendant les dernières décennies de sa vie, son voyage vers l’abstraction se poursuivra, de même que ses expériences et son développement en sculpture, en écriture et en poésie.
La toile de Pierre Roy, Danger dans l’escalier, fournit à Dorothea Tanning le thème de Eine kleine Nachtmusik (Une petite musique de nuit) de 1946 et fut aussi une source stylistique importante du réalisme méticuleux de l’artiste américaine. Celle-ci fait disparaître le serpent et son contenu symbolique freudien, et le remplace par un tournesol qui perd ses pétales ; une image que l’on peut rattacher aux origines géographiques de l’artiste, ce Middle West où la nature est à la fois féconde et menaçante.
Les images de Dorothea Tanning témoignent à la fois d’une grande conscience du monde visible et d’une sensibilité aux forces inconscientes qui animent et transforment ce monde. Dans le Second Manifeste du Surréalisme, Breton rappelle que « l’idée de surréalisme tend simplement à la récupération totale de notre force physique par un moyen qui n’est autre que la descente vertigineuse en nous, l’illumination systématique des lieux cachés et l’obscurcissement progressif des autres lieux, la promenade perpétuelle en pleine zone interdite ». Ce sont ces forces physiques et ces zones cachées de la conscience qui alimentent la peinture de Dorothea Tanning.
Le tableau Maternité, peint en 1946, année de son mariage avec Max Ernst et de leur installation dans l’Arizona, nous dépeint une jeune femme, tenant dans ses bras un enfant. Son regard, triste, est tourné vers l’intérieur ; une lumière sulfureuse éclaire cette scène et accroît le sentiment d’isolement et d’éloignement. À ses pieds, un petit chien à visage d’enfant est couché par terre, sur une couverture froissée. Une étrange silhouette, sorte de marionnette pourvue de seins et de ventre, formés de voiles gonflées par le vent, apparaît à l’horizon par une porte ouverte. L’historienne de l’art Linda Nochlin pense qu’on peut trouver l’origine du personnage de la jeune femme dans une photographie de la propre mère de Dorothea, tenant dans ses bras l’artiste enfant. Dorothea Tanning a nié tout contenu autobiographique dans cette œuvre, mais des amis de l’artiste se rappellent à la fois son refus d’avoir des enfants et l’affection qu’elle et Max Ernst prodiguent à leur chien tibétain.
Un sentiment de menace imprègne l’œuvre On Time off Time de 1948, dans laquelle une structure en bois ressemblant aux fondations d’une maison est placée dans un paysage aride, flanquée de flammes et de volutes de fumée. Une ombre se profile sur le sol, projetée par une source inconnue, tandis qu’au loin, un tournesol en vol stationnaire – considéré comme « la plus agressive des fleurs » par l’artiste – crée sa propre ombre noire. Tanning a peint ce tableau dans l’environnement désertique de Sedona, en Arizona, où elle s’était installée deux ans plus tôt avec son mari, l’artiste Max Ernst. C’est par l’intermédiaire d’Ernst que Tanning avait rencontré une cohorte d’artistes surréalistes qui avaient fui l’Europe déchirée par la guerre et vivaient à New York. Elle a gagné leur admiration pour ses images singulièrement énigmatiques rendues dans un détail méticuleux. Parmi les indices biographiques possibles dans On Time Off Time figure la structure représentée, qui pourrait faire écho à la cabane de trois pièces que Tanning et Ernst avaient construite dans le désert. Pourtant, plus qu’un simple décor, le paysage spectaculaire de Sedona s’est révélé générateur, obligeant Tanning à faire abstraction des « décibels de la nature » environnante, qu’elle trouvait « écrasants », et à se tourner vers la fantaisie. « N’est-ce pas là la plus grande joie de l’artiste, remarquait-elle, que de rivaliser avec le soleil et la lune, de renverser leur logique ? ».
L’héritage de Dorothea Tanning
Tanning revient de France à New York en 1980, quatre ans après la mort de Max Ernst. Elle passe ensuite le reste de sa vie à voyager entre Los Angeles, New York et la France. Sa dernière peinture enregistrée fait partie d’une série de fleurs qu’elle a achevée en 1998, mais elle a continué à écrire, se concentrant principalement sur la poésie jusqu’à sa mort chez elle à New York en 2012, à l’âge de 101 ans. L’année précédente, son 100e anniversaire a été célébré par de nombreuses expositions dans le monde entier, notamment Dorothea Tanning – Early Designs for the Stage au Drawing Center de New York, NY et Dorothea Tanning – 100 Years : A Tribute à la Galerie Bel’Art de Stockholm, en Suède.
L’ensemble de l’œuvre de Dorothea Tanning – de la peinture à la poésie – a eu une profonde influence sur les générations d’artistes suivantes. Son exploration continue de la forme féminine a conduit à son association avec le mouvement féministe. Avec d’autres femmes surréalistes, Tanning a fourni un modèle actif nécessaire aux jeunes femmes qui tentent également de se libérer de la vision restrictive de la féminité pour devenir des artistes indépendantes. En particulier, ses expériences en sculpture font penser à la carrière de Louise Bourgeois et plus tard à celle de Sarah Lucas, révélant le même intérêt intense pour les forces psychiques fondamentales. La poésie et les écrits de Tanning ont ajouté une couche supplémentaire et contribué à une compréhension plus profonde de son œuvre, et ses illustrations, notamment les dessins de costumes pour certains ballets de George Balanchine, ont eu un impact durable sur la conception des costumes de théâtre. Au grand dam de l’artiste, son héritage artistique est parfois éclipsé par son mariage avec Max Ernst. Lorsqu’ils sont représentés ensemble, sous la forme d’un couple si emblématique, l’intérêt est éveillé au sujet des « artistes amoureux », mais Tanning a spécifiquement déclaré, de manière peut être peu crédible, qu’elle et Ernst « n’ont jamais, jamais parlé d’art ».