Vuillard et le regard intimiste

Vuillard et la période nabi

Édouard Vuillard (Cuiseaux 1868 – La Baule 1940) se forma à l’école des Beaux-Arts (1886-88) et à l’Académie Julian où, autour de Paul Sérusier, se constituait le groupe des Nabis, au sein duquel Vuillard fut particulièrement proche de Pierre Bonnard. Coutumier de cet exercice introspectif et hautement référencé, pour lequel la génération symboliste eut plus de prédilection que son aînée impressionniste, le jeune homme se déclarait un artiste moderne,

et donnait forme à un songe noté dans son journal à la date du 31 août 1890 : « rêvé galerie de tableaux italiens en cloisonné. Plus clair avec de taches rouges, belles formes ». Dans Autoportrait octogonal le schématisme de la composition et la juxtaposition des couleurs pures prenaient des allures de défi personnel. La provocatrice transposition des modèles renaissants, flamands et italiens se chargeait d’un symbolisme sacré, en s’accomplissant dans un octogone. Les cheveux jaunes, la barbe orange et le visage rose sont auréolés de macules rouges, allusion purement stylistique au système de Seurat, reprise de façon tout aussi si peu orthodoxe dans Les Débardeurs, mais l’importance pour tous les jeunes peintres d’interpréter les théories de Chevreul sur la lumière.

Autoportrait octogonal, vers 1890, Edouard Vuillard
Autoportrait octogonal, vers 1890, Edouard Vuillard (Collection particulière)
Les Débardeurs, vers 1890, Edouard Vuillard
Les Débardeurs, vers 1890, Edouard Vuillard (Collection particulière)

Ses œuvres des années 1890 sont construites avec des couleurs vives et claires, étalées sur de grandes surfaces, mais progressivement sa recherche chromatique s’affine, dans le cadre d’une composition qui conserve toujours un caractère synthétique; Dans Fillettes se promenant, Vuillard applique les principes synthétistes à un format que tend vers le monumental. Après 1900, il en revient à une conception naturaliste de la forme et de la perspective. Déjà dans sa période nabis, Vuillard montrait son penchant intimiste, peignant la plupart du temps des scènes de la vie domestique, ou des intérieurs faiblement éclairés par une lampe (La Cheminée, 1905, Londres, National Gallery).

Fillettes se promenant, 1891, Edouard Vuillard
Fillettes se promenant, 1891, Edouard Vuillard
(Collection particulière)
Au lit, 1891, Edouard Vuillard
Au lit, 1891, Edouard Vuillard (Paris, musée d’Orsay)

Nombreuses son les œuvres de l’époque nabis où l’acte de peindre s’identifie presque immédiatement à celui de coudre ou de découper le tissu. Il connaît mieux que tout autre spectacle les cadences intimes de l’atelier de couture, puisqu’il a scruté depuis son enfance dans l’atelier de sa mère les arcanes de l’assemblage des tissus. Dans L’Aiguillée, le geste délicat de la couturière tirant le fil prend une dimension intemporelle, sans doute à cause du contre-jour dans lequel le place le peintre. Un portrait masculin semble prêt à basculer son un fouillis de lingerie.

La robe à ramages, 1891, Edouard Vuillard
La robe à ramages, 1891, Edouard Vuillard (Sao Paulo, Museo de Arte)
L’Aiguillée, 1893, Edouard Vuillard
L’Aiguillée, 1893, Edouard Vuillard
(New Haven, Yale University Art Gallery)
Les Couturières, 1892, Edouard Vuillard
Les Couturières, 1892, Edouard Vuillard (Collection particulière)

Vuillard, japonisme et peinture décorative

Dans les années 1890-1892, Vuillard assimile et fait siennes les données du japonisme. Á l’instar de Maurice Denis et de Bonnard il collectionne les estampes japonaises, en particulier après l’exposition des arts du Japon, à l’école des Beaux-Arts en 1890. Il possède entre autres la Manga d’Hokusai. Chez lui, le japonisme équivaut à une surdétermination de la forme, qui accroît l’expressivité des moyens plastiques. Sa recherche d’un art décanté, linéaire, qui refuse les effets de profondeur et les objets « qui tournent », n’a pu qu’être confirmé par les suggestions de l’art extrême-oriental. La peinture nabi aura été une phase ultime de l’assimilation de l’art japonais, après la génération de Manet, Monet, et l’impressionniste japoniste Whistler, puis celle de Seurat et de Gauguin. Le japonisme n’est plus seulement l’occasion d’une iconographie renouvelée ; il triomphe en tant que recomposition codifiée du visible : figures à l’individualité niée, contrastes rythmiques, environnement végétal prisonnier des principes décoratifs, plans qui se superposent en hauteur, surfaces vides sur lesquelles glissent des personnages aplatis. Les Panneaux Desmarais, première commande décorative que reçut le peintre, en 1892, mettent en scène des alternances de sol vu en surplomb et de personnages perçus en élévation.

Panneaux Desmarais, 1892, Edouard Vuillard
Panneaux Desmarais : Le Paravent des couturières: La Couturière, L’Essayage, Les Petites mains, La Bobine perdue, 1892, détrempe sur lin marouflé sur toile, Edouard Vuillard (Collection privée).

Vuillard imprime des contorsions issues du japonisme « kakemono » (des panneaux dont la hauteur vaut généralement trois fois la largeur) ce qui oblige le peintre à étirer considérablement les silhouettes, mais qui font également penser à des maintes œuvres maniéristes.

Le jardinage, 1892, 1892, Edouard Vuillard, Collection particulière
Le jardinage (Panneau Desmarais) 1892, 1892, Edouard Vuillard (Collection particulière)

Vers le milieu des années 1890, Vuillard va se révéler un grand décorateur. En effet, pour un autre commanditaire, Alexandre Natanson, frère de son ami Thadée et fondateur de la Revue Blanche, en 1894 réalisera une série de neuf panneaux pour son appartement de l’avenue du Bois-de-Boulogne et aujourd’hui dispersés, qui sont considérés généralement comme l’un des sommets de la peinture postimpressionniste.

Les Jardins publics, 1894, Edouard Vuillard
Les Jardins publics : Fillettes jouant et L’interrogatoire, 1894, Edouard Vuillard (Paris, musée d’Orsay)

Peint pour l’hôtel particulier d’Alexandre Natanson, fut le premier ensemble décoratif pour lequel Vuillard recourut à la technique rare et difficile de la peinture à la colle, qu’il avait appris à maîtriser en brossant les décors du Théâtre de l’Œuvre. Il privilégia des lors ce choix, qui lui permettait de retrouver la matité crayeuse de l’ancestrale pratique murale, pour la réalisation de ses œuvres décoratives.

Les Petits Écoliers, 1894, Vuillard
Jardins publics: Les Petits Écoliers, 1894, Edouard Vuillard (Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts)

Vuillard se montrera toujours sensible à la perception que les enfants ont de l’espace. Les Petits Écoliers, guetteurs éphémères, témoins d’un ballet fantomatique d’ombres qui peuplent, au loin, les frondaisons de ces Tuileries recomposées en sous-bois symboliste, sont un des panneaux les plus saisissants.

En 1896, Vuillard exécuta la commande du décor d’une pièce de l’appartement du docteur Henry Vaquez. Les panneaux furent présentés au Salon d’automne de 1905 sous l’appellation générique de panneaux décoratifs ou l’artiste porte à son extrême la logique décorative de sa peinture, en entretenant volontairement un double niveau de confusion visuelle. Ainsi, les panneaux reprennent la scansion des papiers peints à motifs floraux surmontés par une frise. Mais, la texture obtenue par l’usage de la colle, comme la gamme chromatique restreinte (utilisation couleurs bon-marché) sourde et mate, évoque les tapisseries aux « mille-fleurs » du XVe siècle que Vuillard allait régulièrement admiré au musée de Cluny. La double assimilation au plus commun et démocratique des revêtement muraux d’une part et la tradition précieuse de la tapisserie d’autre part, manifestait avec subtilité le refus de la hiérarchie traditionnelle des arts, ainsi que les échanges formels possibles entre les techniques à l’intérieur d’une sphère décorative élargie et modernisée.

Le travail, 1896, Edouard Vuillard
Personnages dans un intérieur. Le travail, 1896, Edouard Vuillard
(Paris, Petit Palais)

Dans sa formulation d’une peinture décorative, Vuillard jouait, dans les formats et la texture d’un système d’équivalences avec la fresque ou des domaines décoratifs comme la tapisserie.

Vuillard et le théâtre

Les Nabis participèrent à la vaste reforme théâtrale qui accompagna la découverte d’un répertoire symboliste, celui de Maurice Maeterlinck, d’Oscar Wilde, ou des auteurs scandinaves, August Strindberg, Henrik Ibsen. Pour le Théâtre-Libre d’André Antoine, puis pour le Théâtre d’Art de Paul Fort, et enfin pour le Théâtre de l’Œuvre, fondé en 1893 par Lugné-Poe (1869-1939), un ancien condisciple de Vuillard, de Denis et de Roussel au lycée Condorcet. L’engagement d’Edouard Vuillard dans les mises en scène du théâtre idéaliste est indissociable de son amitié avec Aurélien Lugné-Poe, qui fut l’un des grands réformateurs de la scène du XXe siècle. La participation de Vuillard aux expériences du théâtre de l’Œuvre de Lugné-Poe est à mettre au compte d’une nouvelle mentalité émergente. La recherche d’un théâtre délivré des contingences du réalisme est à relier aux tendances de la période, qui portent les intellectuels vers un théâtre mental fondé sur la suggestion, refusant la reconstitution exacte des lieux et des époques, de manière à ce que l’attention se porte plus exclusivement sur l’évolution des personnages, sur les rapports de tension extrême entre les « caractères », qui animent cette dramaturgie.

Portrait de Lugné-Poe, 1891, Edouard Vuillard
Portrait de Lugné-Poe, 1891, Edouard Vuillard (Rochester, New York, Memorial Art Gallery of the University of Rochester)

Dans Intérieur, mère et sœur de l’artiste de 1893, l’appartement, et atelier de couture de la mère du peintre à les caractéristiques de la scène en plan incliné utilisé au Théâtre de l’Œuvre. Madame Vuillard, sombre silhouette d’autorité définitive, écrase de sa seule présence une figure filiale, qui semble happée par le réseau décoratif du papier peint mural. Dans un registre similaire, Vuillard mit en scène le mariage de sa sœur Marie avec son ami Ker-Xavier Roussel. Cette série, qui débute avec Le Prétendant de 1893, culmine avec Le Grand Intérieur aux six personnages de 1897, ambitieuse récapitulation de l’entrelacs visuel et psychologique de la période nabi, auquel le grand format horizontal, rare, donne des allures scéniques autant que décoratives.

Le Prétendant, 1893, Edouard Vuillard
Le Prétendant (Intérieur à la table à ouvrage), 1893, Edouard Vuillard (Northampton, Smith College Museum of Art)
Intérieur aux six personnages,1897, Edouard Vuillard
Le Grand Intérieur aux six personnages,1897, Edouard Vuillard (Zurich, Kunsthaus)
Deux femmes sous la lampe, 1892, Edouard Vuillard
Deux femmes sous la lampe, 1892, Edouard Vuillard
(Saint-Tropez, musée l’Annonciade)

Le tableau représente un moment d’intimité dans l’appartement du peintre, avec sa mère et sa sœur comme protagonistes. L’atmosphère d’ensemble du tableau est cependant plus proche du théâtre de Maeterlinck et d’Ibsen, avec ce tête-à-tête muet et obstiné.

L’amour de Vuillard pour le théâtre n’a jamais cessé. Loin du drame d’intérieur, plein de sombres tensions psychologiques qui sont devenus les sujets des programmes du Théâtre de l’Œuvre, Vuillard s’est tourné vers la comédie bourgeoise contemporaine, beaucoup plus triviale et insouciante, comme les œuvres de ses amis Tristan Bernard, Henri Bernstein et Sacha Guitry (panneaux décoratifs pour l’œuvre L’illusionniste, 1922-1923). Dans les panneaux de L’illusionniste, Vuillard, comme Degas, est fasciné par l’artifice du théâtre, par le monde lumineux et magique de la scène, vue depuis les coulisses. En 1912, Vuillard, Denis, Lebasque et Roussel, ont été chargés de décorer le foyer du Théâtre des Champs-Elysées, qui venait d’être construit. Comme thème des deux panneaux les plus importants Vuillard avait choisi une scène tirée d’une comédie contemporaine, Le petit café de Tristan Bernard, et une autre classique, Le malade imaginaire de Molière.

Sacha Guitry, 1922, Edouard Vuillard
Sacha Guitry, le nain Gardey et sa partenaire; Yvonne Printemps vue des coulisses, 1922, Edouard Vuillard (Collection privée)

Après la première, au théâtre Edouard VII de L’Illusionniste de Sacha Guitry, Vuillard a réalisé une série de croquis avec ses protagonistes. Les personnages, à cause de leur caricature et de leur énorme vivacité, rappellent ceux qui ont habité le monde de Toulouse-Lautrec.

Le malade imaginaire, 1912, Edouard Vuillard
Le malade imaginaire, 1912, Edouard Vuillard (Collection privée)

Portraits de la société parisienne

Vers 1912, le portrait commence à occuper une place de plus en plus importante dans l’œuvre de Vuillard. Il est devenu au cours des vingt dernières années le portraitiste minutieux de l’élégante société parisienne. Le monde brillant des Natanson et de la Revue Blanche a commencé à se désintégrer vers le début du siècle. Le magazine a cessé de paraître en 1903 en raison de problèmes financiers, et, pour sa part, Thadée et Misia Natanson (née Sert) ont divorcé. Très vite, Vuillard s’était trouvé dans un monde très différent qui tournait autour de l’une des plus importantes galeries de Paris, la Bernheim-Jeune, où il avait exposé pour la première fois en 1899. Le centre de ce nouvel univers d’amateurs d’un art raffiné était Lucie Hessel, l’épouse de Jos Hessel, directeur de la galerie. Cette femme de forte personnalité, émotionnelle et capricieuse finira pour devenir sa meilleur amie et confidente pour le reste de sa vie, en remplaçant Misia Natanson comme muse. Dans son appartement de la rue de Rivoli et dans ses maisons de Versailles et de Normandie, Lucie et ses amis ont procuré á Vuillard plus que des simples photos: un nouveau mode de vie, même si dans ses portraits minutieux et élégants de cette société parisienne, Vuillard laissait toujours place à l’intimité si importante pour lui.

La Terrasse à Vasouy, 1901, Edouard Vuillard
La Terrasse à Vasouy, 1901, Edouard Vuillard (Londres National Gallery)

Dans ce déjeuner dans un jardin, Vuillard commence à se montrer sensible à la facture plus libre de Monet et de Renoir. L’on reconnaît, Bonnard, Romain Coolus, Lucie Hessel, Tristan Bernard et Louis Schopfer.

Madame Jean Trarieux et ses filles, 1912, Edouard Vuillard
Madame Jean Trarieux et ses filles, 1912, Edouard Vuillard
(Collection privée)
Marie-Blanche de Polignac, 1932, Edouard Vuillard
Portrait de Marie-Blanche de Polignac, 1932,
Edouard Vuillard (Paris, musée d’Orsay)

Le monde conservateur des Hessel et de leur cercle, si différent de l’esprit avant-gardiste qui animait celui de la Revue blanche, influença le recours à un langage plus conventionnel. Pour satisfaire une clientèle qui se sentait à l’aise avec elle-même, où avant le peintre synthétisait, maintenant il fait une analyse obsessionnelle de l’univers qui l’entoure.  » Je ne fais pas de portraits, je peins des gens chez eux « . Cette affirmation, qui exprime le désir de capter la personnalité du personnage représenté en évoquant son environnement, risque de ne pas être respectée lorsque l’inventaire est exhaustif. L’excès dans la description des objets, dans la juxtaposition des notes de couleur et dans l’accumulation de la matière, entrave la circulation de la lumière et menace parfois de noyer le personnage. Ce qui n’arrive pas quand il représente ses amis; alors apparaît le meilleur de Vuillard, capable comme personne de transcrire la vie intérieure du modèle.

Le Sourire de Lucie Belin, 1915, Edouard Vuillard
Le Sourire de Lucie Belin, 1915, Edouard Vuillard (Collection privée)

Le modèle de ce portrait spontané est l’actrice Lucie Ralph (Belin), que Vuillard a rencontré en 1915. Représentée au milieu du désordre des papiers et des tableaux du peintre dans son appartement du Boulevard Malesherbes, la femme regarde ouvertement le spectateur avec une expression directe, une sorte de provocation contenue qui rappelle les portraits féminins de Manet.

Portrait de Jeanne Lanvin, vers 1933, Edouard Vuillard
Portrait de Jeanne Lanvin, vers 1933, Edouard Vuillard (Paris, musée d’Orsay)

La pièce est quadrillée d’horizontales et de verticales qui transmettent le goût de l’ordre et de la précision propre au modèle, dont le visage exprime l’intelligence et l’humanisme racé qui caractérise Jeanne Lanvin célèbre créatrice de mode.

Portrait de Pierre Bonnard, 1935, Edouard Vuillard
Portrait de Pierre Bonnard, 1935, Edouard Vuillard (Paris, Petit Palais)

Avec ce portrait, Vuillard démontre la connaissance intime qu’il avait de la personnalité de son ami. Debout, de profil, avec sa figure amaigrie et pensive, Bonnard contemple un paysage de Cannet cloué au mur avec des punaises. On devine que dans peu de temps il fouillera dans la boîte a couleurs qu’il y a sur la table, sous le regard du basset, protagoniste discret, mais important, dans bon nombre de ses œuvres. Cette scène intime et émouvante, dont le véritable thème est le dialogue du regard de l’auteur avec son œuvre, est un hommage tardif à la vocation artistique de Bonnard à laquelle il a consacré sa vie.


Bibliographie

Chastel, André. Vuillard 1868-1940. Paris, 1946
Cogeval, Guy. Vuillard : Le Temps détourné. Paris, 2017
Dumas, Ann et Cogeval, Guy. Catálogo de la exposición Vuillard, Lyon, Barcelone, Nantes, 1990-1991
Preston, Stuart. Vuillard. Paris, 1990
Terrasse, Antoine et Frèches, Claire. Les Nabis. Paris, 1990