La peinture à la rencontre du Tasse

L’invention du poète et la peinture

Le célèbre poème épique La Jérusalem délivrée de Torquato Tasso, en français Le Tasse (1544-1595), avait commencé à fournir des sujets aux peintres dix ou quinze ans environ après sa publication en 1581 et dont l’action principale est le siège et la prise de Jérusalem par les croisés sous la direction de Godefroy de Bouillon. En empruntant leurs sujets à un poème épique empreint de noblesse et de gravité, dans lequel l’histoire héroïque se combinait avec le merveilleux, ils participaient de la grande invention du poète et, comme lui, imitaient des actions humaines d’un intérêt et d’une signification hors du commun. L’expression, dans laquelle Lomazzo voyait l’essentiel de la ressemblance entre peinture et poésie, devait dépendre du génie des peintres et de l’intérêt qu’ils prenaient aux émotions humaines décrites dans le poème. Pour la plupart préférèrent les épisodes amoureux et idylliques à dominante lyrique, où une mélancolie tendre, caractéristique du Tasse, trouve à s’exprimer sans entraves. Qu’il s’agisse de celui où Herminie, princesse païenne fuyant l’iniquité des cours, se réfugie parmi les bergers, dans les plaisirs simples de la campagne, ou de l’épisode fameux pour sa langueur voluptueuse où Renaud, aux îles Fortunées, est ensorcelé par la belle magicienne Armide. Ces sujets connurent immédiatement une grande faveur, non seulement par leur beauté propre à leur intérêt humain, mais aussi parce qu’ils prolongeaient, en art comme en littérature, une longue tradition pastorale remontant à l’Antiquité.

Herminie parmi les bergers, 1648, 238 x 287, Giovanni Francesco Barbieri dit Le Guerchin, The Minneapolis Institute of Art.
Herminie parmi les bergers, 1648, 238 x 287, Giovanni Francesco Barbieri dit Le Guerchin, The Minneapolis Institute of Art.

Le récit du poème par Le Guerchin, peintre du classicisme, est traité comme une scène de la vie quotidienne, sur un mode intimiste, avec une attention particulière dans la description des affetti (sentiments). Sur un fond de paysage et dans l’intimité de la cabane des bergers, Herminie es représentée en armure et casquée, le berger Ergaste en train de tresser un panier en osier à côté de ses trois enfants. Cet épisode d’Herminie parmi les bergers de la Jérusalem délivrée (VII, 6-7) prévoit sa contextualisation dans un paysage, genre devenu, entre temps, très à la mode. Le sujet répondait parfaitement aux exigences de ce goût nouveau, qui, à partir de la réforme de la fin du XVIe siècle, assignait à la peinture un objectif moral et éducatif, l’imposant comme le médium le plus apte à souligner le contraste entre le monde, la guerre et l’action, dont provient Herminie en fuite, et celui des bergers, idyllique, loin des traîtrises de la vie de cour. Né à Sorrente en 1544, Le Tasse avait passé une partie de sa jeunesse à la cour d’Urbino où son père, Bernardo, était un poète apprécié. En 1565, il entre au service des Este, à Ferrare, comme poète de cour, et cette vie ne manque pas d’influencer l’écriture de la Jérusalem délivrée.

Renaud et Armide, 1629, Anton van Dyck, Baltimore, Museum of Art.
Renaud et Armide, 1629, Anton van Dyck, Baltimore, Museum of Art.
Renaud et Armide, 1629, Anton van Dyck, Baltimore, Museum of Art.

Dans Renaud et Armida par Van Dyck, la peinture est inspirée de l’épisode relaté dans le chant XIV de la Jérusalem libérée, quand Armide, glisse une couronne sur la tête de Rinaldo endormi pour en faire son esclave. La guirlande de roses, de troènes et de lis est faite « avec un art nouveau », c’est-à-dire, avec de la magie, elle forme donc « des chaînes lentes mais très tenaces ».Étant arrivé au bord du fleuve Oronte, Renaud aperçut une île et ce beau lieu l’invite à se reposer. La nymphe qui émerge de l’eau et qui tient une partition dans la main c’est l’une des nymphes qui, avec son chant, devait endormir Renaud. Les putti présents dans la scène donnent de l’intensité à l’action avec des expressions d’inquiétude ou d’étonnement, tandis que l’ensemble de la composition est construite selon les modèles monumentaux véronésiens, qui la rendent particulièrement somptueuse et baroque. Armide est une magicienne musulmane, nièce du sorcier Hidraot, roi de Damas, qui tombe amoureuse du croisé chrétien Renaud (Rinaldo). Elle tente en vain de le retenir par ses enchantements.

Le combat de Tancrède et de Clorinde, 1601-1606, Ambroise Dubois, Fontainebleau, Musée national du château.
Le combat de Tancrède et de Clorinde, 1601-1606, Ambroise Dubois, Fontainebleau, Musée national du château.

La peinture Le combat de Tancrède et de Clorinde d’Ambroise Dubois, peintre de l’école de Fontainebleau, illustre le chant XII de la Jérusalem libérée où Clorinde entame un combat singulier avec Tancrède, un croisé de l’armée chrétienne. Clorinde joue avec une intensité extraordinaire le rôle du guerrier sarrasin converti au christianisme au moment de sa mort. Outre l’héroïne bien connue de l’armée musulmane, cette brillante figure féminine est à la base de l’amour indéniable de Tancrède. Ainsi, le duel et le baptême avec lesquels se termine la vie de la jeune femme, mettent un terme cathartique à tous les aspects symboliques du personnage.

Dans la Jérusalem délivrée, Le Tasse a su adapter les pratiques humanistes de l’ekphrasis en rendant compte, par ses descriptions, de corps éloquents habités par des passions. L’auteur les met sous les yeux afin que lecteurs et peintres saisissent et visualisent ce qui s’offre à eux.

Poussin, Le Tasse et l’Antiquité

De tous les épisodes du poème, la plupart des peintres ont privilégié la représentation de celui des amours de Renaud et Armide, du chant XVI de l’œuvre du Tasse, car ce passage favorise le transfert des pouvoirs de la poésie à la peinture. Dans la version qu’en donne Poussin dans le tableau de Moscou, la première scène de cet épisode représente Armide tombant amoureuse de Renaud qui gît endormi sur les rives de l’Oronte. Tandis qu’elle se penche pour tuer le guerrier chrétien, son ennemi mortel, sa haine se transforme soudain en amour. Poussin, en adepte conscient de la doctrine humaniste de l’ut pictura poesis, a rendu cet épisode avec une fidélité raisonnable à l’esprit du texte. Non content d’attribuer à Renaud une armure qui permit de le distinguer, il a même pris soin de disposer sur la droite, pour que l’on identifiât à coup sur le sujet, la colonne, et qui porte l’inscription enjoignant Renaud d’aller explorer les merveilles cachées dans l’île au milieu du fleuve, personnifié par la figure du dieu-fleuve, en bas à droite. Poussin aurait certes pu faire plaisir à certains critiques en ajoutant, comme le firent d’autres peintres, les nymphes dont le chant ensorceleur avait assoupi Renaud ; il a préféré les omettre, pour des raisons évidentes de composition formelle et de capacité dramatique.

Armide découvrant Renaud endormi, c. 1630-1635, Nicolas Poussin, Moscou, Musée des Beaux-Arts Pouchkine.
Armide découvrant Renaud endormi, c. 1630-1635, Nicolas Poussin, Moscou, Musée des Beaux-Arts Pouchkine.

Souvent, dans son œuvre, Nicolas Poussin recourt, avec beaucoup d’invention, à l’imagerie antique pour innover en matière picturale : ces évocations subtiles du mythe ancien font affleurer de riches correspondances poétiques. Il est tout à fait possible que l’artiste ait repéré séparément, sur divers monuments antiques, des personnages aux postures analogues à celles du tableau, mais il pouvait trouver à peu près tout ce dont il avait besoin sur les seuls sarcophages d’Endymion ; ceux-ci illustraient en outre une histoire d’amour dans laquelle l’action, une femme descend de son char et s’approche de l’homme endormi dont elle est amoureuse, correspond exactement à l’épisode décrit par le Tasse. Avec sa sensibilité au contenu et sa grande connaissance, non seulement des fables des poètes, mais aussi des traditions iconographiques propres aux arts visuels, Poussin a trouvé dans les représentations antiques de l’histoire d’Endymion les matériaux précis dont il avait besoin pour traiter en peinture un nouveau sujet littéraire. Le langage formel de l’Antiquité, adapté à de nouveaux emplois expressifs, se perpétue dans une éloquente et tangible continuité.

Sarcophage d’Endymion et Séléné, détail, vers 230-235 après J.C., Paris, musée du Louvre.
Sarcophage d’Endymion et Séléné, détail, vers 230-235 après J.C., Paris, musée du Louvre.

Dans Tancrède et Herminie, Poussin a reproduit l’avant dernier chant du poème du Tasse (chant XIX) où Herminie, une païenne de haut lignage, fille du roi d’Antioche, se précipite au secours du chevalier Tancrède lorsqu’elle le trouve blessé après avoir vaincu le géant Argant en combat singulier. Bien qu’elle soit l’un de ses ennemis, s’agenouille à côté de lui et coupe sa belle tresse afin d’arrêter son saignement : « de ses cheveux qu’elle arrache, elle étanche le sang ; et, par un art nouveau, (généreux sacrifice !) elle s’en sert pour former un lien et bander ses blessures ». Poussin juxtapose dans le tableau armes et amour, afin de démontrer le pouvoir de l’amour même sur un ennemi : à droite, se trouvent les brillants fragments d’une magnifique armure qui ont été retirés à Tancrède, qui a été sérieusement blessé au combat.

Tancrède et Herminie, vers 1634, Nicolas Poussin, Birmingham, University of Birmingham.

Tancrède est un héros réellement historique de la première croisade, neveu de Bohémond, prince de Galilée puis régent d’Antioche (il mourra bien après la prise de Jérusalem, en 1112). Par contre, Renaud est un héros de fiction mais porteur d’une légende princière ou ducale, celle de la Maison d’Este (mécène du Tasse).

Annibal Carrache et Le Tasse

Le passage du chant XVI de la Jérusalem délivrée qui décrit la beauté du jardin d’Armide et la passion langoureuse des amants est l’un des plus célèbres de la littérature italienne : avec une musicalité superbe, le Tasse y exprime une intense sensibilité à la beauté terrestre, alliée à l’obsession mélancolique de son déclin prématuré. On comprend facilement que ce passage ait pu fournir aux peintres italiens et français un sujet d’élection pendant plus de deux sicles. Annibal Carrache, qui fut probablement le premier à peindre ce sujet, et d’autres peintres que l’imitèrent fidèlement, furent scrupuleusement exacts, obéissant ainsi aux critiques qui les exhortaient à suivre le texte avec exactitude. Chez Annibal Carrache on y découvre les fleurs, les oiseaux, les raisins et autres détails décrits par le Tasse, on peut aussi remarquer avec quelle exactitude Renaud y tient le miroir dans lequel Armide se contemple tout en tressant ses cheveux, tandis qu’il lève les yeux pour trouver à son tour un miroir dans les yeux de sa maîtresse. Respectueux, tout comme Poussin, des influences et des références à l’Antiquité, Carrache peint Renaud avec des sandales et une toge à la romaine, alors qu’Armide est drapée d’une robe bleue. Tous deux ont l’air d’appartenir à une autre époque que celle décrite par Le Tasse, à savoir l’Antiquité elle-même, qui constitue à l’âge classique, l’une des principales sources d’inspiration des peintres. Au lieu d’actualiser la scène décrite par Le Tasse, Annibal Carrache lui confère un caractère antique où les héros des histoires d’amour mythologiques tels que Mars et Venus se cachent derrière les traits de Renaud et Armide.

Renaud et Armide, vers 1601, Annibal Carrache
Renaud et Armide detail, vers 1601, Annibal Carrache
Renaud et Armide, vers 1601, Annibal Carrache, Naples, Museo di Capodimonte. Charles et Ubalde, compagnons de Renaud, à travers d’épais buissons aperçoivent Renaud, dont le retour est indispensable au succès de la croisade, dans les bras de sa maîtresse. Ils finiront par le libérer de l’esclavage amoureux d’Armide.

Mais la version du Carrache fut bientôt oubliée au profit d’une interprétation plus significative de cet épisode. Peu après 1630, un artiste napolitain Paolo Finoglio, peignit un cycle décoratif illustrant la Jérusalem délivrée, dont quatre tableaux étaient consacrés à l’histoire de Renaud et Armide. Dans la peinture représentant l’épisode du jardin, on observe, dans le traitement pictural des ombres et des lumières, une dramatisation qui convient bien au moment de la découverte et à la passion rêveuse mais intense des amants dans l’expression du visage.

Renaud et Armide dans le jardin enchanté, Paolo Finoglio
Renaud et Armide dans le jardin enchanté, Paolo Finoglio (1590-1656), Pouilles, château de Conversano.

Tiepolo et le Tasse : les personnages et la scène

Giambattista Tiepolo (1696-1770), rend compte de son génie par les mouvements qu’il fait faire à ses personnages dans la représentation du poème du Tasse avec son art de mettre en place les personnages et la scène, et de donner l’illusion d’une immense profondeur de l’espace par la recherche et le rendu d’une lumière atmosphérique. Le grand fresquiste Tiepolo, ici a réalisé une brillante série de quatre tableaux illustrant l’histoire de Renaud et Armide, conservée à Chicago, Art Institute ; illustré cette même histoire dans une série de quatre peintures murales à la villa Valmarana (près de Vicence) et dans deux beaux tableaux de l’Alte Pinakothek de Munich. Dans la version du jardin enchanté d’Armide que l’artiste peignit un peut plus d’un siècle plus tard qu’Annibal Carrache, le dessin ample, clair et élégant, et la conception plastique des personnages font un tableau incomparablement plus beau, mais l’intense sentiment du baroque y a cédé la place à la tendresse malicieuse du rococo. En tout cas cet artiste traite librement le texte du poème, au profit de l’intensité expressive ou de l’effet pictural. Un critique du XVIe siècle, Lomazzo ou Borghini aurait peut-être critiqué le réaménagement complet apporté par Tiepolo à l’architecture et au paysage du poète. Bien que l’histoire du Tasso symbolise le conflit entre l’amour et le devoir, la description par Tiepolo d’un monde magique et bucolique, rehaussé par des couleurs effervescentes, une atmosphère lumineuse et une peinture dense et crémeuse, ne semble évoquer que l’enchantement de l’amour. Dans la toile Armide surprend Renaud endormi  illustre le chant XIV du poème La Jérusalem délivrée : la belle sorcière Armide vient d’arriver pour détourner le héros endormi de sa croisade. Accompagnée de sa nymphe et de la figure de Cupidon, elle apparaît comme un beau mirage, trônant sur un nuage qui s’écoule vers le sol, sa draperie et son châle flottant doucement derrière elle. Ce tableau et trois autres, ainsi que de plus petits panneaux décoratifs et un plafond, ornaient jadis le cabinet des glaces, une salle richement décorée du palais vénitien de la puissante famille Cornaro.

Armide surprend Renaud endormi, 1742-45, Giambattista Tiepolo, Chicago, The Art Institute.
Armide surprend Renaud endormi, 1742-45, Giambattista Tiepolo, Chicago, The Art Institute.

Le miroir occupe une place importante dans La Jérusalem délivrée, comme atteste cet extrait : « Tu verras ta beauté trop mieux dans ma poitrine / Que ne la montrera ta glace cristalline ». Dans cette contemplation, Renaud renonce à lui-même, se mirant en Armide et voyant en elle tout le paysage, tout l’univers. Dans ce vertigineux jeu de miroirs, Armide-paysage se voit en elle-même comme la beauté de l’univers, comme la nature maîtresse de l’empire des sens. Ce symbole du miroir utilisé par Le Tasse et récupéré par les peintres est assimilable à la doctrine de l’ut pictura poesis qui consiste à reproduire picturalement le texte d’un auteur tel un miroir.

Renaud et Armide dans le jardin, 1742-45, Giambattista Tiepolo, Chicago, Art Institute.

Dans Renaud face au bouclier du Mage d’Ascalon, dernière grande toile narrative de la suite décorative de Tiepolo a lieu alors que Renaud rejoint l’armée des croisés. Le tableau veut souligner l’élément moral de l’histoire de Renaud et Armide. Le bateau amenant le chevalier de l’île d’Armide semble tout juste de le déposer ainsi qu’à ses compagnons, Charles et Ubalde, sur la côte palestinienne. Ici, le magicien d’Ascalon utilise le bouclier de Renaud pour évoquer les actes héroïques de ses ancêtres, le priant instamment de suivre leur exemple. Renaud semble plus confiant et plus mûr que dans les tableaux précédents de la séquence, peut-être pour servir d’exemple au jeune membre de la famille Cornaro pour qui le salon a été superbement décoré.

Renaud face au bouclier du Mage d’Ascalon, 1742-45, Giambattista Tiepolo, Chicago, The Art Institute.
Renaud face au bouclier du Mage d’Ascalon, 1742-45, Giambattista Tiepolo, Chicago, The Art Institute.

Bliographie

Rensselaer W. Lee. Ut Pictura Poesis, Humanisme et Théorie de la Peinture, Macula, 1991 Peyré, Yves. Peinture et poésie. Le dialogue par le livre. Gallimard, 2001 Bergez, Daniel. Littérature et peinture, Armand Colin, 2004. Collectif. Programme et invention dans l’art de la Renaissance, Paris, Somogy 2008 Fumagalli, Elena. Florence au grand siècle, entre peinture et littérature, Silvana Editoriale, 2011