Francesco Hayez : comme au théâtre
Les relations entre Francesco Hayez (Venise 1791-Milan 1882) et le monde du théâtre furent articulées et complexes, alimentées par une même culture historique et littéraire, fondées sur la fréquentation de milieux culturels dans le Milan du Risorgimento (l’unification italienne). Umberto Eco considérait le caractère « théâtral » de l’œuvre de Hayez comme l’élément le plus caractéristique d’une peinture qui naît « en tant que commentaire à la littérature au au théâtre » et offre « des occasions pour revivre des émotions esthétiques éprouvées au théâtre »comme celles approuvées dans les pièces de Skakespeare peintes par Délacroix, Füssli et autres artistes du XVIIIe et XIXe siècles. La correspondance entre les deux langages est, en effet, particulièrement évidente : ancrée à des idéaux profondément apparentés, elle se réalise dans la coïncidence des thèmes et des modes de représentation, les codes d’expression pouvant aisément être transférés de l’un à l’autre, comme c’est le cas en particulier des grands drames collectifs, destinés à devenir les chefs-d’œuvre de la peinture civile italienne et du mélodrame romantique.
Le langage du peintre se définit progressivement avec la mise au point d’une peinture qui retrace les étapes de l’histoire d’Italie pour se faire le porte-parole des idéaux de la nation en lutte pour la liberté et l’unité. Le tournant dans la carrière de Francesco Hayez, formé en milieu néoclassique, est scellé par le succès d’œuvres telles que Pietro Rossi (1818-1820) et Il conte di Carmagnola (1820-1821), dérivées de la tragédie éponyme de Manzoni. Le tableau, perdu lors d’un bombardement, fut exposé à la Brera de Milan en 1821, valant à l’auteur non seulement l’estime de Manzoni lui-même, mais aussi la sympathie d’un public prêt à y reconnaître une référence claire à l’actualité dramatique des événements politiques italiens. Le premier tableau Pietro Rossi appelé à commander l’armée vénitienne représente un moment émouvant de la vie d’un condottiero au service de la république de Venise au début du XVe siècle, dont la force dramatique provient du conflit entre le devoir et l’amour pour la famille, cette dernière le pressant de renoncer au départ à la guerre. Pietro Rossi, représenté en armure au centre de la toile accueille les paroles du jeune émissaire vénitien debout sur sa gauche, tandis qu’il est entouré des femmes de sa maisonnée dont la pantomime théâtrale a retenu tous les soins du peintre. L’œuvre est marquée par son architecture médiévale, en vogue pour leur charme pittoresque, alors que les costumes des personnages sont inspirés par les peintres de la première Renaissance vénitienne, tels Mantegna, Giovanni Bellini, Carpaccio, Cima da Conegliano et Giorgione. Loin des portraits idéalisés des peintres néoclassiques, Hayez donne aux personnages les visages de ses contemporains, choisis parmi ses amis ou les personnalités milanaises de l’époque.
Le tableau Pietro Rossi appelé à commander l’armée vénitienne fut le premier que le jeune Francesco Hayez, arrivé de Venise, présenta à l’exposition annuelle de l’Accademia di Brera de Milan en 1820. À Milan, l’œuvre tombe à point nommé en pleine querelle opposant les classiques et les romantiques. Hayez fait triompher la cause de ces derniers par le choix d’un sujet historique « moderne » en costume d’époque. En revanche, par le choix de son sujet exaltant un certain patriotisme et la révolte contre la tyrannie, l’œuvre fur remarquée par les cercles révolutionnaires et patriotiques milanais, les carbonari, à la veille du grand soulèvement de mars 1821 auquel le marquis Giorgio Pallavicini Trivulzio, le premier propriétaire du tableau, il fut activement mêlé.
La Conjuration des Lampugnani est un autre exemple significatif parmi les chefs-d’œuvre du romantisme historique. Réalisée en 1826 cette œuvre figure la conjuration ourdie par trois jeunes Milanais contre le tyran Galeazzo Maria Sforza, poignardé pendant qu’il assistait à une cérémonie dans l’église Santo Stefano, le 27 décembre 1476. L’impact émotionnel suscité par l’allusion aux mouvements insurrectionnels des carbonari évoqués par la tableau est accentué par la transcription « théâtrale » de l’événement, et par l’éclairage qui met en relief la tragédie sur le point de s’accomplir, tandis que le tyran s’approche depuis l’arrière-plan, dans l’obscurité de l’église.
Des grands chef-d’œuvre de la peinture civile tels Pierre l’Ermite, sur le thème des croisades repris par la suite parallèlement a l’œuvre de Giuseppe Verdi ou Les habitants de Parga quittant leur patrie (18216-1831), mettant en scène des drames collectifs, populaires, où l’orchestration attentive de la composition met en valeur l’expression des actions et des sentiments sur un fond de paysages aux tons transparents et froids, constituant de véritables décors. Francesco Hayez donne aux personnages, une fois de plus, les visages de ses contemporains. Comme au théâtre, cet artifice permet au public de s’identifier avec les événements du passé ; avec ces deux œuvres, Hayez s’affirme comme le chef de file de la nouvelle peinture romantique.
Hayez : La littérature et les arts figuratifs
Francesco Hayez puise dans sa bibliothèque pour le choix et la pertinence des solutions iconographiques, gardant néanmoins une certaine liberté dans la volonté d’actualiser les scènes avec les portraits de protagonistes de la vie milanaise contemporaine. Cet artifice rend ses tableaux très captivants dans une atmosphère proche du mélodrame, dont Milan est alors la capitale de l’Europe. L’artiste est d’ailleurs un familier du théâtre de la Scala et son conseiller pour les mises en scène. Ses tableaux postérieurs, tels Les Deux Foscari, Les Vêpres Siciliennes, Les Lombards à la première croisade, anticipent par leur sujet les opéras de Giuseppe Verdi. Hayez se mesura à plusieurs reprises à l’épisode du doge vénitien : la première version du tableau, intitulé L’ultimo abboccamento di Jacopo Foscari con la propria famiglia prima di partire per l’esilio cui era stato condannato (La dernière entrevue de Jacopo Foscari avec sa famille avant son départ pour l’exil auquel il avait été condamné), fut commanditée en 1838 par l’empereur Ferdinand Ier d’Autriche et présentée à Brera en 1840. L’épisode du doge condamnant son fils à l’exil fut ensuite repris en 1852, dans une nouvelle version commanditée par son ami, le poète Andrea Maffei. L’histoire du tableau, dans ses différentes versions, croise l’élaboration de la part de Verdi, du mélodrame homonyme, également inspiré de la tragédie de Byron (1821), dans un échange étroit d’influences et de suggestions réciproques.
Le célèbre tableau Les Derniers Moments du doge Marin Faliero, peint en 1867, il s’inspire de l’histoire du doge condamné par haute trahison, évoqué également par Byron en 1821. Dans son ultime peinture d’histoire, Hayez utilise l’escalier d’honneur du palais ducal comme centre de la composition, véritable dispositif « scénique » qui concentre toute l’attention sur la figure du protagoniste, sous les traits duquel le peintre se représente, attribuant par là a ce tableau la valeur de testament artistique.
Francesco Hayez semble ainsi incarner les passions des protagonistes de l’histoire moderne de l’Italie, entre la fin du Moyen Âge et la Renaissance, comme le suggère la chef de file de la critique romantique, Defendente Sacchi, dans une série d’essais. Affirmant que la littérature et les arts figuratifs doivent être animés par une « passion civile », Sacchi célèbre Hayez comme l’interprète majeur de cette tendance spécifiquement romantique en ces termes : « Il a touché la véritable peinture d’histoire dans diverses toiles où il expose l’infortune du comte de Carmagnole, en prison ou en écoutant sa sentence de mort, ou encore faisant ses adieux à sa famille en pleurs. Dans ces scènes, il n’exprime pas seulement la richesse des sentiments familiaux et amicaux, la pénitence des ennemis, ou la dignité du généreux capitaine, mais aussi le caractère équivoque et fier des nobles vénitiens ». Si avec Pierre l’Ermite l’artiste met en scène l’enthousiasme d’hommes missionnaires d’une autre époque, dans des œuvres telles que La Conjuration de Fiesque et Les Vêpres Siciliennes, il capte à la fois la fierté des Génois et l’indignation vengeresse des Siciliens face à l’impudente audace des étrangers. De tels caractères se retrouvent aussi dans un épisode tiré du Tasse et dans La mort de Marie Stuart.
Tragédie et théâtre romantique
À côté des grands chefs-d’œuvre de la peinture civile, apparaît particulièrement significative, dans l’analyse des rapports entre la peinture de Francesco Hayez et le mélodrame, une série de tableaux à sujet narratif populaire, promise à une grande fortune auprès du public contemporain, où Hayez peint des thèmes communs à la littérature et au théâtre romantique. En plus des œuvres célèbres telles Le dernier baiser de Romeo à Juliette (1823), Imelda de Lambertazzi (1853), ou les cinq tableaux consacrés à l’histoire de Marie Stuart reine d’Écosse, appartient également à cette série Caterina Cornaro recevant la nouvelle de sa destitution comme reine de Chypre, présenté à Brera en 1842. L’histoire de la reine de Chypre déchue et reléguée dans le château d’Asolo, inspirée de la tragédie de Scribe, eut un grand succès sur scène et fut mise en musique par Fromental Halévy, Donizetti et Pacini et représentée pour la première fois à Naples au théâtre San Carlo le 12 janvier 1944. La proximité des deux langages est soulignée par l’approche théâtrale adoptée par Hayez dans les poses, le cadrage et l’éclairage, qui met en évidence « avec la violence d’un projecteur » la figure de la protagoniste et la description de l’habit, en laissant le visage dans la pénombre.
Le lien avec le théâtre, loin de se défaire, continue de caractérisé l’œuvre de Francesco Hayez de manière incontournable ; transposé sur le plan d’une narration plus intime, il prend la rythme d’une romance passionné. C’est en effet une romance, composée par son ami Andrea Maffei, qui accompagne la réalisation de Il Consiglio alla vendetta (Le Conseil à la vengeance) évoquant le thème de la vengeance par amour. Le tableau représente la délatrice Rachel, dissimulée sous un loup noir, alors qu’elle suggère à Maria de dénoncer son amant. À l’arrière-plan, le décor représentant Venise.
La suite du récit Le Conseil à la vengeance est Accusa segreta (Accusation secrète) (1847-1848), qui représente la jeune vénitienne en train de déposer sa lettre de dénonciation dans la gueule du lion. Transposée d’un scénario de grandes tragédies civiles sur la toile de fond d’un drame amoureux, Venise, saisie dans la lumière froide et transparente du matin, continue à vivre dans l’œuvre de Hayez (et ensuite dans la culture imaginaire du décadentisme) comme le lieu idéale d’une image qui confie son pouvoir de fascination à une théâtralité subtile et ambiguë.
Hayez, le peintre des baisers
En 1823, Francesco Hayez a présenté deux tableaux liés à l’histoire de Juliette et Roméo lors de l’exposition annuelle de Brera : Le mariage de Roméo et Juliette et Le dernier baiser de Roméo et Juliette, les deux tableaux commandés par des collectionneurs célèbres ont connu un succès remarquable, comme en témoignent les critiques enthousiastes parues dans les journaux locaux ainsi que le grand nombre de reproductions (en particulier pour Le dernier baiser) exécutées sur différents supports, y compris des gravures, des enluminures et des camées. Hayez s’est inspiré à la fois de la célèbre pièce de Shakespeare et de la Novella novamente ritrovata di due nobili amanti (vers 1531) de Luigi Da Porto, qui contenait l’histoire de Roméo et Juliette et avait elle-même inspiré la reprise, peut-être plus connue, de Shakespeare. Les deux tableaux marquent un tournant, affirmant la montée en puissance d’un nouveau goût romantique qui privilégie les sujets tirés des événements et des légendes du Moyen Âge et de la Renaissance. Ces thèmes nouvellement à la mode remplacent les sujets tirés de l’antiquité classique qui avaient dominé l’imagination de la période néoclassique immédiatement précédente.
Francesco Hayez revint plusieurs fois à l’histoire de Juliette et Roméo dans les années 1820 et 1830 : au moins cinq autres versions du Dernier Baiser et deux autres versions du Mariage sont répertoriées. En outre, Hayez a choisi de représenter un moment moins connu de l’histoire des amants racontée dans le roman de Da Porto : le moment où Juliette fait ses adieux à sa nourrice avec un dernier baiser, juste avant de boire l’élixir fatal qui met fin à sa jeune vie. La relation entre ce tableau et Le dernier baiser est évidente dans le fait que Hayez a utilisé le même modèle, Carolina Zucchi, la maîtresse de longue date de l’artiste, pour le personnage de Juliette. Hayez a choisi de la représenter avec un grand naturalisme et un certain degré de sensualité, s’éloignant encore une fois du classicisme froid qui prédominait à l’époque précédant la sienne. Deux versions de ce sujet sont connues. La première a été publiée dans la monographie de Giorgio Nicodemi en 1962, mais c’est Ferdinando Mazzocca qui a reconnu le sujet dans son catalogue raisonné. En 2002, Mazzoca avait découvert cette œuvre dans une collection privée et a noté qu’elle devait être considérée comme une étude préliminaire pour la version sur toile.
On écrit souvent que Francesco Hayez a été le peintre des baisers, depuis Le dernier baiser de ses premières années jusqu’aux trois versions de son baiser le plus célèbre, réalisé vers 1859. En effet, celles-ci comptent parmi ses œuvres les plus célèbres et les images de baisers les plus emblématiques du dix-neuvième siècle. La franche sensualité dont il a imprégné ces images – comme c’est certainement le cas dans Juliette fait ses adieux à sa nourrice avec ses dimensions intimes et son cadrage serré autour des visages des deux femmes – rappelle Canova, dont la Psyché ranimée par le baiser de Cupidon (1793, Musée du Louvre) a dû offrir à Hayez un modèle approprié pour ses propres images évocatrices de baisers.