Splendeur et décadence de la Sérénissime
Venise au XVIIIe siècle connaît un âge d’or paradoxal : appauvrie par le déplacement des routes commerciales, affaiblie par l’érosion de ses territoires, à sa décadence politique s’oppose une exceptionnelle floraison littéraire, musicale, théâtrale et artistique : pendant quelques décennies la Sérénissime devient une capitale de la culture européenne, qui impose ses modèles à tout le continent. Venise reste cependant l’un des principaux objectifs du Grand Tour : sa production artistique (outre la peinture, le verre, les tissus, les dentelles, les meubles et ainsi de suite) est considérée comme synonyme de raffinement, d’élégance, de richesse. Jusqu’en 1770, avant que le goût classique ne s’impose, Venise dispute à Paris la palme de capitale du goût de l’aristocratie et de principal marché de l’art et du collectionnisme. La clé de l’exceptionnel succès du « style vénitien » dans les cours d’Europe tient à la récupération des modèles les plus fastueux et les plus grandioses du XVIe siècle (notamment Titien et Véronèse), renouant ainsi avec une tradition qui avait connu des phases de repli pendant le XVIIe siècle. L’école vénitienne offre des artistes d’exception dans tous les secteurs de la peinture : Ricci, Piazzetta et Tiepolo sont les maîtres de la grande décoration sacrée et profane ; Canaletto, Bellotto et Guardi réalisent d’incomparables chefs-d’œuvre du védutisme ; Pietro Longhi et Giandomenico Tiepolo illustrent la satire sociale ; la portraitiste Rosalba Carriera, spécialiste de la technique du pastel est acclamée dans toute l’Europe. Quatre ans après la mort de Francesco Guardi, Venise tombe entre les mains de Napoléon et une époque glorieuse, qui a vu la peinture vénitienne atteindre des sommets incomparables, prend définitivement fin.
Selon la tradition, Neptune, dieu de la mer, est figuré sous les traits d’un vieillard portant chevelure et barbe longue. Le personnage derrière Neptune tient le trident de celui-ci, l’un de ses attributs iconographiques. La figure allégorique de Venise, reine de la mer, est revêtue du manteau d’hermine porté habituellement par le doge, qui occupe la plus haute charge de la République Sérénissime. La présence du lion permet d’identifier dans la figure féminine une personnification de la République de Venise.
Cette composition lumineuse dont le maître a laissé plusieurs versions, est une remarquable synthèse de la peinture du XVIIIe siècle. Le sujet biblique est uniquement prétexte à une scène profane entièrement organisée autour du nu lumineux de la splendide jeune fille que veille un petit groupe de servantes.
On a pu dire que Venise « est une survivante dans l’Europe du XVIIIe siècle, d’une émouvante splendeur ou d’une ridicule intolérance, selon qu’on la regarde en poète ou en philosophe » (Michel Levey)
Dans le couvent de San Zaccaria prenaient le voile les descendantes de la noblesse vénitienne. Parfois le libertinage chez les religieuses était courant, si bien qu’elles pouvaient recevoir toute personne qu’elles désiraient dans l’enceinte du couvent. Dans le parloir, il y a un théâtre de marionnettes pour distraire les enfants en visite avec ses parents.
La patrie de Vivaldi et de Casanova est devenue la capitale européenne des fêtes, où l’effervescence du carnaval, l’ironie des masques, l’attrait pour le jeu et la galanterie s’expriment sur une scène d’opéra au quotidien. En pleine décadence politique et morale, riche mais repliée sur elle, la ville des doges s’alanguit dans le plaisir, à l’ombre d’une Inquisition hostile aux idées des Lumières.
Cette scène s’inspire du théâtre de Carlo Goldoni, où apparaissent les personnages de la Commedia dell’arte, Pantalone et Colombina, accompagnés par d’autres masques habillés avec une élégance affectée qui dansent dans le jardin d’une villa. Il s’agit d’une scène de genre située dans l’atmosphère du Carnaval, l’événement qui fit de Venise le lieu d’arrêt obligatoire pour les voyageurs européens du XVIIIe siècle. Ici, Tiepolo prend comme prétexte le Carnaval pour décrire les personnes et l’ambiance qui les entourent : une société qui cache sa décadence et se réfugie sous les apparences, amusements et passe-temps éphémères.
Giambattista Tiepolo
Giambattista Tiepolo (Venise 1696- Madrid 1770) est célèbre par les fresques des palais et des Cours princières, mais on le considère surtout comme un peintre changeant, capable de travailler dans des domaines très différents et de s’adapter aux sujets, aux techniques et aux dimensions les plus diverses. Attiré par les œuvres de Piazzetta et de Sebastiano Ricci, il abandonne les « ténèbres » baroques pour s’ouvrir à des scènes solaires, inspirées par la redécouverte de la Renaissance vénitienne. Tiepolo est surtout renommé pour ses fresques gigantesques. Au XVIIIe siècle, dans toute l’Europe, on s’adressait volontiers aux artistes italiens pour la décoration intérieure de palais ou autres édifices. L’Italie gardait depuis des siècles une tradition picturale de peinture à fresque et les meilleurs peintres avaient utilisé cette technique. Tiepolo obtient son premier succès avec la décoration de la galerie du palais de l’archevêque d’Udine (1726) véritable explosion de lumière joyeuse. Dès lors, les commandes privées, ou publiques, se succèdent.
Le cycle de l’archevêché d’Udine représentant les « Histoires bibliques » et la « Chute des anges rebelles » est le chef-d’œuvre de la jeunesse de Tiepolo. Au soudain éclaircissement des couleurs dans des gammes tendres et lumineuses, correspond une liberté et une aisance plus grande dans la composition spatiale et dans l’interprétation iconographique des scènes représentées.
Suivant l’exemple de Sebastiano Ricci, Tiepolo se tourna progressivement vers l’étude des grandes toiles et des fresques de Véronèse, en représentant la complexité harmonieuse de la composition et l’intensité lumineuse de la gamme chromatique. Cette manière est particulièrement évidente dans les fresques milanaises de 1731. Ces œuvres sont pleines de fantaisie et de joie, où s’allient la référence stylistique à Véronèse et des emprunts conscients à la scénographie théâtrale. Tiepolo utilise souvent des collaborateurs scénographes comme Mengozzi Colonna. Dans la salle de bal du palais Labia de Venise (1746-47), les architectures peintes de ce dernier enserrent les deux grandes scènes qui se font face : la Rencontre d’Antoine et Cléopâtre et le Festin de Cléopâtre. Ces scènes de faste et de gloire – une reine orientale séduisant un conquérant romain – ont été vues comme autant d’allusions à la propriétaire, voir à Venise même. La virtuosité de metteur en scène s’appuie ici sur des harmonies plus froides.
La toile est une commande du grand connaisseur Francesco Algarotti pour le comte Brühl, personnage important de la Cour de Saxe : le palais que l’on voit dans le fond est la résidence du comte, à Dresde, sur les bords de l’Elbe. Le portique corinthien d’inspiration palladienne, rappelle le décor des dîners de Véronèse et confirme la référence à l’art italien de la Renaissance. Les couleurs radieuses, les lumières diffuses, la théâtralité des costumes et des gestes, les savoureux épisodes « mineurs » qui enrichissent la scène justifient la renommée de Tiepolo comme principal maître de la grande décoration rococo en Europe.
La toile fait partie d’un cycle de quatre tableaux consacré à l’épisode amoureux de la Jérusalem Délivrée du Tasse, une page de la littérature italienne chère à Tiepolo, qui l’a illustré à plusieurs reprises, mêlant séduction et nostalgie, magie et abandon amoureux dans un environnement d’une émouvante beauté.
Parvenu au sommet de sa gloire, Tiepolo va produire des œuvres plus surprenantes encore et d’une imagination débridée. Dans ses grandes peintures vénitiennes de la Scuola del Carmine et du Palazzo Labia, il laisse libre cours à sa créativité et à son goût pour l’allégorie. En 1750 il s’installe à Würzburg : les fresques de la Residenz sont le sommet absolu du rococo européen et, par là même, annoncent le début de la crise. En 1762, accompagné de plusieurs collaborateurs, dont son fils Giandomenico, il part pour Madrid où il réalise les fresques de plusieurs appartements du Palais Royal, et de la salle du trône. Mais le goût classique qui s’impose et la peinture innovatrice et puissante de Goya va « démoder » l’imagination déformante de Tiepolo. Le grand peintre meurt à Madrid presque oublié.
Dans les fresques du plafond de la salle Impériale de la Residenz, les teintes sont éclaircies jusqu’aux parties les plus ombrées ; elles donnent ainsi à l’événement une fastueuse somptuosité. Le sujet des peintures est puisé dans l’histoire de l’épiscopat. L’empereur Frédéric Barberousse avait épousé, en 1156, Béatrice de Bourgogne. Or c’est vers la même époque que l’évêque Herold de Wurtzbourg reçut en fief le duché de Franconie.
Cette grande toile date de la période où l’artiste a travaillé à Würzburg. Le sujet est tiré des Métamorphoses d’Ovide et concerne l’issue fatale de l’amour du dieu Apollon pour Jacinthe. Selon le conte classique, Apollon, fasciné par sa beauté, tomba sous le charme du prince de Sparte, Jacinthe. Mais il n’était pas le seul à s’en être épris. Ainsi, alors qu’Apollon enseignait au jeune garçon l’art de lancer le disque, Zéphyr (le Vent d’ouest), jaloux, fit dévier l’objet qui vint frapper Jacinthe à la tête et le tua sur le coup. Du sang qui coulait de la blessure, Apollon fit naître une fleur, peinte par Tiepolo dans un bouquet magnifique dans le coin droit de la toile.
Mais Tiepolo propose une interprétation assez libre à l’égard de l’objet qui a tué Jacinthe, qui semble être ici l’une des balles de tennis situées à côté d’une raquette. Une troisième balle, ce qui, en juger par la position de ses doigts, Jacinthe tenait juste avant l’accident, a roulé à travers le carrelage pour finir sur la gauche de la composition. De plus, nous voyons le cadre d’un filet derrière le groupe de spectateurs entassés sur la gauche. Cette licence à l’égard de l’histoire provient de la traduction d’Ovide de 1561 par Giovanni Andrea dell’Anguillara qui avait remplacé le disque par une balle de tennis. Le sens subtil de l’ironie qui caractérisent les compositions de Tiepolo s’exprime ici avec la figure semi-nue d’un Jacinthe allongé sur le sol, l’ecchymose sur la joue indiquant sa blessure et le regard angoissé d’Apollon.
Giandomenico Tiepolo
Giandomenico Tiepolo (Venise 1727-1804 accompagna son père Giambattista à Madrid et rentra en Italie après sa mort. Longtemps engoncé dans les traditions picturales de la famille, Domenico finir pour imposer sa manière personnelle et fit exploser toute sa fantaisie dans l’art d’ornementation de villas, développant une personnalité propre, se dirigeant vers la caricature et le grotesque. Il atteint son sommet avec les scènes de la villa de Zianigo (1791-93), une maison de campagne acquise par son père, Giambattista. Les fresques ont été démontées en 1906, peu avant la destruction de la villa, et sont exposées depuis 1936 à la Ca’ Rezzonico. Le regard est d’abord accroché par un groupe de clowns (« Pulcinelle », ou polichinelles) traditionnellement vêtus de blanc. Il se dégage une image ironique, sinon satirique et critique de la société de l’époque. C’est comme des rapaces, des goinfres et des fainéants que l’artiste représente les personnages caractéristiques de la Commedia, s’écartant ainsi des thèmes habituels de la décoration de villas. Dans les scènes ludiques et singulières de Polichinelle ou dans la représentation cruelle de l’aristocratie en villégiature, Giandomenico développa une satire très amère où prennent forme les esprits « bourgeois », anticipant ainsi Goya et Daumier.
Un groupe de spectateurs attend son tour pour regarder par l’œil d’une lanterne magique, une sorte de « cosmogramme » qui laisse entrevoir des figures et des scènes de pays lointains et exotiques. Le paysage métaphysique du fond du tableau contribue certainement à l’expectation.
Tous les personnages sont présentés de dos, dans une composition extrêmement originale qui donne au spectateur la possibilité de s’identifier. Cette scène appartient au cycle de fresques peintes dans la maison familiale des Tiepolo, la villa Zianigo, près de Mestre. Comme dans le cas de la « Quinta del Sordo » de Goya, il s’agit d’une des rares décorations conservées, réalisées par un peintre du passé, pour son usage personnel.
Polichinelle et la balançoire, 1793-1797, fresque, Giandomenico Tiepolo (Venise, Ca’ Rezzonico). Dans cette scène cocasse, les drôleries des figures se teintent d’amertume. Tous vêtus de blanc, les Pulcinella se déplacent comme dans une scène de théâtre. Ironique et mélancolique à la fois, la figure de Pulcinella est le masque le plus populaire de la Commedia dell’arte.
Pietro Longhi
À Venise, Pietro Longhi (1702-1785) s’est fait une spécialité de décrire, non sans ironie, les mœurs de sa cité, dans de petits tableaux fins et lumineux, peut-être influencés par des gravures d’après Watteau ou Boucher. Après ses débuts un peu médiocres comme peintre de scènes mythologiques et historiques, un voyage à Bologne et le contact avec les œuvres de Giuseppe Maria Crespi favorisèrent la conversion définitive de l’artiste qui, une fois la « grande maniera » abandonnée, selon le témoignage de son fils Alessandro : « changea d’idée et, comme il avait un esprit brillant et original, se mit à peindre des réceptions civiles, c’est-à-dire des conversations avec des jeux d’amour, de jalousie qui, tirés tout à fait du naturel, firent sensation ». Des scènes de genre, de caractère rustique et paysan, souvent inspirées par les exemples flamands et hollandais, Longhi ne tarda pas à passer à ses scènes de vie vénitienne, toujours saisies avec un sens de l’observation très poussée et avec une ironie subtile et aimable, dans les palais patriciens comme dans les habitations bourgeoises et sur les petites places de Venise.
Peint avec une certaine ingénuité, le tableau est accompagné d’une inscription précise (Cartel « Vero Ritratto di un Rinoceronte) qui commémore l’épisode de la célèbre exposition de cet animal exotique, devenu une attraction de renommée européenne. En plus de la masse brute du rhinocéros, l’image de Longhi nous restitue l’atmosphère du public curieux qui venait voir ces phénomènes de foire.
Pietro Longhi qui à mieux que tout autre rendu fidèlement la vie dans la Venise du XVIIIe siècle, ici, il dépeint une dame élégante en train de se faire coiffer sous le portrait de Carlo Ruzzini, qui fut doge de Venise de 1723 à 1735. Peut-être appartient-elle à la famille de cet éminent personnage ? Une petite table recouverte d’une fine étoffe blanche porte les objets nécessaires à sa toilette : un précieux poudrier de porcelaine, des houppettes à poudre de riz, des peignes et un miroir derrière lequel a été repoussée une autre pièce de tissu – nappe ou vêtement, on ne sait. Seul le coiffeur regarde le spectateur. Une nourrice aux joues rouges et à la chevelure non poudrée amène un bambin dans ses bras, pendant que la maîtresse de maison se fait coiffer, sans doute en vue d’une fête ou d’un événement semblable, comme le suggère le riche manteau rouge bordé d’hermine qu’elle porte.
Le fils de Pietro, Alessandro Longhi (1733-1813 s’imposa tout jeune comme portraitiste de cour capable de saisir avec brio et naturel les caractères physiques et psychologiques des personnages représentés. Même si on peut relever une certaine rigidité dans les œuvres tardives, ses portraits furent célèbres par la force de leur personnalité et par la finesse de la touche.
Les figures allégoriques du fond comme la Justice avec sa balance à la main, font référence aux vertus de la famille Pisani. Paolina Gambara, l’épouse, est entourée par quatre de ses enfants et par son époux Luigi, procurateur, qui apparaît à côté de son père, le doge Alvise Pisani. Les deux hommes à droite s’agiraient des frères de Luigi ; le personnage qui offre des sucreries aux enfants serait l’abbé Giovanni Gregoretti. Cette œuvre de jeunesse d’Alessandro Longhi démontre son grand talent pour la représentation physique et psychologique des personnages.
Rosalba Carriera
La vénitienne Rosalba Carriera (1675-1757 fut élève de Diamantini et d’Antonio Balestra. Elle se consacra initialement à la miniature, mais s’affirma très vite (avec le soutien du grand collectionneur Joseph Smith consul britannique à Venise) comme une portraitiste à la mode auprès de l’aristocratie vénitienne, et surtout auprès des étrangers illustres en visite à Venise. Dans ses portraits au pastel, incomparables par la finesse de la touche et par la délicatesse des passages et des nuances, elle interpréta les idéaux de grâce et d’élégance de la société mondaine de son époque, jouissant d’un énorme succès auprès des cours d’Europe et y diffusant, en même temps que Ricci, Amigoni, Pellegrini, un goût international et la nouvelle figure, typique du XVIIIe siècle, de « vertueuse » du pinceau. Invité à Paris (1720), à Modène (1723), à Vienne (1730), elle fut contrainte à recourir à l’aide d’apprentis et d’organiser un véritable atelier pour faire face aux demandes des illustres commanditaires.
Avec ses pastels, le peintre explore les plus belles nuances des caractères de ses modèles. Dans ce portrait, l’artiste rend la fraîche innocence du jeune garçon de la famille le Blond.
Pendant son séjour à Paris, Rosalba a connu plusieurs peintres, entre eux, Coypel, et Watteau (réalisant ce portrait), Detroy et Largillière, qui ont influencé son style, l’orientant vers le rococo français de goût international.