L’histoire de Milan à la Renaissance
Les artistes de la période néoclassique peignaient déjà des sujets inspirés de l’histoire et, avant eux, les peintres du « grand genre » : héros grecs et figures illustres de l’histoire romaine campés dans des temples ou des paysages de l’Arcadie témoignaient ainsi de la haute culture de leurs auteurs. En Italie, c’est dans le contexte très particulier de l’époque napoléonienne que les thématiques inspirées de l’histoire moderne o nationale commencent à inspirer la peinture d’histoire, considérée comme la première dans la hiérarchie académique des genres, en alternative aux sujets tirés de l’Antiquité. Nous sommes à Milan, durant les années de grande effervescence culturelle du royaume d’Italie, lorsque la cour du vice-roi Eugène de Beauharnais, se montre engagée sur le front des commandes et de la constitution de collections. Dans le contexte romantique milanais des années de la Restauration (1850-1861) (Risorgimento), l’œuvre de Gigola et de Bossi prépare l’affirmation définitive – déjà très palpable tant dans la littérature que dans les arts figuratifs, notamment la peinture – des thèmes de l’histoire nationale. En alternative à la mythologie et à l’histoire ancienne, les temps modernes vont répondre ainsi à l’attente généralisée d’un nouvel imaginaire pictural.
Outre les noms d’Antonio Canova et Andrea Appiani, se distingue la présence d’un artiste plus excentrique, Giambattista Gigola, originaire de Brescia (1769 – 1841). On lui doit un renouveau profond dans le domaine de la miniature. Grâce à l’audace de son expérimentation technique et iconographique, Gigola parvient à réaliser sur ivoire, parchemin ou émail des portraits étonnants et des illustrations novatrices, à caractère historique ou littéraire. Au début des années 1810, dans le contexte de la peinture d’histoire Gigola réalise deux miniatures remarquables avec de sujets relatifs à l’histoire de Milan à la Renaissance. Dans des dimensions inhabituelles pour ce type d’objets l’artiste représente : L’Adieu de Ludvic le More aux cendres de son épouse Béatrice d’Este et Barnabé Visconti conduit au château de Trezzo. La miniature L’Adieu de Ludovic le More aux cendres de son épouse Béatrice d’Este, est particulièrement intéressante pour son sujet, le gout et les personnages représentés. Gigola montre son potentiel narratif dans la restitution d’un fait historique réel de la Renaissance milanaise : le 2 septembre 1499, Ludovic le More se voit contraint d’abandonner Milan pour se réfugier à Innsbruck auprès de l’empereur Maximilian. Pour le gisant de marbre de Béatrice le peintre s’inspire de la figure du cénotaphe du couple sculpté par Cristoforo Solari. Afin d’évoquer ce contexte historique, le peintre inclut aussi une référence au mécénat de Ludovic le More: les artistes Bramante et Bernardino Luini figurent à l’extrême droite et Léonard au premier plan, caractérisé par l’opulente chevelure et barbe blanche, l’élément le plus populaire de son iconographie. Lors de son séjour à Paris entre 1802 et 1804, Gigola semble avoir été impressionné par les premières œuvres de style « troubadour », encouragées par le mécénat de l’impératrice Joséphine, mère d’Eugène Beauharnais. Le Salon de 1802, qui voit Gigola exposer ses portraits, rend de grands honneurs au tableau Valentine de Milan pleurant la mort de son époux Louis d’Orléans de Fleury Richard.
L’exemple de Giambattista Gigola est l’un des jalons significatifs dans la naissance du mythe de Milan à l’âge des Sforza et de Léonard, au même titre que les œuvres d’un autre peintre proche de Trivulzio, Giuseppe Bossi. La mort de Léonard deviendra l’un des thèmes les plus récurrents de la peinture d’histoire tant en Italie qu’en France, comme en témoigne le tableau de Cesare Mussini (1804-1879). Les scènes de lit de mort exercent, à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle une attirance croissante sur les artistes européens. Le thème spécifique de Léonard expirant dans les bras de François Ier, décrit dans les fameuses Vite de Vasari, figure très tôt au nombre des plus prisés. La présentation en 1828 de ce tableau à l’exposition de l’Accademia Fiorentina di Belli Arti vaut à Mussini le premier prix de peinture, ce qui lui permet un séjour d’études à Rome.
Le Bolonais Pelagio Palagi (1775-1860), avant son départ pour la cour de Turin en 1832, fut l’un des protagonistes de la peinture d’histoire a Milan avec son collège vénitien Francesco Hayez. Alors que le peintre vénitien choisit des sujets aux contours politiques, Palagi, se contente de thèmes plus neutres dans les schèmes conventionnels propres à la peinture romantique. Aux expositions de l’académie de Brera de 1820 et 1822, où Hayez triomphe avec Pietro Rossi et les Vêpres Siciliennes, Palagi présente deux tableaux monumentaux consacrés au même sujet : Rencontre de Charles VIII avec Gian Galeazzo Sforza à Pavie en 1494, un événement mystérieux et émouvant (la mort pour un possible empoisonnement du jeune Gian Galeazzo) qui avait eu comme témoins Ludovic le More et le roi de France Charles VIII.
La peinture de Pelagio Palagi est admirée par sa rigueur philologique, fruit de l’étude des portraits anciens des personnages, des costumes et des ambiances des époques évoquées. Une démarche semblable caractérise le tableau de Giuseppe Diotti (1779-1846), La Cour de Ludovic le More de 1823. En partant de la gauche : un page ouvre la porte au secrétaire Bartolomeo Calco. Au centre de la scène se trouvent le cardinal Ascanio, la duchesse Béatrice d’Este (sœur d’Isabelle d’Este, grande mécène de la Renaissance) et le duc Ludovic le More, à qui Léonard de Vinci montre le projet de la fresque de la Cène. Autour d’eux, on reconnaît d’autres grands personnages de la cour : à gauche, l’architecte Bramante s’entretient avec le mathématicien Luca Pacioli ; à droite, le musicien Franchino Gaffurio lit une partition, le poète Bernardo Bellincioni, couronné de lauriers, et l’historien Bernardino Corio, avec son Historia di Milano sous le bras. La riche bibliothèque personnelle de Diotti réunissant de textes illustrés sur les monuments anciens, les costumes et les armes, fut la principale source d’inspiration pour son travail.
Les Vêpres siciliennes
Dans son œuvre I Vespri Siciliani (Les Vêpres siciliennes) réalisée en 1844-1846, Francesco Hayez dépeint l’épisode historique qui a déclenché la révolte sicilienne contre la domination française des Angevins en 1282. Son œuvre avait pour but d’inciter à la rébellion contre la domination autrichienne en Italie au début du XIXe siècle. L’épisode représenté sur la toile de Hayez s’est déroulé lors de l’office du soir (les « vêpres ») du lundi de de Pâques dans l’église Santo Spirito de Palerme. Sous prétexte de la fouiller, un soldat français porte la main sur une Sicilienne à la sortie de l’église. Son frère tua le soldat ; il s’ensuivit une révolte qui se propagea dans toute l’île et se termina par l’expulsion des Français. L’arrière-plan peint dans des couleurs douces, fait ressortir les couleurs des personnages du premier plan, tous peints dans des couleurs fortes : rouge-orange, noir, bleu…
À droite, le mari tient dans ses bras la femme (peinte par Hayez dans des couleurs claires, suggérant l’innocence et la pureté), évanouie par l’émotion, tandis que le soldat (qui est français, comme l’indique le lys sur sa robe), vêtu d’habits sombres, s’effondre sur le sol. Derrière eux, un personnage lève les bras, tenant un couteau et incitant la foule à la révolte. Le meurtrier, l’épée toujours dégainée, observe l’effet de son geste d’un regard sévère et sans peur. Autour de lui, d’autres personnages observent la scène avec étonnement. La colonne surmontée de la croix, juste au-dessus du soldat français, a une valeur symbolique : le geste du Français n’est pas seulement une violation des normes de la civilisation, c’est un péché. L’épisode des Vêpres siciliennes était particulièrement cher aux Italiens du XIXe siècle. Les patriotes n’ont aucun mal à s’y reconnaître et à y voir leur condition : occupation étrangère, orgueil blessé, désir de révolte. Hayez suggère ainsi que la révolte contre l’occupation étrangère n’est pas seulement politique, mais aussi religieuse, et qu’elle concerne tout le monde.
Le romantisme historique en Toscane
Giuseppe Bezzuoli (1784-1855) est le chef de file de la peinture d’histoire à Florence, où le débat artistique est dominé par la revue Antologia, dirigée entre 1821 et 1833 par l’écrivain d’origine genevoise Giovan Pietro Vieusseux. Dans ce milieu, les nouveaux idéaux du romantisme circulent grâce aux collaborateurs du périodique, tels Giovanni Battista Niccolini et Francesco Domenico Guerrazzi. Ce dernier, en particulier, inspire les artistes avec sa production de romans historiques. Quant à Niccolini, professeur et bibliothécaire de l’Académie des beaux-arts à Florence, son rôle est fondamental dans la création de deux tableaux monumentaux de Bezzuoli, qui marquent l’affirmation du romantisme historique en Toscane. Le premier est L’Entrée de Charles VIII à Florence, achevé en 1829 pour le grand-duc Léopold II. Le 17 novembre 1494, le roi de France entre à Florence en souverain : Piero de Médicis, fils de Laurent le Magnifique, alors à la tête de la ville, n’a pas envoyé d’armée pour l’arrêter en raison de son isolement et de l’absence d’alliés, ce qui suscite l’indignation des Florentins. Dans la scène, les protagonistes jouent tous un rôle important, de même que le peuple décrit dans ses réactions diverses. L’artiste insère une série d’illustres personnages florentins, tels que Maquiavel, Piero Capponi et Savonarole au moyen desquels il rend hommage à l’histoire de la cité et présente au public un contenu riche en détails. Au premier plan, une petite nature morte synthétise les sentiments contradictoires suscités par l’événement : des fleurs et des pierres sont exposées sur le sol que le roi s’apprête à traverser.
Entre 1837 et 1838 Giuseppe Bezzuoli exécute encore un autre tableau La Découverte du corps de Manfredi après la bataille de Bénévent destiné à Anatole Demidoff, un illustre prince ruse qui a réuni dans sa ville près de Florence, une grande collection dans laquelle se distinguent les peintures d’histoire françaises avec de œuvres d’Ingres, Delacroix, Delaroche, Sheffer, autant des modèles qui vont contribuer au développement de la peinture italienne. Le tableau se réfère à un événement évoqué par Dante dans la Divine Comédie et ne fait que confirmer la fortune grandissante des thèmes liées au poète de ces années, notamment à Florence. Cette source d’inspiration sera encore à l’honneur en 1842, dans un tableau de grand format de Giuseppe Sabatelli, représentant le célèbre condottiero Farinata degli Uberti à la bataille du Serchio. La force expressive et le dynamisme de la scène, caractérisée par une grande violence, peuvent être rapprochés de Delacroix et d’Horace Vernet.
Giuseppe Belluci (1827-1882) interprète le thème de la mort d’Alexandre de Médicis, fils illégitime de Laurent II de Médicis. Alexandre (défini comme un « prince inepte et un homme très abject » loin de la grandeur des premiers Médicis) avait été tué en 1537 par son cousin Lorenzino. La scène restitue la stupeur du cardinal Cybo et de son secrétaire Francesco Campana, secondé d’un serviteur qui, en ouvrant les volets, éclaire brusquement la pièce et révèle le crime. Le corps du duc git à terre, avec autour de lui les signes d’une lutte féroce. La vivacité et le contraste des couleurs, tout comme les touches saillantes de lumière, témoignent de la fréquentation de l’artiste à Florence, des peintres Macchiaioli et des rapprochements avec leur poétique réaliste. Il parvient à créer l’atmosphère théâtrale de la scène.
Les divers épisodes de la vie du peintre florentin Filippo Lippi, racontés à l’origine dans les Vies de Vasari, ont acquis une véritable contemporanéité en 1817 avec la version sensiblement romancée incluse par Stendhal dans son Histoire de la peinture en Italie. Le jeune Paul Delaroche expose au Salon de 1824 un Philippi Lippi, chargé de peindre un tableau pour un couvent, devient amoureux de la religieuse qui lui servait de modèle. Le peintre ligurien Gabriele Castagnola avait quitté Gênes dans les années 1850, pour se joindre au milieu artistique plus ouvert, et alors plus florissant, de Florence. Il a certainement eu connaissance de l’album de l’œuvre de Delaroche publié après la mort de l’artiste en 1858. Mais il a dû aussi être sensible à l’influence toujours vivante d’Ingres, dont les rapports avec les peintres florentins avaient longtemps été étroits. Dans le tableau réalisé par Castagnola en 1871, Filippo Lippi et Lucrezia Buti, le peintre renforce l’effet de la couleur locale en précisant le détail du cadre architectural, qui sont visiblement représentatifs du style médiéval toscan. Mais l’intérêt principal de la scène réside surtout dans le traitement curieux et maniéré du rapport intense entre les deux corps. Si le sujet arrive par l’intermédiaire de Delaroche, son élaboration par Castagnola rejoint plutôt les procédés stylistiques d’Ingres.
Le succès emporté par Francesco Hayez engage d’autres artistes italiens à cultiver une même inspiration empruntée au romantisme historique, parmi lesquels Francesco Podesti (1800-1895). Actif à Rome, mais recherché et apprécié dans toute l’Italie, sa peinture d’histoire puise surtout aux événements de la vie d’hommes illustres, plus particulièrement sur les scènes de vies d’écrivains ou d’artistes, restituées dans un langage académique. On assiste, en même temps, à une remise en question de la suprématie de ce genre pictural et de l’autorité des académies des beaux-arts et de leur enseignement.
À l’approche de l’unité italienne, la recherche d’un langage artistique se focalise sur l’identité nationale. Face à l’expérimentation réaliste du Napolitain Domenico Morelli (1823-1901), encore teinté de réminiscences romantiques semble prévaloir un purisme académique et néo-Renaissance inspiré du modèle ingresque. C’est le cas aussi du Siennois Luigi Mussini et de son école, au sein de laquelle apparaissent des artistes comme Pietro Aldi, Amos Cassioli et Cesare Maccari. Ils sont les auteurs d’une peinture d’État destinée à célébrer dans les sièges institutionnels du nouveau royaume d’Italie tant les gloires du passé que les plus récentes entreprises militaires (entre 1859 et 1860) qui ont rendu possible la naissance de cette nation.
La grande peinture murale du peintre siennois Amos Cassioli (1832-1891), Provenzan Salvani sur la piazza del Campo à Sienne commandée à l’artiste grâce à une souscription populaire, illustre un célèbre passage de la Divine Comédie de Dante (Purgatoire, Canto XI, vers 127-142) selon lequel, lors de la bataille de Tagliacozzo, Mino dei Mini, l’un des guerriers ayant combattu pour Corradino de Souabe contre Charles Ier d’Anjou, aurait été fait prisonnier par ce dernier. Le souverain angevin demande alors au célèbre condottiero siennois Provenzan Salvani une rançon de 10 000 florins à verser dans un délai d’un mois pour libérer son ami, qui sera sinon exécuté. Ne disposant pas de cette somme, Provenzan Salvani, homme au tempérament fier et hautain, n’aurait pas hésité à mendier publiquement sur la Piazza del Campo auprès de ses concitoyens qui, le voyant s’humilier pour aider son ami, auraient été pris de pitié en lui offrant l’argent nécessaire au paiement de la rançon.
Dans cette fresque, Cassioli, habile peintre d’histoire, réussit à reconstituer le cadre médiéval dans lequel se déroule la scène avec un grand sens théâtral, grâce à une interprétation personnelle de l’architecture qui forme la toile de fond de la place, à un rendu minutieux des costumes de l’époque et à l’étude psychologique des passions qui agitent l’âme des personnages.