Füssli, peintre du sublime.
Peintre et théoricien artistique à la double nationalité anglo-suisse, Johan Heinrich Füssli (Zurich 1741 – Londres 1825) reste une figure majeure de l’art pictural shakespearien, considéré comme l’une des branches de la peinture d’histoire. On lui prête environ soixante-dix œuvres d’après les pièces de William Shakespeare, exécutées entre 1768 et 1815, et inclut les peintures, les gravures, ainsi que les dessins. Âgé d’une vingtaine d’années et vivant encore à Zurich, il reçoit l’initiation littéraire de son mentor Johann Jakob Bodmer identifié comme le père spirituel du Sturn und Drang, mouvement germanique préromantique (1750-1780) où Shakespeare faisait figure d’icône. C’est ainsi que naît sa passion pour les textes de l’auteur élisabéthain, passion qui s’étend à leur interprétation scénique lorsque Füssli découvre le théâtre au cours de son premier voyage à Londres en 1764 où il établit résidence et il connut Reynolds qui l’encouragea à peindre ; pendant cette même période, il traduisit les œuvres de Winckelmann. C’est une période où se manifeste un très fort engouement populaire pour les représentations shakespeariennes : une sur six données à Londres est d’après le dramaturge. Au cours d’un long séjour en Italie (1770-1778), il approfondit avec « effroi » l’étude des œuvres classiques de l’Antiquité et fut conquis par l’art de Michel-Ange, dont il sentait que la terribilità était particulièrement proche de son tempérament. De retour en Angleterre, devenue sa patrie définitive, il y développa une importante activité littéraire et picturale dans le cadre d’une inspiration préromantique, qui influença Blake et la culture romantique anglaise. Dans son œuvre, l’esthétique du sublime trouve une de ses expressions les plus intenses.
L’enquête philosophique sur le sublime d’Edmund Burke, aura un impact indéniable sur l’art de Füssli. De plus, en tant que théoricien artistique, s’est lui-même exprimé à plusieurs reprises sur le sublime. Sa propre vision du sublime marque la plupart de ses toiles réalisées d’après les pièces de Shakespeare et d’autres auteurs. Chez Füssli, tout concorde pour que le personnage retienne l’attention de l’observateur. Son rôle reste bien précis, puisque, figure expressionniste, il doit renseigner le spectateur sur les effets physiologiques du phénomène du sublime, comme la terreur, l’étonnement ou encore l’admiration.
Füssli : Songe d’une nuit d’été de Shakespeare
Comédie fantastique parmi les plus célèbres de Shakespeare dans une intrigue qui mêle plusieurs fils narratifs et de multiples composantes culturelles apparemment incompatibles, cette comédie montre le caractère capricieux de l’amour, comparable aux effets de la magie pratiquée au hasard, pour rire ou pour dépit. Elle a connu une remarquable fortune figurative dans toutes les arts graphiques, de la fin du XVIIIe siècle au XXe. Les artistes ont été irrésistiblement attirés par cette faune de petits êtres fantastiques et à demi monstrueux qui anime la forêt enchantée du royaume des fées. On trouve représentés différents moments de la partie féerique de la comédie dans la peinture anglaise, en particulier chez Füssli, toujours selon un goût marqué pour l’horror vacui et une tendance a l’illustration surchargée de type merveilleux qui rend bien la légèreté joyeuse du monde des fées. Après Jérôme Bosch, Füssli est le premier, et le plus original, à comprendre l’immense potentiel des traditions féeriques populaires pour l’imaginaire iconographique.
Dans le Songe d’une nuit d’été, la figure d’Obéron, apparaît comme un personnage vaniteux et jaloux. Titania le lui rapproche. Plus loin dans le texte, il raconte à Robin qu’il se tenait assis sur un promontoire au bord de la mer, situation spatiale qui laisse comprendre qu’Obéron possède un certain goût pour la domination et la supériorité. Le tableau Obéron exprime le suc de la fleur aux paupières de Titania endormie, représente le moment de la scène II de l’acte II où Obéron, roi des fées, jette un sort sur son épouse Titania par jalousie et par dépit. Derrière l’élégante figure d’Obéron se tient son messager, Puck, ou Robin bon diable. L’effet recherché par Obéron en faisant couler le suc d’une fleur magique sur Titania endormie est que celle-ci s’éprendra follement du premier être horrible qu’elle verra à son réveil.
Empruntés à des auteurs comme John Denis, Edmund Burke et Emmanuel Kant, l’illimité ou l’obscurité sont des aspects de l’espace que Füssli se plaît à traduire en peinture, car ils son source d’émotions intenses, en particulier de terreur. Dans Titania Embracing Bottom, la fée qui caresse la tête d’âne de Bottom et la joueuse de luth ont des doigts semblables à des griffes, tandis que celle située à l’arrière-plan gauche tient son index et son auriculaire levés – ce qui s’apparente à un signe démoniaque.
Dans Robin Goodfellow-Puck le cavalier sur sa monture menacé par Puck qui se trouve au-dessus de lui, a la bouche ouverte, tout comme son cheval. Les deux créatures ont les membres tendus dans l’effort de rester en vie. A l’opposé se trouve la reine Mab qui porte le doigt à la bouche en signe de silence. Elle s’avoue donc complice de Puck, tout en entendant les cris de terreur du cavalier et de son cheval. De plus, Füssli la tourne ver le spectateur afin de l’entraîner dans ce complot. Dans cette œuvre, la lumière choisie est un jaune verdâtre qui rappelle les tons acidulés de la peinture maniériste. Tout concorde pour que l’art de Füssli ne rappelle en aucun point les vérités de la nature. Au contraire, il faut plonger le spectateur au cœur de l’artifice artistique que l’artiste affiche sans complexe. L’absence de couleurs naturelles qui caractérise le vide spatial s’assortit d’un flou, voir même d’une abstraction qui participe de la mise en scène de l’artifice.
Füssli : fées et créatures hybrides
Dans la peinture de Füssli, le nombre hyperbolique de fées participe à l’effet sublime. Leur pluralité captive l’attention du spectateur qui lui, se trouve seul face à leur multitude. Dans le Songe d’une nuit d’été, Füssli rassemble tous les personnages surnaturels qui apparaissent à un moment où à un autre dans la pièce afin d’intensifier l’atmosphère magique du texte. Dans Titania and Bottom et Titania’s Awakening, la myriade de fées ne figure pas dans les moments de la pièce écrite auxquels ils correspondent. En plus de Titania et de Bottom à la tête d’âne, Shakespeare annonce que les fées de Titania ne sont qu’au nombre de quatre – Fleur des Pois, Toile d’Araignée, Phalène et Grain de Moutarde – dans le quatrième acte ; celles d’Obéron ne sont pas censées être là.
Dans la peinture de Füssli, nombreux sont les exemples où nature humaine et entomologie s’entremêlent, fusionnent pour créer un être mi-humain, mi-insecte. Dans Titania Embracing Bottom, l’elfe situé au premier plan aux pieds de Titania et de Bottom possède non seulement une tête d’insecte, mais aussi des ailes auxquelles sont fixés des bras. La fée dansante qui apparaît aux pieds de Botton dans le même tableau, bien qu’il ne la peigne pas avec des ailes, le tissu en forme de cercle dans le dos peut être assimilé à deux ailes, tout comme celui qui porte Titania dans Oberon Squeezes the Flower on Titania’s Eyelids, Füssli a recours à une métaphore picturale pour suggérer les ailes de ces deux personnages. La fusion entre hommes e insectes peut faire songer à la théorie du sublime de Burke, dans laquelle il annonce l’avantage qui possèdent les mots sur l’art et la peinture.
Le tableau Titania and Bottom présente également des créatures hybrides. Toujours au premier plan, une petite fille, tournée vers le spectateur, a une tête de papillon. Shift suggère : « La jeune fille à tête de papillon est une variation sur le type de portrait d’enfant inventé par Reynolds, dans lequel les traits d’une fillette sont assimilés à ceux d’un animal avec lequel elle joue ». Sur sa droite, le personnage couvert d’une sorte de cape ressemble à un cocon de chrysalide.
Macbeth revisité par Füssli
Macbeth est peut-être la plus puissante des tragédies de Shakespeare, pleine d’angoisse et de violence, où l’ambition dévore les personnages écrasés par un destin maléfique et accablant. L’épisode le plus représenté est la scène III de l’acte I, où Macbeth et Banquo rencontrent les trois sorcières dans une lande désolée et lancent leur solution prophétique. Dans Les Trois Sorcières de Füssli, instant crucial de la tragédie, outre le cadrage rapproché de la scène, qui l’isole de tout contexte, il faut noter la présence d’un grand papillon noir, un sphinx tête-de-mort, qui semble sortir de la bouche de la troisième sorcière pour symboliser la signification funeste de ses paroles. Füssli peint trois profils semblablement caricaturaux avec un geste identique du doigt sur les lèvres est partiellement fidèle à la lettre du texte : « Quels sont ces êtres si desséchés et si sauvages dans leur vêtement, qui ne semblent pas être habitants de la terre et s’y trouvent pourtant ? {…} Vous semblez me comprendre, car chacune de vous met à l’instant son doigt crevassé sur ses lèvres de parchemin. Vous semblez femmes et vos barbes pourtant m’interdissent de croire que vous l’êtes. »
Une autre scène privilégiée par les peintres est celle de Lady Macbeth errant comme un spectre inquiétant , en proie à la folie dans une crise de somnambulisme, et elle est traitée avec un goût préromantique par les « peintres de l’imaginaire », au premier rang desquels Füssli. Dans le tableau Lady Macbeth somnambule le peintre représente la scène I de l’acte V de la tragédie : rongée par un sentiment de culpabilité, Lady Macbeth, erre dans le château pour échapper à l’obsession de crimes inavouables qui agite son esprit. Le personnage, courant presque, les bras écartés et le visage exprimant un profond bouleversement, reprend différents types iconographiques, comme celui d’une bacchante. Un médecin et une dame noble au service de la reine observent la scène et commentent l’état de Lady Macbeth : « LE MÉDECIN. – Vous le voyez, ses yeux sont ouverts. LA DAME. – Mais toute perception leur est fermée. » Horace Walpole qualifie carrément ce tableau d’ »abominable » en raison de son traitement expressionniste. D’autres critiques de l’époque considèrent, non sans sarcasme, qu’il est tout à fait cohérent que Füssli choisisse des sujets aussi conformes à sa propre « folie ».
Dans ses tableaux, l’artiste montre plutôt le moment postérieur à l’acte de mort. Dans Macbeth Seizing the Daggers l’on aperçoit Macbeth pétrifié par la sauvagerie de l’acte qu’il vient de commettre, tenant encore les deux armes du crime que sa femme s’apprête à saisir pour aller les remettre sur le corps des deux valets. La composition reste dans l’ordre de la suggestion grâce aux deux poignards. Ils apportent la preuve de la mort du roi Duncan et de ses servants sans pour autant les montrer.
Bibliographie
Jobert, Barthélémy. Delacroix. Livres d’Art, Gallimard, 2018
Gogeval, Guy ; Avanzi, Beatrice. De la scène au tableau. Skira, 2010
Padilla, Nathalie. L’esthétique du sublime dans les peintures shakespeariennes. L’Harmattan, 2009
Myrone, Martin. Cauchemars gothiques : Füssli, Blake et l’imagination romantique. Londres, Tate, 2006
Pellegrino, Francesca ; Poletti, Federico. Personnages et scènes de la littérature, Hazan, 2004