Les vertus du travail
La société hollandaise du XVIIe siècle, imprégnée de l’éthique calviniste, accordait une valeur privilégiée aux vertus du travail et de l’honnêteté ; aussi des scènes montrant des hommes au travail étaient-elles considérées comme les illustrations, voire les glorifications de ces vertus. Une économie aussi complexe et aussi prospère que celle de la Hollande du XVIIe siècle, s’appuyait sur une vaste classe laborieuse, à la fois spécialisée et non spécialisée. Marins, pêcheurs, dockers, fabricants de filets et de voiles, constructeurs de bateaux, tisserands et teinturiers, brasseurs, raffineurs de sucre, manufacturiers et conditionneurs de tabac, ouvriers agricoles (d’une agriculture a haut rendement spécialisée). La classe de artisans comprenait les boutiquiers, tailleurs, cordonniers et ce groupe qui, de tous temps échappa à toute définition : les peintres. Tous étaient au service de la société d’abondance et de consommation des Provinces-Unies. Avec ses sympathies pour la démocratie et l’émancipation sociale, le calvinisme plongeait ses racines les plus profondes dans les classes artisanales et prolétariennes.
Il s’agit d’une des nombreuses versions réalisées par le peintre sur le thème du tailleur qui semble avoir eu beaucoup de succès, puisqu’il en exécuta plus de douze variantes, avec de l’une à l’autre quelques modifications seulement. Dans toutes les versions, le tailleur et ses apprentis sont assis, jambes croisées sur une table, près d’une fenêtre, qui est l’endroit le plus éclairé de la pièce. Les différents instruments de leur métier (craie, ciseaux, et aiguilles) sont sur la table à côté d’eux. Sur le mur du fond est accroché un paysage.
Dans la République hollandaise du XVIIe siècle, une grande fraction du tissage était exécuté à domicile, dans les chaumières. Les tisserands étaient propriétaires de leur métier à tisser, installé dans la pièce d’habitation principale de la maison ; ainsi travaillaient-ils, comme les tailleurs, au milieu de toute la maisonnée. Haarlem était un centre important de l’industrie textile et deux peintres de cette ville, Adriaen van Ostade et Cornelis Decker, ont ensemble exécuté l’intérieur de la chaumière d’un tisserand. Van Ostade a peint l’intérieur très semblable à celui de ses autres scènes paysannes, et Decker a ajouté les personnages. C’est un sujet auquel Decker, mieux connu comme peintre paysagiste dans la tradition de Jacob van Ruisdael, revint ultérieurement dans un tableau de 1659 aujourd’hui au Rijksmuseum. Johannes van Oudenrogge, qui travailla également à Haarlem montre, dans un tableau de 1652, un métier à tisser inactif (celui-ci- est placé près d’une fenêtre où il est bien éclairé); le tisserand et ses apprentis ou commis sont assis autour de l’âtre et fument la pipe, tandis que l’épouse prépare le repas.
Le cordonnier est assis au milieu d’une rue et une femme, vêtue du costume traditionnel de la Frise occidentale, indique le trou de sa chaussure. Sur le pont à l’arrière-plan, un charlatan vient d’installer son étal. Sans doute Victors, dont nous savons qu’il fut un calviniste fervent, a-t-il l’intention de mettre en opposition le travail honnête du cordonnier et le commerce malhonnête du charlatan.
Autrefois, le rémouleur itinérant qui se rendait de maison en maison, était un personnage familier des villes et des villages hollandais. On le voit, par exemple dans une gravure d’Adriaen van Ostade, appartenant à une série d’estampes consacrées aux métiers. Si l’on fait exception des premiers cortegaerdjes (scènes de soldats) de Gerard Ter Borch, ses scènes de genre montrent dans l’ensemble des intérieurs prospères, avec joueurs de cartes, musiciens et buveurs bien vêtus. Sa Famille du rémouleur offre un contraste saisissant au regard des précédents tableaux. Il s’agit en effet d’une étude émouvante de la pauvreté urbaine ; la maison est pratiquement croulante, la famille en haillons, la cour parsemée de débris divers, mais dans ce triste spectacle le père travaille durement à sa roue « à repasser », tandis que la mère inspecte scrupuleusement les cheveux de l’enfant, dans lequel elle soupçonne des poux (illustration courante du dévouement maternel dans la peinture de genre). Le tableau représente la pauvreté vertueuse et Ter Borch a doté la toile grossière et la brique qui s’effrite des soins qu’il apporte généralement à la restitution fidèle de textures comme celles des soieries et des satins.
Les professions dites libérales
Un des traits remarquables de la peinture de genre hollandaise est qu’elle traite d’un mode presque exclusivement comique la classe professionnelle de médecins et charlatans, dentistes et arracheurs de dents, avocats, comme le font du reste souvent la littérature et le théâtre contemporains, reflets des préjugés de leur temps. Ainsi, tandis que le Dr Tulp, membre de la caste régente d’Amsterdam, qui passait pour le Vesalius du Nord, et se confrères de la Guilde des Chirurgiens de la ville commandaient à Rembrandt le tableau qui devait les immortaliser dans leur rôle de savants (La Leçon d’anatomie du docteur Tulp), l’imagerie populaire, assez ironiquement, assimilait le médecin au charlatan malhonnête ou au boucher brutal. Si la médecine hollandaise fit des progrès considérables au XVIIe siècle, il ne semble pas qu’elle ait pour autant affectée l’idée que l’on se faisait traditionnellement du médecin. Mais il est aussi vraisemblable que, dans les campagnes, lorsqu’on était malade on s’adressait au barbier-chirurgien itinérant, dont la science était des plus rudimentaire. Le Charlatan est un personnage populaire de la peinture de genre hollandaise, où il apparaît sous différents jours : trompeur cynique (cruel), personnage comique ou symbole de l’hypocrisie (duplicité). Le phénomène n’est pas exclusivement hollandais. Au XVIIe siècle, l’Angleterre, l’Italie, et la France représentent souvent le médecin sous les traits du Dr. Diafoirus.
Aux jeux de Jan Steen la médecine se prêtait inévitablement à la satire. Son charlatan est un bossu à la mâchoire inférieure excessivement proéminente ; il porte un haut de forme et la théâtralité de ses gestes est telle que nous avons l’impression d’assister à une scène d’horreur dans laquelle il est le bourreau et le patient de sa victime.
La seule scène de genre populaire qui met en scène un véritable médecin est celle dite « la consultation ». On y voit un médecin âgé examinant un flacon d’urines; la patiente est une jeune femme que l’on voit soit couchée soit assise dans un fauteuil soutenue par des coussins. Le nom de Jan Steen, qui exécuta plus de quarante versions, est associé à ces « consultations ». Mais d’autres artistes comme Samuel van Hoogstraten, Gabriel Metsu, Gerard Dou, Frans van Mieris ont également peint ce sujet. L’examen de la couleur des urines permettait établir un « diagnostic », mais dans tous le cas le médecin ne pouvait rien pour la jeune femme qui, à la suite du « mal d’amour » était tombée enceinte.
Dans La visite du médecin de Jan Steen (1650, Londres, Wellington Museum) on a suggéré que le médecin de ce tableau (comme celui d’autres tableaux de Steen), notamment par les détails vestimentaires (chapeau à larges bords et manches a crevés) était inspiré du médecin de la Commedia dell’ Arte. Si la représentation de Steen est assez théâtrale, le costume du médecin, bien qu’exagéré correspond néanmoins à celui des professionnels de la médecine au XVIIe siècle. Si Steen traite le sujet avec humeur, Pieter Quast montre un chirurgien âgé exécutant une opération du pied tandis que d’autres patients attendent, non sans crainte, leur tour. La présence d’un crâne posé sur un livre ouvert, sur la gauche, n’est guère un symbole d’espoir.
Les dentistes n’apparaissent pas sous un jour plus favorable que les médecins dans la peinture de genre hollandaise. Avant l’intervention de l’anesthésie, la dentisterie comportait fatalement des interventions douloureuses, voire brutales. Dans la série des Cinq Sens d’Andries Both, Le Toucher montre un dentiste effectuant maladroitement une extraction : l’inscription l’identifie au Docteur Lubbert, nom d’un personnage particulièrement stupide de la littérature populaire hollandaise. Dans le tableau de Gerrit van Honthorst (1628), nous assistons à une extraction exécutée par un authentique patricien. Dans le tableau de Molenaer (1630) et de Steen (1651) la souffrance du patient et la maladresse du dentiste frôlent la caricature.
Le patient est terrifié et toute l’opération est assimilée à une exécution sur la place publique où s’est amassée la foule. Un voleur profite de la fascination hypnotique d’une femme pour vider son panier.
À l’instar des médecins, les avocats avaient une conception d’eux-mêmes très différente de celle qu’en donnait la peinture de genre. Quantité d’avocats hollandais sont portraiturés comme l’incarnation de la rectitude. Piliers de la société hollandaise, ils sont le plus souvent occupés à examiner des documents, dans un bureau tapissé de livres. Le peintre de genre de Rotterdam, Pieter de Bloot, montre dans un tableau de 1628 (Rijksmuseum) la loi également dispensée à des citadins élégants et à des paysans. Pieter Bruegel le Jeune a peint des scènes satiriques représentant des paysans crédules dépouillés par des avocats avides, et le tableau de Bloot est semblable par l’inspiration. Les clients font patiemment la queue, attendant sans rechigner qu’on les appelle, chacun à son tour, au bureau de l’avocat, mais toute l’ironie du tableau est contenue dans son inscription : « Si vous allez chez l’avocat pour récupérer votre vache, commencez pour lui en apporter une pour régler ses honoraires ».
Alchimistes, astrologues et astronomes
La croyance des alchimistes selon laquelle des métaux ordinaires pouvaient être transformés en or est souvent utilisée dans la peinture et littérature du XVIIe siècle pour illustrer la sottise humaine. Pieter Bruegel montre un alchimiste que sa quête désespérée de l’or a réduit, lui et sa famille, à la misère. Ce sujet fut traité par de nombreux peintres de genre hollandais d’une façon plus réaliste. Adriaen van Ostade a situé son alchimiste (qui actionne un soufflet pour ranimer le feu sous un chaudron) à l’intérieur d’une grange sombre qui ressemble a une caverne. Il est peu vraisemblable que Van Ostade n’ait jamais connu d’alchimiste. Le peintre a tout simplement prélevé la figura de l’alchimiste à une tradition picturale préexistante et l’a placée dans un intérieur de sa propre convention (c’est à dire généralement destinée à décrire la vie paysanne).
La partie gauche du tableau, où un jeune garçon s’acharne avidement sur un os et là où la mère fait la toilette d’un enfant, pourrait être issue d’une quelconque scène d’intérieur paysan. L’inscription latine du papier que l’on voit par terre, à côté du pied de l’alchimiste indique clairement que Van Ostende connaissait la convention de l’alchimiste-symbole de la bêtise humaine.
Dans une inscription on y lit : « Oleum et operam perdis », qui signifie que son travail est gaspillage total de temps et d’effort. Le dicton est de Plaute, l’auteur comique latin, mais Van Ostade en a peut être pris connaissance grâce à la méditation du De Re Metallica (1556) de l’humaniste allemand Agricola.
L’utilisation par Van Ostade, en 1661, de ce qui était une convention déjà ancienne, son choix d’une cible qui, attaquée de toutes parts, était pratiquement détruite depuis le XVIe siècle, illustre un aspect du conservatisme de la peinture de genre hollandaise. Van Ostade ne fut pas le seul à perpétuer ce thème ancien et démodé : Thomas Wijck à peint de nombreux tableaux représentant des alchimistes dans leur laboratoire où s’accumulaient chaudrons fumants, fioles de verre et autres instruments d’allure inquiétante.
Ainsi que le constata Kepler, les découvertes de l’astronomie et la foi chrétienne étaient difficilement conciliables. L’idée que c’était le soleil et non plus la terre qui était au centre de l’univers outrait les milieux théologiques conservateurs. Mais l’astronomie avait aussi ses défenseurs. A Amsterdam en 1634, Willem Blaeu publia son retentissant et savant Institutio Astronomie, qui rallia certains théologiens a sa cause, comme par exemple Dirck Rembrantsz van Nierop qui publia un traité défendant l’astronomie en 1661. On peut voir dans la prolifération des tableaux hollandais représentant de astronomes et des astrologues, la conséquence du grand intérêt manifesté par le public pour l’étude de la voûte céleste sur lequel les constellations sont illustrées par des animaux et des personnages. Un tableau du peintre de Leyde, Olivier van Deuren montre un jeune astronome étudiant un globe céleste de caractéristiques similaires. Le tableau n’est ni une satire ni une condamnation de l’étudiant, son application à l’étude est au contraire exemplaire.
La technique employée est d’une telle précision (dans la tradition de Leyde, qui était aussi celle de Dou) que l’on parvient à identifier certaines constellations zodiacales comme la Grande Ourse sur la gauche et au-dessous le Lion.
Le jeune homme fait tourner un globe décrit avec le même souci du détail que l’on peut reconnaître comme étant le globe de Hondius de 1600. Vermeer décrit l’admirable ferveur du modèle pour l’objet de sa recherche. Ce tableau a son pendant, de format identique, Le Géographe, exécuté l’année suivante. Vermeer se proposait d’illustrer la différence entre l’étude de la voûte céleste et celle du globe terrestre, mais rien, dans les tableaux, ne suggère qu’il plaçait l’une au-dessus de l’autre.
Le tableau de Cornelis Bega représentant un homme perdu dans ses pensées dans le désordre de sa bibliothèque, a été intitulé L’Astrologue en raison de la présence d’un globe derrière lui. Cependant, le libre ouvert devant lui montre la paume de la main droite ouverte, suggérant que son intérêt principal est la lecture des lignes de la main. On s’intéressait beaucoup à la chiromancie au XVIIe siècle. Les gitanes, diseuses de bonne aventure étaient des personnages présents dans toutes les foires, et la croyance était alors répandue qu’il était possible de lire la destinée d’un homme en étudiant les lignes et les renflements de sa paume. Les manuels de chiromancie du XVIIe siècle sont essentiellement d’un genre populaire, sortes d’almanachs grossièrement illustrés. Il y eut des livres pseudo-savants, plus prétentieux : Chiromancie médicale, avec en appendice un traité de physiognomonie de Meyen, publié à La Haye en 1665, contient de nombreuses références à Aristote et Galen. C’est assurément un livre comme celui de Meyen qui est ouvert devant le savant du tableau de Bega. Il essaie de prévoir l’avenir en conjuguant astrologie et chiromancie, mais il sombre dans la mélancolie car il sait que ses efforts sont futiles puisqu’en dernier ressort, sa propre mort, inévitable, leur ôtera toute signification.
La vie des soldats
Au cours des premières années du XVIIe siècle, l’on vit de nombreux soldats dans les rues des villes hollandaises. On faisait appel à eux lorsqu’il y avait, par exemple, des combats de rues entre Remontrants et Contre-Remontrants, comme ce fut le cas à Amsterdam en 1626. Mais ces soldats étaient le plus souvent inactifs, à la recherche de distractions et les populations civiles se plaignaient à maintes reprises de leurs écarts de conduite. Dans la littérature hollandaise contemporaine, le soldat est souvent un personnage comique : le soldat d’infanterie y est représenté en ivrogne et l’officier en dandy un peu trop élégant. Tous les aspects de la vie militaire (exercice, amours, beuveries) offraient matière aux peintres de genre et il y eut même, de 1620 à 1640 à Amsterdam, une mode particulière de scènes d’intérieurs dites cortegaerdjes, ayant des soldats comme protagonistes. Les meilleurs illustrateurs de cette catégorie sont Pieter Codde et Willem Duyster. L’attitude des peintres de genre à l’égard des soldats, en particulier dans la première partie du siècle, fut formidablement critique ; on se moquait de leur avidité, de leur vanité et plus gravement de leurs actes de cruauté et de violences gratuites.
La tension, dont l’escalade donnait souvent lieu à des scènes de violence entre paysans et soldats qui vivaient sous un même toit, est un thème qu’ont traité les peintres de genre. Deux tableaux de David Vinckboons sont très éloquents sur ce sujet : L’Infortune des paysans montre des soldats richement vêtus qui se sont installés dans la maison d’un paysan, où ils mangent et boivent tout ce qu’ils trouvent. La Joie des paysans est la conséquence logique du précédent tableau, et montre l’éviction des hôtes encombrants par les paysans dont la violence meurtrière est terrifiante (des édits furent promulgués qui allaient jusqu’à inciter les paysans à se défendre eux mêmes contre les soldats de l’État). Après la trêve de 1609, qui devait durer douze ans, cet état de faits se limita essentiellement aux Pays-Bas méridionaux.
Les soldats qu’on trouve souvent dans les scènes de salles de garde, ne sont pas toujours des personnages recommandables ; mais il est significatif qu’on les représente plutôt dans des situations qui n’ont rien de menaçant : ils sont au repos, endormis, et c’est leur harnachement luisant qui semble, dans ce cas, avoir attiré le regard du peintre.
Bibliographie
Kahr, Madlyn Millner. La peinture hollandaise du Siècle d’or. Paris, 1998
Brown, Christopher. La peinture de genre hollandaise au XVIIe siècle. Amsterdam, 1984
Leymarie, Jean. La peinture hollandaise. Paris, 1956
Todorov, Tzvetan. Éloge du quotidien : essai sur la peinture hollandaise du XVIIe siècle. Paris, 1993
Westermann, Mariët. Le siècle d’or en Hollande. Paris, Flammarion, 1996