Les peintres Ambulants ruses après 1917.
A quelques importantes exceptions près, l’art le plus résolument politique des années 30 s’écarta des modèles de représentation réaliste hérités du XIXe siècle. L’Union soviétique présente à ce titre une exception remarquable, dans la mesure ou sa peinture s’inspirait de la tradition des Ambulants, une organisation fondée au XIXe siècle pour mettre l’art à la portée du peuple au moyen d’expositions itinérantes et qui, voulant donner à l’art un but social, allait constituer la base du réalisme socialiste. Répondant en 1938 à György Lukács, un des précurseurs du réalisme socialiste, Bertolt Brecht, poète et dramaturge marxiste, écrivit que « la littérature, qui devait être pleinement engagée dans la réalité, devait progresser à la même allure que la réalité elle-même ». En Russie, le « matérialisme » prit une importance significative dans le débat artistique après la révolution de 1917, tant en raison de la place qu’il occupait dans la philosophie marxiste que par la façon dont il pouvait être appliqué à l’art. L’avant-garde qui s’identifiait à la révolution, s’engagea dans la voie d’un matérialisme révolutionnaire. Le « Programme du groupe productiviste » de 1920, par exemple, envisageait un remplacement radical de l’art par un « travail constructif matérialiste », qui devait « transplanter » dans le « réel » un expérimentalisme abstrait jusqu’ici.
Certains dirigeants politiques, Lénine en particulier, s’engagèrent bientôt dans une controverse au sujet de ce radicalisme et quand, en 1922, un groupe d’artistes académiques proposa une version « révolutionnaire » du réalisme figuratif qui s’inspirait de la tradition du XIXe siècle, il obtint immédiatement le soutien des élites dirigeantes l’AKhRR (Association des artistes de la Russie révolutionnaire de 1922 à 1932, et soutenus par le Parti), trouvait son origine dans le mouvement des Ambulants qui, bien que rigide et conservateur à l’époque de la révolution, avait trouvé son impulsion originelle chez le penseur social radical Nikolaï Tchernychevski, dont Lénine admirait les idées sur l’art. La nouvelle organisation, qui présenta d’intenses expositions thématiques (le 26 février 1928, Staline visita une des ces expositions) et tissa des liens avec certaines institutions-clés comme l’Armée rouge, devint le fer de lance du réalisme socialiste.
L’AKhRR déclare : « Nous considérons que le contenu d’une œuvre d’art marque son authenticité, et la volonté d’exprimer ce contenu oblige les artistes de la Russie révolutionnaire que nous sommes, à nous unir en nous assignant des tâches strictement définies. »
Alexandre Deineka
L’œuvre d’Alexandre Deineka (1899-1969), le peintre le plus connu de cette période, associait au « matérialisme » formaliste de l’avant-garde certains aspects figuratifs, afin d’être « intelligible à des millions d’individus », selon les termes d’une résolution adopté par le Parti en 1925. Dans Ouvrières du textile (1927), Deineka se sert de la perspective pour construire une profondeur picturale lisible, tout en représentant en même temps les personnages et les objets comme autant de formes planes sur une surface. Tout paraît flotter à l’intérieur du cadre, un peu comme le fuseau suspendu au bras de l’ouvrière, l’art, l’illusion et la technologie se trouvant rassemblés dans l’esprit du « travail constructif matérialiste » des productivistes. Sur le tableau, l’architecture symbolise un avenir meilleur, en représentant une idylle pastorale, les bœufs dans la cour, Deineka nomme le plus grand obstacle à surmonter avant d’y arriver : les paysans. Lorsque Karl Marx a formulé ses thèses sur la dictature du prolétariat, il avait en tête des ouvriers tels qu’il les prévoyait dans les pays occidentaux, des travailleurs efficaces et bien organisés. Mais quatre-vingt pour cent des Russes vivaient à la campagne, ne savaient pas lire et travaillaient avec des méthodes archaïques.
Deineka était membre de l’OSt (Société des peintres de chevalet), dont il faisait partie Ekaterina Zernova, et qui constituait une alternative artistique de gauche à l’AKhRR. Ces deux organisations répondirent toutefois à la volonté de « réalisme » qui caractérisa la culture soviétique après 1921. Considéré comme l’un des plus importants peintres figuratifs de la Russie de la première moitié du XXe siècle, Deineka et aussi connu pour ses mosaïques qui ornent le métro moscovite. Il a peint des paysages, des scènes domestiques et de travail, des portraits, et a bénéficié d’une incroyable demande pour ses œuvres.
Deineka, qui avait dix-huit ans l’année de la révolution bolchevique, étudia les beaux-arts dans le nouveau système, dominé par l’avant-garde moscovite. Exercices matinaux, Coureurs, Partie de football, illustrent le célèbre dicton repris par le gouvernement soviétique : Mens sana in corpore sano. Le peintre faisait partie d’un groupe de jeunes diplômés qui s’engagèrent dans les années 20 dans la voie d’un réalisme formaliste, s’appuyant sur l’exemple du constructivisme et du suprématisme (exemple, Kasimir Malevitch).
Arkady Plastov et le paysage soviétique du réalisme socialiste
L’interprétation lyrique mais réaliste du paysage soviétique fut une importante caractéristique du réalisme socialiste. Arkady Plastov (1893-1972) est né dans une famille de peintres d’icônes du village de Prislonikha, dans la région de Simbirsk. Il a fréquenté le département de sculpture de l’École de peinture, de sculpture et d’architecture de Moscou à partir de 1914. En 1917, il retourne dans son village natal, où il se lance dans la peinture, puisant dans la nature. À partir de 1935, Plastov présente sa peinture au public. Selon la doctrine politico-artistique rigide de l’époque, qui ne permet que le style du réalisme socialiste dans tous les types d’art, le peintre imagine la vie en Union soviétique vouée à la construction omniprésente du socialisme. La Fête du kolkhoze de 1937, a été exécutée dans le style réaliste socialiste officiel des années 1930. Pourtant, le style de peinture animé et étonnamment émotionnel et la vivacité des types nationaux, compensent dans une large mesure son contenu propagandiste. De manière caractéristique, la scène, est immédiatement perçue par le spectateur comme si c’était la réalité même. Et non seulement la palette de couleurs employée, mais aussi l’orchestration d’actions simultanées, déconnectées les unes des autres, illustrent l’habilité du peintre. La toile a été présentée pour la première fois au peuple soviétique en 1938, lors d’une exposition consacrée à l’industrie socialiste. Plastov a visité Moscou de 1927 à 1930 et a travaillé dans plusieurs maisons d’édition. Dans les années 30, un incendie dans sa maison a brûlé toutes ses œuvres.
Le tableau de Plastov fait preuve d’un souffle épique et d’un sens du détail qui allait devenir la marque du réalisme socialiste, tandis que son extraordinaire brio dans le maniement des couleurs et le traitement des personnages est mis au service du culte de Staline, comme dans bien d’autres tableaux réalistes socialistes. On peut lire sur la banderole qui figure dans la partie supérieure de cette vaste composition le slogan suivant : « La vie est devenue meilleure, la vie est plus gaie ! ». Dans le monde ensoleillé qu’il représente, les souffrances et les morts entraînées par la collectivisation paraissent inimaginables.
En 1949, Plastov peignit Le Battage du blé au kolkhoze, en plein milieu de la période de répression culturelle stalinienne. On pourrait y voir un exemple parfaitement orthodoxe de réalisme socialiste. Il s’agit en effet d’une vaste toile thématique décrivant le travail patriotique accompli dans une lumière idyllique. Et pourtant, du point de vue du réalisme socialiste, même un tableau comme celui-ci pouvait faire l’objet de critiques : Plastov n’établit aucune interaction psychologique entre les personnages et ne développe aucun récit positif ; de surcroît, on peut voir des traces de sueur et des signes d’effort sur les visages qu’il dépeint, et l’épisode central – l’étanchement de la soif – n’a rien de particulièrement héroïque.
L’art soviétique des années 1930 cesse d’être chargé de détails. Les peintres de cette époque ont essayé de refléter le cours rapide de la vie aussi précisément que possible. Sergei Gerasimov a pu aussi transmettre toute l’atmosphère de la ferme collective à travers son tableau Célébration au Kolkhoz, qu’il peint en 1937.
L’œuvre de Plastov se caractérise par sa connaissance de la vie dans les villages de l’Union soviétique, son amour pour sa patrie, des images fortes et vivantes et ses talents de peintre. Le traitement cinématographique dès qu’il peint montre a quel point les premiers films du cinéaste russe Andreï Tarkovski s’inspiraient de l’esthétique réaliste socialiste.
Le réalisme socialiste et le culte de Staline
Avec l’inexorable ascension de Staline vers le pouvoir absolu et la fin de la NEP (Nouvelle Politique Économique) lancé par Lénine en 1928, tout, y compris l’art, fut placé sous un contrôle central puissant. Les organisations artistiques furent abolies en 1932, pour être remplacées par une seule Union des créateurs. La formation académique fut rétablie, et la culture soviétique se caractérisa dès lors par des compétences d’une grande technicité dans des domaines artistiques conservateurs – le ballet, l’orchestre symphonique classique, la grande peinture narrative (ou kartina) -, dont l’origine remontait très largement au XIXe siècle. Même s’il se vit conférer un statut officiel en 1934, le réalisme socialiste resta une notion très floue. Comme d’autres domaines de la vie soviétique régis par la bureaucratie, il se caractérisait par un tiraillement incessant entre la créativité individuelle d’une part et la critique et la censure officielles d’autre part, alors que les circonstances historiques ne cessaient d’évoluer.
Le Nouveau Moscou, de Youri Pimenov, et la Fête au kolkhoze, d’Arkady Plastov (voir plus haut), qui datent tous deux de 1937, c’est-à-dire d’une époque déjà bien avancée dans l’ère du réalisme socialiste, s’opposent mutuellement. Les deux œuvres se caractérisent par un naturalisme pictural descriptif très prononcé, mais on observe dans le cas de Plastov une tendance à l’impressionnisme lyrique pour laquelle son œuvre devait d’ailleurs plus tard être critiquée. Les deux peintres traitent des espaces cohérents en trompe-l’œil, de manière à attirer le spectateur dans la scène représentée. Les deux tableaux sont optimistes, conçus pour séduire le public ; l’accent est mis sur l’individu et, chez Plastov, sur l’émotion, l’homme-machine anonyme des années 20 (les Ouvrières du textile de Deineka étant désormais considéré comme « fasciste »). Ancien membre de l’OSt (Société des peintres de chevalet) opposé à l’expérimentalisme « de gauche » des constructivistes, Pimenov fait preuve d’un sens moderniste de la construction formelle.
Youri Pimenov (1903-1977), qui appartenait à la génération des artistes postrévolutionnaires, étudia avec Alexandre Deineka aux Ateliers artistiques et techniques de l’État de Moscou. Il fut également membre de l’OSt ses premières œuvres s’inspiraient de la Neue Sachlichkeit (Nouvelle Objectivité) allemande.
Les grandes toiles du réalisme socialiste des années 30 sont généralement exécutées avec une virtuosité qui, associée à leur contenu très moral, a pour fonction de plonger le spectateur dans un état d’identification exalté. Ces tableaux délivrent un message de façon aussi directe que le ferait une affiche. La peinture a pour sujet le procès technique mais elle représente des héros aussi séduisants que romantiques, avec lesquels le spectateur est invité à s’identifier. Le cinéma soviétique connut une évolution similaire au cours des années 30 et 40, se détournant du montage au profit d’un lyrisme narratif, comme en témoigne un film comme Alexandre Nevski de Sergueï Eisenstein. Il semble ainsi qu’à mesure que le régime devenait plus autoritaire, les formes culturelles s’adoucirent et s’imprégnèrent d’émotions et de sentiment. Le réalisme socialiste des années 30 transmettait moins un message qu’une atmosphère. Dans Lettre du front d’Alexandre Laktionov, un célèbre tableau qui date de la grande époque du stalinisme, l’intensité avec laquelle le peintre traite la lumière semble avoir figé le temps. Le Partiinost (sens du Parti) dont il fait preuve a moins d’importance que la façon dont il représente un bras à travers d’une manche de chemisier éclairée par le soleil.
Le retard dans lequel se trouvait l’art officiel russe a été consolidé par l’intronisation par Staline du réalisme socialiste comme le seul et authentique art de la masse prolétarienne. Les jeunes filles héroïques, les super-soldats et les ouvriers dignes et dévoués ont remplacé l’art soviétique véritablement révolutionnaire, qui a été interdit et a officiellement disparu de la scène. Le but révolutionnaire de l’art de Lissitzky, l’un des peintres les plus influents de l’avant-garde russe et pionnier du constructivisme, était également évident. Bien qu’amèrement déçu par le procès de Lénine, il resta convaincu toute sa vie que l’art révolutionnaire pouvait être réalisé dans une société révolutionnaire et prolétarienne. Cette conviction était partagée par ses amis, les réalisateurs de cinéma et de théâtre Vsevolod Meyerhold, qui a été exécuté en 1940, Alexandr Tairov, qui s’est adapté aux circonstances avant qu’il ne soit trop tard, et Sergeï Eisenstein, dont certains films ont été interdits.
Bibliographie
Prendeville, Brendan. La peinture réaliste au XXe siècle. L’Univers de l’Art, 2001
Groys, Boris. L’art totalitaire : Union soviétique, IIIe Reich, Italie fasciste. Paris, 1991
Collectif. Rouge. Art et utopie au pays des Soviets. Cat. Exp. Grand Palais, 2020
Robin, Regine. Le réalisme socialiste, une esthétique impossible. Payot, 1986