L’Arioste en peinture

Iconographie du Roland furieux

Le plus grand poème chevaleresque de la Renaissance, Roland furieux (Orlando furioso) de Ludovico Ariosto (1474-1533), a joui d’une fortune figurative immédiate ainsi que de réinterprétations intéressantes. Des peintres des XVIe, XVIIe et XVIIIe, ont traduit en images le texte de l’Arioste suivant la doctrine de l’ut pictura poesis qui exerçà una influence déterminante sur la pratique artistique.

De par sa complexité structurelle, la variété du récit, la légèreté du ton et l’étendue des conceptions idéologiques, le succès du poème dans les arts plastiques fut immense. Le XVIe siècle a magnifié le mythe courtois d’amour et de chevalerie, en faisant de fabuleuses adaptations ou des transcriptions iconographiques où les personnages et l’habillement occupent toujours une place de choix. Le XVIIe siècle a choisi des aspects de moindre importance, mais attirants pour les intérêts formels et thématiques spécifiques de la peinture baroque, les transformant parfois en un sens totalement étranger au poème, tels que le voyeurisme, la morbidité ou la virtuosité. Le XIXe siècle, en revanche, a isolé et intensifié les éléments fantastiques et magiques, favorisant son aspect onirique, fantastique et fascinant, voire effrayant et gothique, où le paysage en tant qu’élément perturbateur devient le protagoniste. Quelques-uns des épisodes les plus significatifs de Roland furieux, indiquent les différentes tendances et interprétations qu’en ont proposées les peintres.

Roger délivrant Angélique, détail, vers 1839, Jean-Auguste-Dominique Ingres, Londres, National Gallery.
Roger délivrant Angélique, détail, vers 1839, Jean-Auguste-Dominique Ingres, Londres, National Gallery.

Le tableau d’Ingres décrit l’aventure d’Angélique enchaînée à un rocher, livrée en sacrifice à un monstre marin, et sauvée par Roger chevauchant l’hippogriffe. Ingres reprend la tradition iconographique du thème mythologique de Persée et Andromède, comme ce fut également le cas dans le texte littéraire (chant X).

Roger et Angélique, 1871-1874, Arnold Böcklin, Berlin, Gemäldegalerie.
Roger et Angélique, 1871-1874, Arnold Böcklin, Berlin, Gemäldegalerie.

Dans Arnold Böcklin, le monstre, qui brille de sa propre lumière, se transforme en une sorte de dragon. On peut voir aussi que l’hippogriffe est réduit à un vulgaire cheval. Böcklin, avec sa liberté habituelle d’interprétation des sources, choisit un cadre boisé s’écartant nettement du texte. Tout est dans l’œil du monstre.

Angélique se rend invisible à Roger, vers 1640, Cecco Bravo, Chicago, Museum of Art
Angélique se rend invisible à Roger, vers 1640, Cecco Bravo, Chicago, Museum of Art.

La peinture de Cecco Bravo c’est inspirée d’un épisode raconté entre la fin du chant X et le début du chant XI du Roland furieux : après avoir sauvé Angélique et l’avoir emmenée en Bretagne, Roger veut soudain la femme et commence à se défaire de son armure. Angélique, qui veut fuir des souhaits du chevalier, se rend invisible grâce à l’anneau magique. Le peintre place les personnages dans un paysage fantastique par le flou des tons et du jeu raffiné des transparences et des ombres ; l’hippogriffe apparaît à l’arrière-plan.

Angélique et Médor

Le conflit vécu par Roger entre passion amoureuse et raison est à la base aussi d’un autre épisode : celui ou Angélique tombe amoureuse de l’humble berger Médor qu’elle finira pour épouser. Jeune fille fuyante et superbe, toujours encline à l’opportunisme et au mensonge devant ses soupirants, Angélique devient de plus en plus humaine, vaincue par le sentiment d’amour pour Médor. Après avoir dédaigné les attentions de valeureux chevaliers tels que Renaud, Roland et Sacripant, Angélique, à peine rentrée en possession de son anneau magique, tombe amoureuse de l’humble serviteur Médor par la volonté de l’Amour, comme le montre le tableau Angélique soignant Médor blessé, moment qui prélude à son idylle. Il s’agit de l’un des épisodes (XIX, 19-20) les plus représentés par les peintres qui se sont inspirés de ces vers : « l’Amour apparaît entre les feuillages de l’arbre auquel est appuyé Médor, pour pointer son arc vers Angélique, toute occupée à soigner le jeune homme en pressant sa plaie le suc des herbes censées lui redonner force ». Ce crescendo amoureux couronné par les noces, porte les deux jeunes gens à exprimer leur sentiment en écrivant leurs noms partout, sur les troncs des arbres dans les bois, sur les murs de la maison, sur un rocher près de la source, provoquant ainsi la folie de Roland.

Angélique soignant Médor blessé, 1634, Lorenzo Lippi, Dublin, National Gallery of Ireland.
Angélique soignant Médor blessé, 1634, Lorenzo Lippi, Dublin, National Gallery of Ireland. Angélique s’approche du jeune homme avec son plateau chargé d’herbes médicinales.

Médor a désormais repris de la vigueur grâce au sirop obtenu par les herbes et prend conscience de son nouvel amour, transcription encore plus fidèle des vers de l’Arioste (le peintre applique la théorie de l’ekphrasis). La présence de l’Amour caché dans les branchages de l’arbre prêt à décocher sa flèche vers Angélique ; la position déportée sur la gauche des deux protagonistes laissant à droite la place au paysage où l’on aperçoit au second plan les cadavres des compagnons de Médor, Cloridan, et du roi des Écossais ; l’attention pour certains détails, qui confèrent à la transcription de l’épisode littéraire sa préciosité, dont le bracelet d’Angélique, le turban et les armes de Médor.

Médor et Angélique, vers 1720, Sebastiano Ricci, Brukenthal National Museum.
Médor et Angélique, vers 1720, Sebastiano Ricci, Brukenthal National Museum.
Médor et Angélique, vers 1720, Sebastiano Ricci, Brukenthal National Museum. Ricci nous offre une composition décorative de l’idylle amoureuse d’Angélique et Médor, enrichie avec deux cupidons.

Par rapport aux autres interprétations du sujet, Ricci a choisi de mettre davantage l’accent sur la beauté physique du corps masculin. De plus, dans la disposition du personnage d’Angélique, elle cherche un contact direct avec le spectateur en lui dirigeant son regard.

Médor et Angélique, vers 1720, Sebastiano Ricci, Brukenthal National Museum.
Médor et Angélique, vers 1720, Sebastiano Ricci, Brukenthal National Museum. Ricci nous offre une composition décorative de l’idylle amoureuse d’Angélique et Médor, enrichie avec deux cupidons.

Les noces d’Angélique et de Médor, carton de tapisserie, 1747-1751, Charles-Antoine Coypel, Nantes, Musée des Beaux-Arts. Cette peinture permet de croiser différents domaines artistiques (peinture, théâtre, opéra, danse, musique) et d’aborder les questions de représentations du temps par l’image à partir du récit d’origine. Sur l’arbre que montre à droite Médor à Angélique, on peut lire certains vers du livret de Quinault d’après l’Arioste, et qui ont donné lieu à une opéra célèbre de Lully. Les spectateurs assemblés à gauche de la composition soulignent la théâtralité de la scène articulée autour de deux espaces. À l’arrière-plan, dans une grotte artificielle qui rappelle celles des jardins de Versailles, Angélique et Médor dansent un ballet nuptial.

Angélique et Médor chez les bergers, 1757, Giambattista Tiepolo, Vincenza, Villa Valmarana ai Nani.
Angélique et Médor chez les bergers, 1757, Giambattista Tiepolo, Vincenza, Villa Valmarana ai Nani.

Après la lune de miel auprès des bergers, l’Arioste raconte les adieux d’Angélique et Médor quittant le couple qui les a hébergés. Ce moment a été traité de manière exemplaire par Orazio Fidani (Florence 1600-1656) dans un grand tableau peint en 1634 pour don Lorenzo de Médicis. Fidani se montre digne interprète du goût théâtral et scénographique de la meilleure peinture florentine du XVIIe siècle, se chargeant de tons subtilement mélancoliques. Angélique est représentée assise sur la droite tandis qu’elle offre, avant de partir, son précieux bracelet à la femme du berger qui l’a hébergée avec Médor, que l’on aperçoit au centre de la scène. La femme du berger est saisie en train d’accepter humblement le don, tandis que son mari, avec leur enfant nu, prépare le banquet des adieux. Le banquet est un morceau de nature morte extraordinaire : par terre une composition autour d’un potiron, sur la table, pêches, abricots et raisin.

Angélique et Médor prennent congé des bergers, 230 x 340 cm, 1634, Orazio Fidani, Florence, Galleria degli Uffizi.
Angélique et Médor prennent congé des bergers, 230 x 340 cm, 1634, Orazio Fidani, Florence, Galleria degli Uffizi.

La folie de Roland

Ce qui déclenche la réaction très violente de Roland, c’est la découverte de l’endroit où se trouvaient le théâtre des amours d’Angélique et Médor. La jalousie est un thème introduit pour la première fois dans la figure moralement intègre du guerrier par la fantaisie malicieuse de Boiardo dans le Roland amoureux (Orlando innamorato) de 1483, mais admirablement développée par l’Arioste. En effet, avec une sagesse narrative infinie, le poète suggère progressivement un sentiment déplaisant, à travers l’anticipation et l’insistance sur certains détails. L’épisode littéraire est clairement divisé en deux parties. Un préambule qui met l’accent sur la relation difficile entre les personnages et le paysage en raison de sa charge émotionnelle. Puis, la violence de la réaction de Roland qui tombe dans la folie furieuse. La tradition figurative n’a recueilli, pour des raisons de clarté, que la scène de la colère, suivant parfois la célèbre iconographie de la fureur de Samson, répandue au XVIIe siècle, en particulier dans la région italienne de l’Émilie, représentée par le modèle idéal proposé par Guido Reni. Nous retrouvons ensuite le sujet dans l’activité frénétique que nous propose Böcklin, qui reproduit toute la bestialité dans une caricature hasardeuse de la colère de Roland, transformé en homme des cavernes.

Roland furieux, 1885, Arnold Bückling, Leipzig, Museum der Bildenden Künste.
Roland furieux, 1885, Arnold Bückling, Leipzig, Museum der Bildenden Künste.
Orlando impazzito per amore, 1650-1652, fresque, Giovanni Boulanger, Sassuolo, Palazzo Ducale, Camera dell’Amore.
Orlando impazzito per amore, 1650-1652, fresque, Giovanni Boulanger, Sassuolo, Palazzo Ducale, Camera dell’Amore.

La fresque de Giovanni Boulanger représente l’épisode le plus célèbre du chant XXII du poème de l’Arioste, qui est le thème narratif qui donne titre à l’œuvre : Roland furieux (Orlando furioso). Les rondins fendus sont des signes de la colère du chevalier, qui a abattu de nombreux arbres ; les lettres gravées des noms d’Angélique et de Médor sont encore entrevues, ce qui est à l’origine de la colère de l’amant déçu. Cupidon tient l’épée de Roland, indiquant qu’il ne peut plus se consacrer à sa mission héroïque ; c’est aussi un élément iconographique qui imite les objets caractéristiques des amours des dieux. De plus, la présence de Cupidon indique que l’amour et la jalousie sont la véritable cause de la folie soudaine de Roland. Dans sa fureur, le chevalier s’est dépossédé de l’armure.

Combat de Roland contre Rodomont, 1530-1544, Battista Dossi, Hartford, Wadsworth Atheneum Museum of Art.

Le Combat de Roland contre Rodomont de Battista Dossi, s’agit de l’épisode décrit dans le chant XXIX sur la folie de Roland. Roland, représenté nu, combat contre Rodomont sur le pont qui mène au mausolée d’Isabelle à l’arrière plan : « Isabelle, pour conserver sa chasteté, amène par une pieuse ruse Rodomont à lui trancher la tête. Le païen construit un pont étroit sur le fleuve voisin, et fait prisonniers les chevaliers qui y arrivent, ou les tue ; il place leurs armes comme un trophée sur la tombe d’Isabelle. Arrivé en cet endroit, Roland qui se prend de querelle avec Rodomont, le jette dans le fleuve, et donne de nombreuses preuves de sa folie. »

Le conflit entre amour et raison

La signification des sujets tirés du Roland furieux semble lié en particulier au thème de la raison triomphant sur les passions. Alcine incarne une figure négative, symbole de vice et de corruption, que Roger, tout d’abord attiré, réussira à fuir dès qu’il aura recouvré la raison. Bien qu’il ait été mis en garde de s’en tenir à distance, Roger arrive au royaume de la magicienne Alcine et, conquis par la beauté de celle-ci, oublie de vouloir retrouver Bradamante, celle qu’il aime : il prend place au banquet avec les membres de la cour de la magicienne et participe ensuite à leurs divertissements (chant VII, 21-22). L’épisode revêt une valeur explicite d’avertissement du poète invitant à ne pas s’écarter du droit chemin de la vertu, en prenant pour guide la raison. L’épisode d’Angélique qui se cache du héros en mettant dans sa bouche l’anneau magique renvoie au même thème : l’anneau est en effet le symbole de la raison, cette raison que Roger a complètement perdue en le retirant et sans laquelle il est poussé à satisfaire ses propres désir charnels avec Angélique.

Roger à la cour d’Alcine, vers 1624, Rutilio Manetti, Florence, Galleria Palatina.

Rutilio Manetti, du récit qu’il nous fait de l’Arioste, découle l’attitude abandonnée de Roger, sous l’envoûtement d’Alcine : son armure, évocation du chevalier courageux qu’il était jusque-là, gît à terre et, conformément aux vers du poème, on le voit murmurer des mots doux à l’oreille de la magicienne, dont il étreint la main. D’autres couples sont montrés dans une attitude comparable, disposés le long de la diagonale du tableau, sur laquelle est ordonnée la composition ; à gauche, apparaît un page, une torche à la main qui illumine la pénombre où se trouvent les amants. Le tableau fait partie de la série de sujets tirés du Tasse, de l’Arioste et d’Ovide, commandée par le grand amateur d’art Carlo de Médicis pour décorer le Casino de San Marco à Florence. Le thème de la raison revient également dans l’épisode où, à nouveau protagoniste, Roger se laisse mourir par amour et est secouru par Léon et la magicienne Mélisse : elle, symbole de sagesse, avait déjà libéré Roger et l’avait transporté avec son compagnon Astolphe justement au royaume de la raison.

La magicienne Mélisse, détail, vers 1518-1531, Dosso Dossi, Rome, Galleria Borghese.
La magicienne Mélisse, détail, vers 1518-1531, Dosso Dossi, Rome, Galleria Borghese.

La magicienne de Dosso Dossi se trouve immergée dans un paysage boisé au milieu d’un cercle dans lequel sont transcrits des symboles rappelant la Kabbale juive. Dans sa main gauche, Mélisse tient une torche, tandis que de la droite elle tient une tablette à motifs géométriques.La figure féminine a été identifiée avec une magicienne, d’abord Circé, puis Mélisse, selon la description donnée par l’Arioste dans le Roland furieux (VIII, 14-15). Mélisse libère certains chevaliers des maléfices : la référence se trouve dans les petites figures humaines suspendues à l’arbre situé à gauche de la scène. La peinture doit être placée dans les années de la première maturité du peintre ferrarais.


Bibliographie

Rensselaer W. Lee. Ut Pictura Poesis, Humanisme et Théorie de la Peinture, Macula, 1991 Peyré, Yves. Peinture et poésie. Le dialogue par le livre. Gallimard, 2001 Bergez, Daniel. Littérature et peinture, Armand Colin, 2004. Collectif. Programme et invention dans l’art de la Renaissance, Paris, Somogy 2008 Fumagalli, Elena. Florence au grand siècle, entre peinture et littérature, Silvana Editoriale, 2011