L’art, entre nature et histoire

Imiter la nature

L’homme d’aujourd’hui se définit à travers l’homme d’hier dans son rapport avec les deux domaines dont il est le lien, le centre : la nature et l’histoire. L’éloge suprême pour l’artiste est d’égaler ou de vaincre la nature. La formule est si générale et si vague qu’elle s’applique aux styles les plus différents. Elle peut mettre en valeur l’effet d’illusion qui fait comparer le tableau à un miroir, la claire définition d’un type ou l’obéissance aux lois universelles de l’harmonie ; elle n’exclut pas le recours aux formes imaginaires, qui peuvent être plus significatives que les objets d’expérience et dont Aristote avait « concédé la liberté au poète ». La référence à la nature est une manière de soutenir les ambitions universelles de l’art : d’où le sort fait par quelques esprits, soucieux de ne pas laisser appauvrir la notion de l’art, à la sentence de Philostrate qui définit la peinture comme mimesis, donc l’art d’imiter la nature. Dès le XVe siècle et le développement de la pensée humaniste de l’art, l’opposition est perçue entre l’exigence d’universalité propre à la mimesis et la reconnaissance d’une capacité individuelle de création, d’une expression de l’ ingenium particulier de chaque artiste dans son œuvre. Léonard de Vinci propose une solution articulée à l’opposition théorique entre universalité de l’imitation vraie et variations individuelles des représentations mimétiques : l’âme de chaque homme étant individuelle et le jugement qui dirige l’invention formelle, étant une faculté de l’âme, il en résulte que chaque imitation reflète l’individualité de chaque auteur : Ogni dipintore dipinge se (Tout peintre se peint). L’intérêt pour le paysage était apparu dans l’art florentin vers 1460 : dès ses débuts, Léonard se montra attiré par les accidents de la nature, la lutte des eaux et des rochers, les phénomènes mystérieux de l’atmosphère, le bleuissement de l’horizon, le rayonnement de la lumière. Ce furent autant de problèmes durables passés à son esprit. Et pour parvenir aux directives du Traité de la peinture, il fut amené au long détour d’une cosmologie dont l’amplitude étonne. Dans la Vierge aux Rochers, pour la première fois Léonard put réaliser en peinture ce concept de fusion entre les figures humaines et la nature qui lentement prenait forme dans sa problématique artistique.

Vierge aux Rochers, entre 1483 et 1486, Léonard da Vinci
Vierge aux Rochers, entre 1483 et 1486, Léonard da Vinci
(Paris, musée du Louvre)

La distinction entre copie et imitation trouve son origine dans la tradition de l’Italie centrale et sert à Vasari pour établir la différence entre la bella maniera propre au XVIe siècle et la manière simple et vraie de ses immédiats prédécesseurs. Si le Pérugin et Francesco Francia savent « l’art de contrefaire très subtilement les moindres détails de la nature, exactement comme ils sont », Léonard « avec une bonne règle, un ordre meilleur, une proportion juste, un dessin parfait et une grâce divine ».

Marsyas et Apollon, 1483, Le Pérugin
Marsyas et Apollon, 1483, Le Pérugin
(Paris, musée du Louvre)

Chez Pérugin, ses paysages perdent toute aspérité et font place à de douces collines où l’impression de temps et de l’espace s’évanouit. C’est une des rares œuvres de l’artiste avec un sujet profane et la figure de Laurent de Médicis probablement cachée sous les traits de Daphnis (Marsyas?).

Marsyas et Apollon, 1483, Le Pérugin, détail

« Les dieux des forêts, les Faunes champêtres, les Satyres ses frères, Olympus, son disciple célèbre, les Nymphes, et tous les bergers de ces contrées, donnent des pleurs à son malheureux sort. La terre s’abreuve de tant de larmes; elle les rassemble, et les faisant couler sur son sein, elle en forme un nouveau fleuve, qui, sous le nom de Marsyas, roule les eaux les plus limpides de la Phrygie, et va, par une pente rapide, se perdre dans la mer. »  Ovide, Marsyas (VI, 382-400)

C’est encore à Florence que de nouvelles manières de percevoir le paysage s’offrent aux peintres. L’occasion – indirecte mais tout à fait vraisemblable – leur est fournie par les préférences de Pierre de Médicis en matière d’arts figuratifs, et par le virage culturel qu’il prend, par rapport à son père Cosme, tant en raison de sa culture cosmopolite, que de sa connaissance de la Bourgogne et de la cour splendide de ses ducs. Les fresques de Benozzo Gozzoli, peintes en 1459 dans la chapelle du palais de la Via Larga, sont très révélatrices des goûts de Pierre de Médicis : il s’agit d’une fable bariolée où un paysage abondant, varié et inépuisable, s’oppose à la description minutieuse des Mages et de leur suite.

Cortège des rois Mages, paysage, 1459, Benozzo Gozzoli
Cortège des rois Mages, détail du paysage, 1459, Benozzo Gozzoli
(Florence, Palais Medici-Riccardi)

Le paysage sert de lien aux divers épisodes du Cortège des Mages ; on reconnaît difficilement les éléments caractéristiques de la montagne toscane, en raison de leur aspect générique et fragmenté, et de leur immersion dans un contexte curieusement étranger qui n’est, somme toute, pas très différent de celui d’une haute lice tissée à Arras ou Bruxelles.

Sur l’arrière du diptyque de Piero della Francesca sont représentés les Triomphes allégoriques des deux seigneurs d’Urbino, dans lesquels le paysage acquiert cependant une présence dominante, presque autonome. Et la nouveauté que représente cette étendue d’eau paisible et lumineuse, semblable à un miroir enchâssé entre les douces collines du Montefeltro, apparaît plus encore si l’on compare cette œuvre avec des représentations de paysages analogues dans la peinture florentine ou nordique.

Triomphe de Federico da Montefeltro, vers 1474, Piero della Francesca
Triomphe de Federico da Montefeltro, Diptyque des ducs d’Urbino,
vers 1474, Piero della Francesca (Florence, Offices)
Vierge du chancelier Rolin, vers 1435, Jan Van Eyck
Vierge du chancelier Rolin, vers 1435, Jan Van Eyck (Paris, musée du Louvre)

L’ »imitation de la nature » tend à prendre, vers 1500, une valeur forte qui ne s’exprimait guère jusque-là. Alberti, s’il découpait le premier la théorie de la peinture sur le modèle des poétiques, a eu soin de mettre en évidence la principe mathématique : ce nouveau fondement de l’art suffisait à élever la peinture au rang des artes traditionnels, ou, du moins, ne permettait plus de l’humilier devant eux. Ainsi, du XIVe au XVIe siècle, l’histoire de la peinture a été perçue en Italie comme l’histoire d’une progressive conquête des moyens de l’imitation ; la construction de l’espace peint au moyen de l’architecture y joue un rôle important ; mais c’est par la maîtrise du détail que le peintre devient le « singe de la nature », l’imitateur digne des Anciens.

Saint Jérôme lisant dans un paysage, 1505, Giovanni Bellini
Saint Jérôme lisant dans un paysage, 1505, Giovanni Bellini (Washington, National Gallery)

Le paysage est riche des symboles habituels et des métamorphoses religieuses chères à Bellini (le figuier, l’arbre sec, le lierre, les roches stratifiées, etc). Dans la vision extrêmement limpide du paysage, tous ces éléments apparaissent comme un splendide exercice de style naturaliste.

Les cycles du temps

Les rythmes du temps sont souvent figurés dans les images cosmologiques du Moyen Age, les mois étaient associés aux signes du zodiaque, les saisons aux éléments. Leur succession et leurs oppositions sont représentées par leur place dans le cercle ou la rosace où les symboles viennent s’inscrire. On ne retrouve pas moins fréquemment la suite des travaux humains qui leur correspond, disposée en panneaux juxtaposés ou en frise. Des personnages allégoriques apparurent aussi dans l’art antique et, plus rarement au Moyen Age : une suite de panneaux, bien connue, destinée au château de Belfiore à Ferrare (studiolo de Leonello d’Este), en garde le souvenir au milieu du XVe siècle. Sous une forme plus proche de l’antique, on trouvera les quatre saisons à la « logetta » du cardinal Bibiena, au Vatican. La représentation des quatre éléments est donc abondante et banale dans l’art de l’Occident. Dans sa description du palais idéal, Filarete requiert ce programme : « Dans les voûtes il faut représenter d’abord les quatre saisons puis les quatre éléments et l’image de la terre ».

Erato, vers 1450-1460, Angelo Maccagnino
Erato, vers 1450-1460, Angelo Maccagnino et collaborateurs
(Ferrare, Pinacoteca Nazionale)

La décoration du studiolo de Belfiore, fut conçue par Guarino da Verona, précepteur de Leonello d’Este, qui imagina une série de tableaux consacrés aux neuf Muses. L’humaniste, par les vers, a définit l’aspect de ces figures mythologiques et leur lien avec les activités humaines, en particulier l’agriculture.

C’est aussi à Ferrare qu’a été déployée dans un style d’une surprenante précision par les décorateurs du palais Schifanoia l’ordonnance astrologique de la vie humaine. Les merveilleuses fresques du palais Schifanoia montrent aussi bien l’influence de la doctrine systématique des dieux olympiens, telle que l’ont transmise les philosophes érudits du Moyen Age en Europe occidentale, que celle de la doctrine astrologique, telle que s’est maintenue, intacte, dans le discours et les images de la pratique astrologique.

Allégorie du mois de mai, 1476-84, Francesco del Cossa
Allégorie du mois de mai, détail des travaux de la terre, 1476-84, Francesco del Cossa (Ferrare, palais Schifanoia)
Le mois d’Août, 1476-84, Cosmè Tura
Le mois d’Août (Vierge) Triomphe de Cérès avec le signe astrologique Vierge, 1476-84,
Cosmè Tura ? (Ferrara, Palazzo Schifanoia)

La série de peintures murales de Ferrare représentait les images de douze mois ; sept d’entre elles nous ont été rendues, après avoir été découvertes sous le badigeon (1840). En haut, au centre, sur un char traîné par des dragons Cérès déesse saisons et de l’agriculture, elle tient dans la main droite les épis de la moisson.

Le mois d’Août, 1476-84, Cosmè Tura, détail

Chaque représentation d’un mois se compose de trois espaces picturaux superposés, parallèles et autonomes. Dans la partie supérieure, les dieux de l’Olympe défilent sur des chars triomphaux ; en bas, on nous raconte les activités terrestres à la cour du duc Borso ; la partie médiane appartient au monde des divinités astrales, comme l’indique déjà le signe zodiacal qui apparaît au centre de cet espace.

L’astrologie jouait un grand rôle à la cour des Este : à propos de Leonello d’Este, par exemple, on raconte qu’il portait pour chaque jour de la semaine, comme les anciens mages d’Arabie, des vêtements aux couleurs des planètes. L’inspirateur suprêmement savant des représentations des mois au Palazzo Schifanoia fut le professeur d’astronomie de l’université de Ferrare, Pellegrino Prisciani, qui était à la fois le bibliothécaire et l’historiographe de la cour des Este.

L’éducation de Pan de Signorelli

C’est vers 1490 que Luca Signorelli peignit l’Éducation de Pan, une peinture sur bois qui se trouvait dans le Kaiser Friedrich Museum de Berlin et dont la destruction en mai 1945 peut être considérée comme l’une des plus grandes pertes du patrimoine artistique de l’Europe au cours de la dernière guerre. « Il peignit pour Laurent de Médicis sur une toile, quelques dieux nus (alcuni de ignudi) qui furent très loués »; lapsus mis à part (toile au lieu du bois), il ne fait guère de doute que ces mots de Vasari ont trait au tableau qui se trouvait autrefois à Berlin et peut être considéré comme « le plus important document figuratif de l’entourage néo-platonicien de cette société raffinée qui se réunissait dans la villa de Careggi comme dans un cercle privé » (Scarpellini). Le mythe de Panseigneur de la nature et de la musique, entouré d’allégories de la condition humaine et plongé dans la paix d’un univers divinement vivant – sert de prétexte à l’une des plus grandes représentations de l’art de la Renaissance, digne de figurer aux côtés du Printemps ou de la Naissance de Vénus de Botticelli. L’on a toujours cru y découvrir une méditation sur l’énergie secrète de l’univers. Mais c’est encore une œuvre capitale pour élucider les rapports de l’art et de l’humanisme à Florence : la structure et l’inspiration de cette œuvre fascinante, mettent en effet directement en cause le milieu même de Laurent et les habitudes de Careggi. Tout un ensemble de textes indique que Pan était une divinité « médicéenne » et intervenait constamment dans des poèmes ou des épîtres de circonstance.

Education de Pan, vers 1490, Luca Signorelli
Éducation de Pan, vers 1490, Luca Signorelli, autrefois à Berlin, Musée Kaiser Friedrich

L’on comprend pourquoi Berenson en parlait comme d’une « vision de rêve qui devance deux romantismes apparemment semblables mais essentiellement différents, le romantisme de Poussin et celui de Gauguin ». Et c’est comme si la lunette de Piero della Francesca à Arezzo avait été plongée dans l’atmosphère délicieusement intellectuelle, élégiaque et mélancolique de l’Académie des Arcadiens de Laurent le Magnifique et du Politien. Dans son Pan, Luca Signorelli, avec la capacité extraordinaire et presque mimétique de comprendre et d’assimiler les climats spirituels et psychologiques les plus variés qui constituait sa qualité principale, sut donner corps à un moment aussi bref qu’intense de la Renaissance florentine, avec un talent qui n’avait sans doute pas d’égal au cours de ces années là. Et c’est pourquoi le tableau de Berlin peut être considéré comme son chef d’œuvre.

Histoire des Adamites, 1452-1466, Piero della Francesca
Histoire des Adamites, 1452-1466, Piero della Francesca (Arezzo, Basilica de San Francesco)

L’Éducation de Pan de Luca Signorelli possède la structure d’une sacra conversazione dans la distribution des personnages autour du thème central, et la gravité d’un panneau religieux. Le paysage avec ses rochers sombres et son motif d’architecture, rappelle de près la Madone des Offices (vers 1490), mentionnée par Vasari, où un temple rond, un arc en ruines, des pasteurs évoquent le monde païen ; on le retrouve dans le fond d’un portrait contemporain (vers 1492, Gemäldegalerie Berlin) et la plaine, elle aussi semée d’édifices, de la Crucifixion (1494, musée des Offices).

Vierge à l’Enfant, vers 1490, Luca Signorelli
Vierge à l’Enfant, vers 1490, Luca Signorelli (Florence, Offices)

La Vierge à l’Enfant des Offices prend place dans le même climat culturel que l’Éducation de Pan. La Vierge est représentée assise sur un pré fleuri, devant un arrière-plan de jeunes athlètes – probablement des allégories de vertus ascétiques – et dominée par les représentations en camaïeu de saint Jean-Baptiste et de deux prophètes.

Vierge à l’Enfant, vers 1490, Luca Signorelli, détails

Tout comme dans l’Éducation de Pan, dans cette œuvre, l’on y retrouve aussi des citations des Adamites de Piero della Francesca dans San Francesco (le jeune homme vu de dos à l’arrière-plan), des éléments archéologiques, en hommage à la peinture flamande (dans les camaïeux de la partie supérieure), et, surtout, l’artiste y manifeste un profond intérêt pour les recherches de Léonard, comme le prouvent le pré fleuri à l’arrière-plan, les couleurs sourdes, les camaïeux.

Grâce à Vasari, nous savons que cette peinture sur bois fut donnée par le peintre à Laurent le Magnifique et, en effet, avec ses allusions symboliques recherchées et ses références allégoriques initiatiques, elle semble spécialement conçue pour satisfaire l’imaginaire religieux de la cour des Médicis de l’époque, empreinte d’intellectualisme et de philosophie, de platonisme et de classicisme. Et la culture figurative qu’elle exprime est elle aussi extrêmement diversifiée et sophistiquée.

Portrait d’homme âgé, vers 1492, Luca Signorelli
Portrait d’homme âgé, vers 1492, Luca Signorelli
(Berlin, Gemäldegalerie)

Ceux qui mènent la vie de la nature, les paysans et les campagnards, étaient tout naturellement les protégés de Pan (Cosmos) et de Cosme (Cosme de Médicis). Une longue épître de 1480 décrit à Laurent les raisons pour lesquelles on a organisé dans la « petite académie de Phoebus », c’est-à-dire dans la ville de l’Académie, un banquet pour les paysans de Careggi le jour de la Saint-Cosme. La fête était donc en l’honneur de Pan le Saturnien, dont Ficin oppose les vertus, qui sot les joies de la vie rustique à Phoebus qui règne dans les villes.

Le chant de Pan est une plainte contre l’amour, puissance impitoyable, qui a causé la mort de Daphné, le berger sicilien formé par Pan, et qui tourmente la nymphe Syrinx. Le thème de l’amour vient compléter ainsi la figure du Pan Saturnien des Médicis, en lui ajoutant la tristesse, l’élément de désespoir et de mélancolie sentimentale propre à « l’amour des créatures humaines qui constitue l’inspiration maîtresse de la poésie de Laurent. C’est ce dont tiendra compte le tableau de Signorelli :

« Pan Pan à qui tout berger rend de pieux hommages,
Dont le nom est célébré en Arcadie,
Maître de ce qui meurt et de ce qui naît … Laurent de Médicis. Altercation, IV

Sources

A. Warburg, Essais florentins, Paris, 2015
A. Chastel, Art et humanisme à Florence au temps de Laurent le Magnifique, Paris, 1982
D. Arasse, Le Détail, Paris, 1996
A. Paolucci, Luca Signorelli, Paris, 2006
E. Panofsky, Estudios sobre iconología, Madrid, 1998