Poussin et la nature
La pratique vénitienne du paysage, avec les tableaux de Titien, s’implante à Rome à la fin du XVIe siècle. Les Carrache recomposent ses paysages peints selon un ordre idéal pour exprimer la solennité de l’histoire, et le poétique de la nature : jusqu’alors inscrite à l’arrière-plan, elle échappe dans leurs œuvres à sa fonction accessoire pour participer au sens même de la composition. Dans le nouveau paysage, la figure humaine voit sa taille réduite. Elle devient une présence permettant de déterminer le sens poétique du sujet, caractérisé en premier lieu par la restitution sincère de la nature. Les classiques italiens comme l’Albane et le Dominiquin suivent la voie tracée par Annibale Carrache et confèrent au genre une grande poésie. Poussin réussit à sublimer cette tradition ; il fait exprimer au paysage des sentiments divers : une douce nostalgie bucolique (Paysage avec Polyphème), le tragique de la passion et de la mort (Paysage avec Pyrame et Thisbé) ; il visualise la raison de l’Histoire (Paysages avec l’histoire de Phocion) ou l’ordre éternel de l’univers (Paysage avec Diane et Orion). Le changement le plus important dans la période qui suivit le retour de Nicolas Poussin à Rome en 1642 fut un intérêt croissant pour le paysage, et de manière plus générale pour la nature, véritable scène de ses histoires peintes.
Homme d’une grande érudition, Poussin exprime sa passion pour le classicisme avec une dimension morale et un fort amour pour le paysage. Peintre philosophe, son œuvre de la maturité évolue vers une méditation de l’Histoire à laquelle s’allient un lyrisme et une grande harmonie poétique : « Ut pictura poesis » (La peinture est comme la poésie). Dans l’œuvre de Poussin peinture et poésie s’associent et s’inspirent mutuellement.
Nicolas Poussin : Paysage avec Diane et Orion
Chasseur géant renommé par sa beauté, Orion et son jeune guide allaient prier le Soleil de rendre la vue au chasseur. Peint dans la dernière phase de la vie de Poussin, peu d’années avant les Quatre Saisons et l’Apollon et Daphné du Louvre, le Diane et Orion aveugle révèle l’ultime liberté conquise par le peintre, vis-à-vis de la perfection même atteinte par son œuvre. La convenance scrupuleuse est rompue par l’écart invraisemblable entre le premier plan et les lointains, entre le gigantisme d’Orion et les petits personnages qui observent sa marche. Une sorte d’ogive insolite encadre le fond du paysage où le soleil se lève : d’un côté le géant en route ver l’Orient, guidé par Cédalion sur ses épaules, contemplé par Diane au balcon du ciel ; de l’autre, un massif d’arbres monumentaux, à contre-jour, épaulant pour ainsi dire la butée d’Orion. L’immobilité est elle aussi rompue : s’arrachant d’un même mouvement puissant à l’ombre et à la terre, la végétation et l’humanité semblent confluer vers l’aube divine et rédemptrice. L’élan de la prière gothique semble étrangement affleurer en une sorte de secret filigrane, sous la mythologie humaniste de ce paysage héroïque.
Son sujet rare et apparemment énigmatique peut-être une allusion à la doctrine néo-stoïcienne selon laquelle l’âme naît de l’eau, telle une brume, sous l’action du soleil. L’âme est ici représentée par Orion, le géant aveugle (avec son guide Cédalion sur les épaules), tandis que Diane, qui attend dans les nuages avec son arc et ses flèches, représente la mort.
Le paysage, avec ses brusques accidents de terrain, ses raccourcis impressionnants, ses effets météorologiques (le brouillard qui devient nuage), révèle la nature dans toute sa force première, un paysage panthéiste et visionnaire. Cette toile peinte pour le banquier Michel Passart fit jadis partie de la collection de Sir Joshua Reynolds (l’un des maîtres de l’école anglaise au XVIIIe siècle).
« Au temps où l’île de Chios, dans la mer Égée, était infestée de bêtes sauvages, le roi Oenopion promit à Orion la main de la princesse Mérope s’il chassait ces animaux. Quand le géant eut accompli sa tâche, il alla réclamer sa récompense. Mais Oenopion revint sur sa parole, prétextant qu’il restait encore des ours et de loups dans les montagnes. Fou de rage, Orion s’enivra, pénétra dans la nuit dans la chambre de Mérope et la prit de force. Quand Oenopion découvrit les faits, il requit l’aide de son père Dionysos qui ordonna à ses satyres d’enivrer Orion jusqu’à ce qu’il sombrât dans un sommeil profond. Alors Oenopion vengea l’honneur de sa fille en crevant les yeux du chasseur endormi. Égaré, Orion alla demander conseil à un oracle, qui prophétisa qu’il recouvrirait la vue s’il allait tout à l’est, là où Hélios se levait. Le Géant navigua donc jusqu’à l’île de Lemnos en s’orientant au son de l’enclume d’Héphaïstos ; dans sa forge, il découvrit un jeune apprenti qu’il hissa sur ses épaules afin qu’il le guide à travers terre et mer. Tout au bout du monde, la chance sourit enfin à Orion : le Soleil lui rendit la vue, et sa sœur l’Aurore lui rendit le sourire en tombant amoureuse de lui au premier regard. »
Nicolas Poussin : Paysage avec Orphée et Eurydice
Le tableau Paysage avec Orphée et Eurydice de Nicolas Poussin, représente le mythe illustré par Ovide dans ses Métamorphoses, repris plus tard par Virgile dans ses Géorgiques. Orphée, légendaire et incomparable poète-musicien de la mythologie grecque, fils d’Apollon et de Calliope, la muse de la poésie épique et de l’éloquence. Quand son épouse Eurydice mourut mordue par un serpent, Orphée descendit aux Enfers pour tenter de convaincre Hadès de la lui rendre. Il enchanta de son chant les Ombres, qui en oublièrent les peines à son passage, et même le terrible dieu des Morts versa des larmes de fer… Ébranlé, Hadès accorda à Orphée la faveur de repartir avec Eurydice, mais à une condition : il devrait la précéder jusqu’à la sortie des Enfers sans jamais se retourner pour la voir. Orphée allait émerger à la lumière du jour, quand il vérifia par-dessus son épaule qu’Eurydice était bien derrière-lui. À la même seconde, celle-ci se changea en nuée et disparut à jamais.
Orphée est le chantre divin de la mythologie qui incarne la puissance du Verbe sur la nature elle-même. Poussin s’inspire ici de Virgile (les Géorgiques IV), mais représente le mythe sous une forme extrêmement condensée. Orphée, à droite, semble déjà chanter dans l’autre monde pour Eurydice. La grande masse d’ombre du premier plan représente ainsi à la fois la mort que saisi Eurydice, et les ténèbres que fait reculer la chanson d’Orphée quand il obtient la promesse du retour à la vie de sa femme.
Eurydice tombe, piquée par un serpent, tandis qu’Arisée (qui la poursuivait chez Virgile) n’ait ici que lui jeter un coup d’œil ambigu en se retournant à peine. Arisée est assimilé à Hadès lui-même, et le panier à fleurs évoque l’enlèvement de Perséphone.
Le château Saint-Ange qui fume à l’arrière-plan et le fleuve sont des allusions au monde des Enfers.
Orphée erra de par le monde, inconsolable. Certaines légendes disent qu’il se suicida, d’autres qu’il finit taillé en pièces, par les Bacchantes de Thrace, furieuses de l’amour qu’il leur refusait en fidélité à une morte. Il ne resta de lui que sa tête, qui continuait de pleurer Eurydice, jusqu’à ce que les habitants de Lesbos l’enterrent sur leur île. (voir le beau texte d’Ovide : Métamorphoses, livre X).
Poussin, sage stoïcien
Les sujets privilégiés par Nicolas Poussin évoluent au cours de sa carrière, les histoires d’amour héroïques ou divines de ses premières années, empreintes de mélancolie, cédant la place aux sujets plus solennels inspirés de l’Écriture sainte et de l’Histoire, et enfin à la poésie subtile, aux multiples résonances de sa dernière période. Mais la clé de sa pensée, est à rechercher dans le stoïcisme. Ce système philosophique était apparu dans le tumulte et le cosmopolitisme du monde hellénistique, en se proposant comme la formule d’un salut moral personnel, et fut redécouvert dans la seconde moitié du XVIe siècle, à une période de crise politique et morale comparable. Le stoïcisme enseigne que la vertu est le seul bien, et la seule chose sur laquelle nous ayons quelque pouvoir. Le monde, et tout ce qui concerne nos vies extérieures, est l’objet d’un déterminisme inéluctable. Le sage est celui qui prend pleinement conscience de ce fait et qui, par conséquent, cherche à se détacher des plaisirs comme des souffrances, dans le bout d’atteindre un équilibre intérieur. Ces qualités morales son directement évoquées dans les toiles qui ont pour sujet des héros ou des martyrs du stoïcisme – tels Phocion, Eudamidas ou Diogène -, et l’idéal de la paix intérieure est évoqué de façon métaphorique dans les nappes d’eau immobiles que figurent dans nombre de ses tableaux.
Ce paysage, que Poussin peignit pour Jean Pointel, l’un de ses nouveaux mécènes français qu’il rencontra lors de son séjour à Paris en 1640-1642, est le pendant de L’Orage (Rouen, musée des Beaux-Arts). Le tableau est composé avec le plus grand raffinement à l’intérieur de la matrice formelle du rectangle, évoquant paix et stabilité.
Comme si souvent chez Poussin, la grande nappe d’eau immobile est comme une métaphore de l’esprit serein du sage stoïcien. La sensation de tranquillité est rehaussée par une clarté et une luminosité exceptionnelles. Poussin a mis dans cette composition une seule – mais forte – note de dynamisme dans le cheval qui s’élance sur la gauche.
Nicolas Poussin : Paysages avec l’histoire de Phocion
Les moyens de Poussin ne dépendent plus de la figure humaine, et l’idée peut donc dépasser la narration, l’Histoire, pour embrasser le spectacle de la nature. Dans le Paysage avec les funérailles, l’ordre de l’Histoire (les cendres d’un général athénien, injustement banni, pieusement recueillies par une femme) se conjugue avec celui de l’architecture (le temple vu strictement de face, juste au-dessus des deux figures) et celui de la nature (le rocher avec l’arche, le nuage éclairé par le soleil, le feuillage des arbres, considérés comme des volumes) dans une disposition de l’univers qui ramène inexorablement vers le centre. Par des moyens uniquement visuels, Poussin confère au paysage une dignité noble que celle des héros de l’Histoire ou de la Bible. La vie de Phocion (402-318 av. J.C.) a été rapportée par Plutarque. Il s’agissait d’un général athénien, homme probe injustement condamné à mort par le peuple. On ordonna que son corps fut brûlé en dehors du territoire athénien, mais sa femme fidèle recueilli ses cendres et les ramena à Athènes. La toile Paysage avec les cendres de Phocion et son pendant Paysage avec les funérailles de Phocion furent peintes pour le marchand de soie lyonnais Cerisier. Elles faisaient encore partie de sa collection en 1665, quand le Bernin les admira. Ces deux grands tableaux témoignent de la place centrale de la nature dans la pensée de Poussin.
Le monde de la nature chez Poussin : La Naissance de Bacchus
Pour Poussin, le monde de la nature est constitué de morts et de renaissances : des personnages ovidiens meurent pour être transformés en fleurs. Plusieurs d’entre eux, comme Adonis ou Narcisse, font ailleurs l’objet de tableaux particuliers. Ce sont des méditations sur la tristesse et la consolation trouvée dans la compréhension et l’acceptation des cycles et des mutations de l’ordre naturel. Plus tard, la réflexion de Poussin sur ces thèmes devient plus profonde et complexe. Dans la Naissance de Bacchus (Dionysos), l’enfant divin, ici déjà couronné de pampres de vigne – le dieu qui incarne la vie de la nature – descend du domaine du feu pour être accueilli par les nymphes dans leur grotte humide et ombragée (Poussin se souvient certainement de l’enfant mystérieux de la quatrième Églogue de Virgile, dont la naissance doit ramener l’âge d’or). La figure de Narcisse en train d’agoniser est juxtaposée de façon originale à cet événement, comme si la mort de l’homme était la condition de la naissance du dieu. Une pensée similaire se devine dans une autre toile tardive, le magnifique Paysage avec Diane et Orion (voir plus haut), où le géant aveugle avance ver le soleil levant pour être guéri mais aussi pour trouver la mort. La relation qu’établit Poussin entre la naissance de Bacchus et la mort de Narcisse est extrêmement originale. Cette toile, exécutée pour son ami Jacques Stella âgé et malade, fut sans doute conçue comme une sorte de consolatio.
Bacchus était le fils de Jupiter et de Sémélé, la fille de Cadmos. Ayant témérairement demandé à son amant de se révéler à elle dans sa nature divine, elle fut réduite en cendres. Jupiter cousu alors l’enfant qu’elle portait dans sa propre cuisse, où il resta jusqu’au moment de sa naissance. Bacchus fut ensuite confié par Mercure aux nymphes, qui furent chargées de l’élever. Ici, Mercure, reconnaissable aux ailes de ses sandales et à son couvre-chef, signale à Jupiter allongé dans la nuée, identifiable grâce à la présence de l’aigle qui tient la foudre dans ses serres, tandis que le dieu Pan joue de la flûte assis sur un arbre ; Narcisse est étendu sans vie près de la source dans l’eau de laquelle il regardait le reflet de son image. Juste derrière le corps du jeune homme, on voit pousser les fleurs qui portent son nom. Éprise pour Narcisse d’une passion non payée de retour, la nymphe Écho se consume d’amour.
Nicolas Poussin : Les Quatre saisons
Vers la fin de sa longue et productive vie, Nicolas Poussin est chargé de peindre une série de peintures appelées « Les Quatre Saisons ». Achevées un an avant sa mort furent peintes pour le duc de Richelieu entre 1660 et 1664. Poussin utilise quatre scènes de la Bible comme prétexte à méditation sur les grandes étapes de la vie humaine. Dans Le Printemps ou Adam et Ève dans le Paradis terrestre on y voit Ève désignant à Adam l’arbre qui porte le fruit défendu. Le couple primitif au centre du tableau est entouré d’un jardin luxuriant. Cette composition hautement structurée enferme le premier homme et la première femme dans une sorte d’équilibre naturel qui témoigne de la logique même de la création ; L’Été ou Ruth et Booz ; L’Automne ou La Grappe de raisin rapportée de la Terre promise ; Dans L’Hiver ou Le Déluge, une légère ouverture du ciel obscur laisse deviner la forme classique de l’arche de Noé flottant sur l’eau qui arrive au niveau du toit des maisons : elle est l’unique moyen de se sauver et représente la continuité de la vie au-delà de la mort. Dans les couleurs froides de l’hiver, le paysage où s’inscrit le récit biblique explicite la foi dans la nature et dans sa force supérieure à celle de l’homme.
Dans les cycles picturaux de quatre saisons, les paysans qui coupent et récoltent le blé représentent l’Été. En l’occurrence, la figuration de cette saison renvoie à un épisode biblique : l’histoire de Ruth ; Booz se tient debout devant Ruth : à voir travailler la jeune femme, il comprend qu’elle est vertueuse et il décide de la prendre pour épouse.
Arrière grand-mère de David en ancêtre de Jésus-Christ. Après la mort de son premier époux, Ruth décide de se rendre à Bethléem avec sa belle-mère, Noémi. Booz, riche parent de Noémi permet à Ruth de glaner dans ses champs. La scène représente l’instant où la jeune femme rencontre Booz.
L’arbre au feuillage luxuriant et chargé de fruits est un symbole de la rédemption future. L’arbre stérile et dépouillé peut être considéré comme un symbole du péché par opposition à son voisin à l’épaisse frondaison. Le bâton sur lequel est portée l’énorme grappe de raisin évoque la traverse de la croix de Jésus-Christ, la grappe de raisin faisant elle-même explicitement référence à l’eucharistie.
Bibliographie
Chastel, André. L’art français III : Ancien régime. Flammarion. Paris, 1994
Fumaroli, Marc. L’École du silence. Flammarion. Paris, 1998
Rosenberg, Pierre. Nicolas Poussin 1594-1665. Réunion des Musées Nationaux. Paris, 1994
Collectif. Temps Modernes, Histoire de l’Art. Flammarion. Paris, 2005
Mérot, Alain. Poussin. Hazan. Paris, 1990