Martin V et le renouveau culturel à Rome
Martin V (pape de 1417 à 1431) revient à Rome le 30 septembre 1420. Pour la première fois depuis 1309, un pape résidait dans la ville de saint Pierre et voyait sa légitimité reconnue par toute l’Europe. Né en 1368, Oddone Colonna, le nouveau pontife (l’élu du concile de Constance), appartient à l’une des plus anciennes familles romaines, les Colonna ; il est probablement en mesure d’opérer avec sagacité dans les méandres de la politique ecclésiastique et séculière. Le retour de Martin V à Rome visait à restituer son autorité à la papauté: il marqua aussi un tournant décisif dans le destin de la cité.
Durant la captivité avignonnaise, Rome avait traversé une longue phase de stagnation, sur le plan économique comme sur le plan artistique. À force de diplomatie et de duplicité, Martin V parvint à maintenir une prudente neutralité entre Florence et Milan toujours en guerre, et confia aux Colonna les rênes de l’État. Ce népotisme débridé, qui devait encombrer sérieusement son successeur, Eugène IV, ternit quelque peu son image. L’aspect de la ville de Rome au moment de l’entrée du pape, tel que nous en informe, cinquante ans plus tard, Bartolomeo Platina, bibliothécaire de Sixte IV « était tellement dévastée et dépeuplée qu’elle avait perdu tout aspect civilisé. Les palais paraissaient à deux doigts de s’effondrer, les édifices sacrés tombaient en ruine, les rues étaient désertes, la ville était fangeuse, abandonnée, accablée par la pauvreté et la disette. Toute trace de civilisation urbaine avait disparu ». La population était tombée à vingt-cinq mille habitants une estimation au demeurant très approximative, pour la plupart concentrés dans quelques quartiers, en particulier à l’ouest dans la boucle du Tibre. En l’absence de tout pouvoir stable, la ville avait été le théâtre permanent de luttes intestines visant à accaparer le pouvoir municipal. Les principales familles s’étaient installées dans les édifices antiques qu’elles avaient transformés en forteresses (les Savelli dans le théâtre de Marcello, les Orsini dans celui de Pompée) ; chevaux et troupeaux s’abritaient dans la majestueuse basilique Saint-Paul-hors-les-Murs et l’activité économique était si ralentie qu’elle permettait tout juste de dépasser la simple survie.
Érigé à l’initiative d’Agrippa en 27 av. J.-C., le Panthéon fut détruit par un incendie en 80 apr. J.-C. et reconstruit sur ordre de l’empereur Hadrien, entre 118 et 128 apr. J.-C. C’est à Rome que les architectes de la Renaissance, Brunelleschi et les premiers florentins, étudièrent les monuments antiques, pour revenir au style de l’Antiquité dans ses constructions.
Nonobstant son abandon généralisé, Rome n’est pas détruite et, comme le montreront les événements, elle dispose de ressources suffisantes pour que la culture et les arts y renaissent d’une manière exceptionnelle. Le délabrement des monuments antiques et des édifices médiévaux est compensé par la fascination intellectuelle et morale très forte que la Rome antique continue d’exercer et, sur le plan religieux, par la vénération que suscitent les témoignages des débuts du christianisme. Même dans ses moments les plus sombres, Rome attire, séduit, en particulier les érudits, les penseurs, les artistes. Quand Pétrarque, pour ne mentionner qu’un événement célèbre du Trecento italien, se voit offrir la récompense suprême simultanément par Paris et par Rome, il n’hésite pas une seconde : bien que résident à Avignon, il entreprend le difficile voyage qui passe par Naples pour recevoir au Capitole, le 8 avril 1341, la couronne de laurier méritée, qu’il s’empresse de déposer sur la tombe de saint Pierre. La désolation des lieux ne parvient pas à entamer un sentiment diffus et général d’émerveillement : « Cette terre n’appartient pas à la terre, c’est une partie du ciel ! » s’exclame Manuel Chrysoloras, quand il arrive à Rome, en 1411, dans la suite de l’antipape Jean XXIII.
Sitôt à Rome, Martin V se lance dans une intense activité architectonique qui comprend de nouvelles constructions et des restaurations, comme l’attestent les chroniques de l’époque et ce que l’on voit encore sur place. Des travaux de rénovation sont entrepris à Saint-Pierre, dans d’autres édifices du Vatican et au palais des Colonna, proche de la basilique des Saints-Apôtres ; ils intéressent aussi l’enceinte de la ville et certains ponts. D’autres travaux sont effectués dans plusieurs églises, au Panthéon, au château Saint-Ange et, sur la place du Capitole, on érige sur le côté gauche du palais des Sénateurs une tour qui porte aujourd’hui encore le nom du pape et fait pendant aux deux tours de Boniface IX, sur le côté droit. En septembre 1423, il est décidé de restaurer la basilique Saint-Paul-hors-les-Murs, une tâche confiée aux moines bénédictins.
Il n’est pas difficile de se représenter l’état de production picturale dans une ville où la commande artistique a été réduite au minimum. Les quelques ateliers encore actifs sont formés d’artisans isolés et complètement étrangers aux progrès accomplis par l’art dans d’autres villes italiennes. Le débat littéraire et philosophique est assurément plus avancé et plus vivant, et il jouera un rôle important dans la reprise de l’activité artistique. Vers le milieu des années 1410, deux représentants de l’humanisme naissant arrivent de Florence : Leonardo Bruni et le jeune Poggio Bracciolini, futur découvreur de manuscrits. D’autres leur emboîteront le pas, parmi lesquels Biondo Flavio, Leon Battista Alberti et Lorenzo Valla. Très vite, Martin V prend conscience de l’importance que revêtent, pour le consensus qu’il recherche, l’élaboration d’un programme culturel et le fait d’offrir des signes visibles et frappants de la reprise et du renouveau, une tâche confiée au vecteur amplement éprouvé que sont les arts figuratifs.
Gentile da Fabriano et Pisanello à Saint-Jean-de-Latran
Saint-Jean-de-Latran est alors et aujourd’hui encore la cathédrale de la ville, « l’église du pape », dont le titre principal est formellement celui d’évêque de Rome; ce n’est qu’au milieu du Quattrocento qu’elle cède de fait son rôle de centre de la chrétienté à la basilique Saint-Pierre, lorsque les pontifes et la curie s’installent d’une manière permanente sur la colline du Vatican et, parallèlement, lorsque le Capitole, et non plus le quartier du Latran, devient progressivement le lieu de mémoire de la ville, avec le transfert de la Louve en 1471, et celui du Marc-Aurèle en 1538. Quand, finalement, Gentile da Fabriano arrive à Rome (déjà, lorsque Martin V se déplaçait dans le Nord de l’Italie, il avait pris soin, à Brescia, d’entrer en relation avec un peintre italien confirmé, Gentile da Fabriano, à qui il avait arraché la promesse de venir travailler à Rome), c’est précisément pour travailler à Saint-Jean-de-Latran. Plusieurs facteurs expliquent qu’il ne se soit pas rendu à Rome plus tôt, le principal étant peut-être les nombreux engagements à Sienne, à Orvieto et surtout à Florence où, en 1423, il signe et date l’une de ses œuvres les plus célèbres, l’Adoration des mages peinte pour Palla Strozzi, aujourd’hui au musée des Offices. Ce n’est qu’à partir du 28 janvier 1427 que l’artiste est régulièrement rétribué par l’administration papale. Hormis les fresques du Latran, Gentile da Fabriano exécute plusieurs œuvres attestées par des témoignages écrits mais dont seule une Vierge à l’Enfant nous est parvenue.
Cette unique œuvre qui nous est parvenu de Gentile, peintre du gothique international, peut-être lui a été commandée à l’occasion du neuvième centenaire de la consécration de l’église Saint-Jean de Latran, 1426. Bien qu’elle soit très endommagée (peut-être un début d’incendie), le grand raffinement de cette peinture est toujours perceptible dans le regard délicat de la Vierge, dans le geste gracieux de l’Enfant qui s’accroche aux vêtements de sa mère et dans les deux anges latéraux, partiellement effacés.
La principale entreprise romaine de Gentile, les fresques à Saint-Jean-de-Latran , poursuivies par Pisanello après sa mort, ont totalement disparu. Détruites au moment de la rénovation de la basilique par Francesco Borromini en prévision de l’Année sainte 1650, mais d’après Platina, cité par Vasari, Pisanello y avait peint « des Prophètes en camaïeu, qui sont considérés comme les meilleurs du cycle ». Le séjour de Pisanello à Rome est suffisamment long pour qu’on lui attribue une partie importante de la décoration de Saint-Jean-de-Latran, bien que la cour papale, pendant cette période, lui a probablement commandé d’autres travaux. Les fresques du Latran eurent un impact très important sur l’évolution de la peinture italienne et sur l’imagination de générations entières de dévots et de pèlerins. Le peintre flamand Rogier van der Weyden, l’un des représentants majeurs de l’art du XVe siècle, de passage à Rome à l’occasion de l’Année sainte 1450, exprime sa profonde admiration devant ce qui était certainement un des plus éminents exemples de la culture gothique tardive, une période qui s’effacera bientôt devant des temps nouveaux.
Masolino et Masaccio à Rome
La décoration à fresque de la chapelle consacrée à saint Catherine dans la basilique San Clemente est l’autre grande entreprise de cette période cruciale, à laquelle travaillent une fois encore conjointement Masaccio et Masolino. Bien qu’endommagées par l’humidité et l’ouverture désastreuse d’une baie, ces fresques sont encore intégralement visibles. Elles couvrent la totalité des murs et de la voûte de la chapelle située en bas de la nef latérale gauche de la basilique. La paroi du fond est dominée par une stupéfiante Crucifixion (malheureusement très détériorée) ; le mur de gauche présente des Scènes de la Vie de sainte Catherine d’Alexandrie (le refus de la sainte d’adorer des idoles, la conversion et le martyre de l’impératrice Faustine, la dispute avec les philosophes païens, le miracle de la roue, la décapitation de Catherine), et le mur de droite des Scènes de la Vie de saint Ambroise (le miracle des abeilles, Ambroise nommé évêque de Milan, l’effondrement de la maison du riche, le cabinet d’étude d’Ambroise, la mort d’Ambroise) qui posent de multiples problèmes de conservation ; dans les quatre pendentifs de la voûte sont représentés, associés deux à deux, les évangélistes et les docteurs de l’Église (Luc et Grégoire le Grand, Marc et Jérôme, Jean et Augustin, Matthieu et Ambroise) ; le grand arc extérieur de la chapelle est dominé au centre par la représentation de Dieu le Père dans un médaillon et, de part et d’autre, par une Annonciation inscrite dans un élégant portique ; les bustes des Apôtres sont peints sur l’intrados de l’arc et un Saint Christophe isolé trône sur un pilier extérieur, à gauche.
Le commanditaire des fresques, et très probablement aussi l’auteur du programme décoratif, fut le cardinal Branda Castiglione, originaire de Lombardie et titulaire de l’église de 1426 à 1431; son blason figure au sommet de l’arc extérieur. Après avoir ouvert dans son palais un collège de théologie pour les étudiants pauvres, le cardinal souhaita créer une chapelle à leur intention, d’où, peut-être, son choix d’illustrer (et de donner en exemple) sur les murs latéraux de la chapelle la vie de ces deux saints « cultivés » par excellence que sont Catherine d’Alexandrie, patronne de la Sorbonne à Paris, et Ambroise, dont l’image en tant que docteur de l’Église est reprise sur la voûte ; l’origine lombarde du cardinal a certainement été déterminante dans la préférence accordée au saint patron de Milan.
Masolino, dans cette scène applique le tout nouveau concept de perspective, découverte à Florence par les artistes du Quattrocento.
Au cours d’une campagne de restauration complétant une intervention exploratoire effectuée dans les années 1950, les fresques ont été détachées et certaines sinopie (dessins sous-jacents aux fresques) récupérées, donnant ainsi l’occasion aux chercheurs de revenir sur ce très célèbre cycle décoratif, qui constitue cependant une sorte de « tourment » pour la critique, tant il est difficile de déterminer avec précision les responsables de ses différentes parties (Masolino ou Masaccio).
La Crucifixion de San Clemente est à la fois une éminente synthèse de la révolution en cours dans l’art italien et un moment d’intense confrontation avec les nouveautés en provenance du monde flamand. Les seuls parallèles possibles sont certains éléments de la chapelle Brancacci, ou la Trinité véritable manifeste d’une époque nouvelle peinte à fresque sur le mur gauche de Santa Maria Novella. La fresque de la « Crucifixion » par son ampleur et ses angles de vue, introduit le spectateur dans un espace inédit (au moins pour Rome).
Une autre grande œuvre picturale du pontificat de Martin V est le Polyptyque de la Neige réalisé pour la basilique Sainte-Marie-Majeure. Le polyptyque, dont les fragments sont aujourd’hui dispersés entre trois musées, était à l’origine à double face. Ce n’était pas une innovation. Il existait un précédent particulièrement célèbre : le Polyptyque Stefaneschi destiné au maître-autel de la basilique Saint-Pierre (aujourd’hui à la Pinacoteca Vaticana), peint par Giotto et son atelier vers 1315-1320, à la demande du cardinal Jacopo Caetani Stefaneschi. L’une des faces du polyptyque de Sainte-Marie-Majeure donnait à voir une Assomption (Naples, Capodimonte), flanquée à gauche des Saints Pierre et Paul (Philadelphie, Museum of Art), à droite des Saints Libère (ou Grégoire) et Mathias (Londres, National Gallery) ; l’autre face présentait la Fondation de Sainte-Marie-Majeure (Naples), encadrée à gauche des Saints Jérôme et Jean-Baptiste (Londres), à droite des Saints Jean et Martin de Tours (Philadelphie). L’effet produit par le Polyptyque de la Neige était certainement majestueux. Mais il y a longtemps que les chercheurs sont d’accord pour lui associer le nom de Masolino da Panicale. Les deux peintres semblent résumer un moment crucial de l’évolution artistique le passage entre une culture gothique qui est alors à son zénith, encore bien visible dans la production de Masolino, et des temps nouveaux qui prennent corps dans les œuvres de Masaccio, où les figures s’imposent dans l’espace et traduisent en peinture le langage architectonique de Filippo Brunelleschi, tandis que le naturalisme est conjugué avec une haute tension morale. Masolino et Masaccio avaient déjà travaillé ensemble au moins une fois, dans les fresques de la chapelle Brancacci, à Santa Maria del Carmine, à Florence, considérées à juste titre comme un épisode majeur de la peinture italienne. Dans le Polyptyque de la Neige, on reconnaît facilement la main de Masolino dans de vastes zones. Il n’est pas exclu que Masaccio ait fait quelques suggestions portant sur les deux scènes principales et sur les Saints Pierre et Paul. Néanmoins, il est certain que la responsabilité dans l’exécution de tous les éléments de l’ouvre incombe à Masolino.
La scène de la Fondation renvoie à la légende de la construction de la basilique par le pape Libère là où, sur une colline de Rome, une chute de neige miraculeuse aurait eu lieu le 5 août 352 (en réalité, Sainte-Marie-Majeure revient à Sixte III, dont le nom est mentionné sur le grand arc du chœur).
Masaccio meurt à Rome en mai ou juin 1428, alors qu’il travaille aux fresques de l’église San Clemente (il n’a que 27 ans). La chronologie du peintre toscan, telle que nous la connaissons par les documents et les œuvres, suggère qu’il serait arrivé à Rome vers l’automne de 1427, ce qui correspond avec les dates de Masolino puisque nous savons que celui-ci séjourna longuement en Hongrie, de septembre 1425 à juillet 1427. Les fresques à San Clemente achevées, Masolino travaille encore un temps à Rome, puis il part pour la Lombardie où il réalise, une fois encore à la demande du cardinal Branda Castiglione, les délicates fresques de l’ensemble de Castiglione Olona. En 1430-1432, à la demande du cardinal Giordano Orsini, il peint le vaste et célèbre cycle des Hommes illustres dans le palais romain des Orsini à Montegiordano. La totalité de ce cycle a disparu dans un incendie vers la fin du Quattrocento, mais nous en connaissons des passages grâce aux dessins de plusieurs codex manuscrits conservés dans différents musées. Il y est fait aussi mention dans le traité d’architecture qu’Antonio Averlino, dit le Filarete, rédige en 1433 (Filarete s’inspirera de ce cycle pour réaliser la majestueuse porte en bronze de la basilique Saint-Pierre, insérée dans le portail central ; cette œuvre sculptée, une des plus importantes à Rome au Quattrocento, ne sera achevée qu’en 1445).
Le début des années 1430, sont marquées par le difficile pontificat d’Eugène IV (1431-1447), qui succède à Martin V. Une des dernières actions du pape Colonna est en effet de convoquer un concile qui se réunit à Bâle à partir de juillet 1431, quatre mois après l’élection du nouveau pontife. Très vite, de graves différends apparaissent entre le pape et les pères conciliaires. Eugène IV, qui ne désire rien tant que résoudre cette question, suspend le concile de Bâle par une bulle en date du 18 décembre 1431, et appelle les prélats à se réunir de nouveau en 1433, à Bologne. Or, non seulement le concile refuse de se plier à cette injonction mais il proclame, le 15 février 1432, sa supériorité, en tant qu’organe collégial, sur le pontife (la thèse dite « gallicane »). Une nouvelle fracture surgit donc au sein de l’Église. La venue à Rome de l’empereur Sigismond et son couronnement par le pape, le 31 mai 1433 semblent apaiser un temps une situation qui demeure cependant explosive et, de fait, en mai 1434, une violente rébellion éclate contre Eugène IV obligé de se réfugier à Florence. Le séjour forcé du pontife dans cette ville durera plus de neuf ans Eugène IV ne rentrera à Rome que le 28 septembre 1443. Dans l’intervalle, le concile, qui s’est déplacé à Ferrare puis justement à Florence, s’est achevé sur le décret d’union avec l’Église d’Orient. Une fois encore, l’absence du pape provoque un arrêt dans la production picturale romaine (la sculpture, en revanche, avait été revitalisée avant le départ d’Eugène IV par le séjour romain de Donatello en 1432-1433).
Après un premier séjour à Rome, Donatello, cette fois avec Michelozzo s’est rendu à la ville éternelle à la demande du pape Eugène IV. L’artiste réalisa ce tabernacle en s’inspirant de l’architecture romaine, notamment des arcs de triomphe, et de la sculpture antique. L’image de la Vierge au centre est attribuée à Lippo Memmi. Donatello réalisa aussi la pierre tombale Crivelli à la basilique Santa Maria in Aracœli. À son retour à Florence il exécuta son chef-d’œuvre, le « David » en bronze (Musée du Bargello).
Lorsque le pape Eugène IV rentre à Rome, il reprend à son compte le renouveau culturel et artistique inauguré par son prédécesseur et il décide de réaménager, d’une manière plus appropriée à l’usage de la curie, les différents édifices du Vatican où celle-ci s’installera bientôt définitivement. Eugène IV fait venir de Florence un artiste qui, à bien des égards, paraît le plus à même de tenir le rôle de peintre du pape: Fra Angelico, un frère dominicain de Fiesole, que le pontife a rencontré durant son exil en Toscane et dont il a admiré, entre autres, les magnifiques et évocatrices fresques peintes dans les cellules du couvent dominicain San Marco ». A la demande d’Eugène IV, Fra Angelico peint au Vatican des fresques (aujourd’hui disparues) dans la chapelle du Saint-Sacrement consacrée à saint Nicolas. Mais c’est pour le nouveau pape que Fra Angelico réalise une de ses œuvres les plus célèbres.
Fra Angelico et la chapelle de Nicolas V
A la mort d’Eugène IV, en 1447, le cardinal Tommaso Parentucelli, un humaniste cultivé, accède au trône pontifical sous le nom de Nicolas V. Ce pontificat, qui durera jusqu’en 1455, sera déterminant dans l’histoire de la ville. Nicolas V lance en effet un ambitieux programme de rénovation urbaine dont la première étape importante coïncide avec l’Année sainte 1450, dans laquelle on voit la pacification définitive de l’Église et la confirmation non moins décisive de la suprématie du pape. Ce programme intéresse les principaux lieux de Rome : la colline du Vatican, où le palais apostolique, devenu la résidence permanente du pontife, est rénové et les prémisses de la « nouvelle » basilique Saint-Pierre sont jetées, et la colline du Capitole sur laquelle on édifie le palais des Conservateurs (remanié dans la seconde moitié du Cinquecento). On débat encore du rôle que joua, dans la définition de ce programme très élaboré, Leon Battista Alberti, qui passa une bonne partie de sa vie à Rome. Une des premières exigences du pontife, dans sa résidence vaticane, est la création d’une chapelle privée, dite « parva » ou « sécréta » dans les documents de l’époque, puis Niccolina ou de Nicolas V. Cette chapelle est logée entre le troisième et le quatrième niveau de la tour d’Innocent III, édifiée au XIIIe siècle, et sa décoration est confiée à Fra Angelico.
Cette scène représente le pape Sixte II (sous les traits de Nicolas V) qu’offre ses dons au diacre agenouillé, avec l’aide de quelques collaborateurs. Ces personnages se trouvent dans une cour à l’écart, loin des regards indiscrets des deux soldats vus de dos. L’artiste s’attarde à la description des vêtements, des objets et des architectures d’inspiration classique. Le spectateur voit les appartements privés du pape à travers le cloître désert dans le fond.
Une perspective artificielle et spectaculaire domine cet épisode. Le saint symbolise ici la générosité de l’Église qui dispense les dons de la grâce divine à la communauté chrétienne. Le saint se trouve au centre de la composition, devant l’élégant portail d’une basilique dont on peut voir la nef. Il distribue l’aumône, fruit des dons qu’il vient de recevoir du pape. Autour de lui, des mendiants, des pauvres et des invalides attendent leur tour avec dignité. Les rehauts d’or du vêtement raffiné du saint diacre contrastent avec les tenues modestes de pauvres. Toutefois, par rapport aux malheureux représentés par Masaccio dans la chapelle Brancacci vingt ans auparavant, les mendiants de Fra Angelico font preuve d’une dignité et d’une résignation irréelles, presque féeriques.
De dimensions modestes, la chapelle de Nicolas V est entièrement décorée, excepté le mur de l’autel, avec des scènes de la Vie de saint Étienne dans les grandes lunettes du registre supérieur, et de la Vie de saint Laurent dans les cadres du registre inférieur. Sur les quatre pendentifs de la voûte nervurée figurent les Évangélistes sur un fond étoilé et, dans les deux grands arcs au-dessus de l’entrée et de l’autel, huit Docteurs de l’Église (Léon le Grand, Jean Chrysostome, Grégoire le Grand, Athanase, Ambroise, Thomas d’Aquin, Augustin et Bonaventure), dont les figures isolées sont inscrites dans d’élégants édicules gothiques avec de beaux drapés en damas. La signification du programme est évidente. Les fresques reprennent des passages fondamentaux de l’histoire du christianisme, des auteurs des Évangiles aux deux protomartyrs et aux plus illustres théologiens. Il faut souligner un détail qui est loin d’être insignifiant: les plus traditionnels docteurs d’Occident et d’Orient sont accompagnés de deux saints « modernes » appartenant aux ordres mendiants, le dominicain Thomas d’Aquin et le franciscain Bonaventure. Commencée en 1448, la décoration de la chapelle est achevée au cours de la même année. Dans cette entreprise, Fra Angelico a pour collaborateur le Florentin Benozzo Gozzoli (auteur entre autres des fresques le Cortège de Mages à Florence), avec lequel il avait déjà travaillé aux fresques du couvent San Marco, aussi à Florence, et dans la chapelle San Brizio, à Orvieto ; la présence à Rome de Benozzo est documentée dès mai 1447.
Toutes les images sont empreintes de solennité, mais celle-ci est adoucie par des notations qui renvoient à la vie quotidienne. Ainsi, dans cette scène, saint Etienne, devant les hommes qui se tiennent debout près des palais évoquant la Florence du Quattrocento. Une mère, assise par terre avec d’autres femmes voilées, retient son fils par la main.
Ces fresques attestent non seulement que Fra Angelico a entièrement assimilé la leçon de Masaccio mais qu’il est aussi en mesure de la combiner d’une manière harmonieuse avec ce que l’art antique lui a suggéré lors de son séjour romain. Du reste, on trouve des citations précises, comme l’Aigle dans une couronne de chêne, littéralement repris d’une frise de la basilique des Saints-Apôtres, dont on connaît un dessin de Benozzo (aujourd’hui à Stockholm, Nationalmuseum). Le message est clair dès lors que la culture contemporaine réintègre l’antique, toute fracture entre le monde classique et le monde chrétien disparaît. Ce phénomène a pour protagoniste l’Église, institution marquante dans l’histoire du Salut et référence inéluctable (« hors de l’Église point de salut »). La vie d’Étienne et de Laurent est rythmée par l’ordination religieuse, par les prédications publiques et les disputes théologiques, par l’amour des pauvres et l’énoncé d’une foi qui mène au martyre; le christianisme des origines est proposé comme un modèle indépassable, à la lumière de la révélation des Évangiles et des réflexions des principaux théologiens. Le pape humaniste (Nicolas V), ses doctes conseillers et un peintre dominicain cultivé établissent, dans la chapelle privée du vicaire du Christ, les nouveaux canons de l’art religieux et, parce que cet art est inséré dans le débat culturel le plus avancé, il est en mesure d’absorber d’une manière achevée les plus hauts résultats de la recherche picturale.
La résidence du pontife commence à devenir le principal point de référence, le modèle des choix iconographiques. Au cours des années 1449-1450, Fra Angelico décore aussi à fresque le cabinet de travail du pontife, contigu à la chapelle. Ces fresques ont malheureusement été détruites au début du Cinquecento, sous le pontificat de Jules II. En cette même année 1449, Benozzo Gozzoli réalise pour Santa Maria sopra Minerva une Vierge à l’Enfant peinte sur soie et ornée d’éléments en or (aujourd’hui collée sur bois), qui était clairement à l’origine une bannière de procession ; la définition de l’espace, limité par quatre colonnes et une balustrade, est moderne, mais la pose de la Vierge et de l’Enfant demeure frontale, hiératique.
Cet étendard peint sur soie, à présent restauré, existe toujours dans l’église Santa Maria Sopra Minerva, ce qui l’a rendu lisible et a confirmé son attribution. La Vierge apparaît derrière la balustrade de l’élégant tabernacle de forme gothique, regarde avec tendresse le Sauveur, qui n’a pas l’aspect d’un enfant, avec son vêtement solennel, mais il semble un adulte en miniature. L’Enfant représenté comme Sauveur du Monde, tient le globe terrestre dans sa main, sur lequel sont écrits les noms des continents connus à ce moment-là, « ASIA, EVROPIA et AFRICA ».