Gustav Klimt

Plaire à beaucoup est un mal.

Sauf dans la première partie de son œuvre, dédiée à l’historicisme, Gustav Klimt de son vivant n’a jamais cherché la popularité. Au contraire, il a toujours privilégiée l’expression d’un art répondant à une problématique personnelle. En fondant la Sécession en 1897, il insistait même sur la nécessité d’un « art libéré des exigences du marché » et se réapproprie la pensée de Schiller : « Si tu ne peux plaire à tous par tes actes et ton art, plais à peu. Plaire à beaucoup est un mal ». C’est durant la période dite « dorée », qu’est né le véritable Gustav Klimt. Ponctuée de scandales, son œuvre à donné lieu aux singulières et imposantes peintures de l’Université et à la Frise Beethoven, dont les thèmes centrés sur les grands problèmes de l’existence (le cycle de la vie, l’amour, l’art) ne cesseront de se développer dans les travaux ultérieurs. Enfin, dans la période dite « fleurie », l’artiste s’est engagé dans une recherche très éloignée de celle de ses contemporains, alors préoccupés par la conflit mondial, pour faire part d’un dialogue entamé avec lui-même. Perpétuant son penchant pour l’érotisme, il propose les solutions qui lui sont propres pour accepter avec quiétude la condition tragique de l’humanité.

Dame à l’éventail, Gustav Klimt, 1917-1918
Dame à l’éventail, Gustav Klimt, 1917-1918, Collection privée.

Les techniques et les matériaux que Klimt utilise sont ceux des arts appliqués (l’or, l’argent, la mosaïque), mais l’artiste dépasse l’opposition traditionnelle entre sujet et décor, englobant le tout dans une manière unifiée et aboutie (Danaé, 1907, Le Baiser, 1907). Avec la frise du palais Stoclet à Bruxelles (1909-11), le processus de de symbolisation à travers l’élément décoratif, est accompli et souligné également dans la thématique : L’Arbre de la vie, l’Attente, Le Baiser sont œuvres où les visages s’enchâssent comme des pierres dans un enchevêtrement de matières précieuses.

Gustav Klimt : Première période

Gustav Klimt est né le 14 juillet 1862 à Baumgarten, un faubourg de Vienne. Fils d’artisan, il étudia à l’École des arts et métiers de Vienne (1876-83). Le programme et les méthodes d’enseignement de la Kunstgewerbeschule étaient assez traditionnels pour l’époque, ce que Klimt n’a jamais remis en question. Grâce à une formation intensive en dessin, il est chargé de copier fidèlement les décorations, les dessins et les moulages en plâtre des sculptures classiques. La formation du jeune artiste comprend également l’étude approfondie des œuvres du Titien et de Pierre Paul Rubens. Klimt a également eu accès à la collection de tableaux du maître espagnol Diego Velázquez du musée des beaux-arts de Vienne, pour lequel il a développé une telle affection que, plus tard dans sa vie, Klimt a déclaré : « Il n’y a que deux peintres : Velázquez et moi ». Klimt est également devenu un grand admirateur de Hans Makart (le peintre d’histoire viennois le plus célèbre de l’époque), et en particulier de sa technique, qui utilise des effets de lumière dramatiques et un amour évident pour la théâtralité et l’apparat. Gustav Klimt participe, dès 1879, à des travaux de décoration en collaboration avec son frère Ernst et avec Franz Matsch (organisation des noces d’argent du couple impérial ; esquisse d’un rideau de théâtre à Karlsbad, vers 1880 ; plafond et lunettes de l’escalier du Burgtheater de Vienne, 1886). Ces entreprises collectives, largement influencées par le style de Hans Makart, valurent à Klimt la commande des fresques du Kunsthistoriches Museum à la suite des premières reconnaissances officielles, celle du décor de la grande salle de l’université de Vienne (1893) dont la difficile exécution fut accompagné de polémiques enflammées et même d’une interpellation à la Chambre, dues à l’audace de la conception symbolique et décorative.

La Musique, 1895, Gustav Klimt
La Musique, 1895, Gustav Klimt, Munich, Neue Pinakothek.

Lié à Arnold Böklin, au symboliste belge Fernand Khnopff et à Jan Toorop, Klimt compte parmi les fondateurs, en 1897, de la Sécession viennoise dont il devint rapidement une personnalité dominante, puis le président (1898), et pour laquelle il dessina beaucoup (affiches des expositions, illustrations pour la revue Ver Sacrum). Il fit de nombreux voyages et eut de grands succès à Paris, à Dresde, à Berlin et en Italie, où il étudie la mosaïque à Ravenne. En 1917, en reconnaissance de son prestige international, il fut élu membre honoraire des Académies des beaux-arts de Vienne et de Munich.

Junius, 1896, Gustav Klimt
Junius, 1896, Gustav Klimt, Vienne, Wien Museum.

Oublié par la critique pendant une certaine période, son œuvre a été redécouverte dans le cadre de la réévaluation de l’Art nouveau où s’intègre parfaitement sa manière décorative qui le situe dans le symbolisme européen. La composition rythmique, l’accentuation donné au traitement de la ligne, le choix de couleurs émaillées et de matériaux précieux et abstraits, mêlés à un déconcertant réalisme expressif des personnages, introduisent dans les grands cycles décoratifs (Philosophie, Médecine et Jurisprudence, pour l’université de Vienne (1900-08 ; Frise Beethoven pour l’exposition de la Sécession de 1902) des contenus symboliques et ésotériques complexes.

Gustav Klimt : Frise Beethoven

En 1902, les peintres Sécessionnistes organisent leur 14e exposition, une célébration du compositeur Ludwig van Beethoven, pour laquelle Gustav Klimt peint sa célèbre Frise Beethoven, une œuvre massive et compliquée qui, paradoxalement, ne fait aucune référence explicite à l’une des compositions de Beethoven. Au contraire, elle était considérée comme une allégorie complexe, lyrique et très ornée de l’artiste en tant que Dieu. Chaque création disposée dans l’édifice transformé en église célébra ainsi le culte de l’art et de l’artiste. C’est à Beethoven, créateur demi-dieu, chantre de la joie ayant doté Vienne de ses plus belles œuvres, que ses membres dédièrent l’exposition. Ornant trois murs de la « nef latérale », la frise de Klimt faisait référence à « L’hymne de la joie » de Schiller qui avait inspiré la Neuvième Symphonie de Beethoven. Peinte à la détrempe sur un enduit sec, recourant à divers objets (clous, bijoux, miroirs…), figurant un espace dénué de profondeur et offrant des parties vierges, elle différait de ses ouvrages précédents.

Frise Beethoven : L’Hymne à la joie, 1902, Gustav Klimt
Frise Beethoven : L’Aspiration au bonheur trouve le repos dans la poésie ou L’Hymne à la joie, 1902, Gustav Klimt, Vienne, Österreichische Galerie.

Klimt, alors en plein débat avec le ministère, s’est sans doute peint lui-même dans l’homme armé et dans celui qui reçoit le baiser. Pour les sécessionnistes, le bonheur était réservé à une élite sensible aux arts. Soulignant l’aspect totalitaire ou biblique du message : l’humanité accède au paradis grâce à un sauveur.

Frise Beethoven : Chevalier avec armure, 1902, Gustav Klimt
Frise Beethoven : Chevalier avec armure, 1902, Gustav Klimt,
Vienne, Österreichische Galerie.

Gustav Klimt : Le Baiser

Œuvre emblématique de sa période dorée, Le Baiser est parée de nombreuses feuilles d’or et d’argent, et son rendu se caractérise par une absence de tridimensionnalité mise au profit d’une juxtaposition d’ensembles décoratifs. La construction de l’espace – le sol est vu d’en haut -, la fixité des figures et la luminosité des textures sont empruntées à l’art japonais, tandis que les motifs d’ornement évoquent les mosaïques de Ravenne. Le tableau présente l’étreinte d’un couple. Selon les idées admises à l’époque, la femme es passive, intuitive, poétique, comme l’indique le canevas de sa robe remplie de courbes, de cercles et de fleurs colorées, contrairement à l’homme dont le caractère rationnel et entreprenant est signifié par les rectangles noirs et blancs de son kimono. Mais par le traitement abstrait de la scène, l’artiste indique que l’amour total n’est possible que dans un lieu irréel, à l’abri de la société. Ce thème très exploité au début du siècle (cubistes, expressionnistes, surréalistes) reflétait la volonté collective inconsciente d’abolir la différence entre les sexes. Il se dégage du Baiser de Brancusi (1908) une grande simplicité, de celui d’Edvard Munch (1897) de l’effroi, de celui de Klimt une sérénité idéalisée : ces différentes interprétations rappelant combien cette aspiration fut à l’origine d’un grand changement des consciences.

Le Baiser, détail, 1908, Gustav Klimt
Le Baiser, détail, 1908, Gustav Klimt, Vienne, Ôsterreichische Galerie.

Madones bienveillantes et femmes fatales

L’exécution de portraits de grandes dames et parfois de grandes bourgeoises a permis à Gustav Klimt de s’assurer un revenu régulier, notamment après l’scandale des peintures de l’Université qui mit un terme à sa collaboration avec les institutions officielles. Sensible au symbolisme, qui préconisait de suggérer plus que de décrire – comme la faisaient aussi les préraphaélites, Gustav Klimt prend soin de plonger ses modèles dans une profonde obscurité (Madame Heymann, v. 1894). Insatisfait du résultat, il recourt ensuit à une autre technique consistant à rendre floue l’image et à baigner ses modèles de lumière. À ses figures énigmatiques succèdent, à partir de 1900, les effigies flamboyantes de la période dorée, qui mettent en scène des créatures gigantesques semblant crier leur désir d’émancipation (Portrait d’Adèle Bloch-Bauer I). Jusqu’en 1910, le peintre veillera à insérer ses visages dans un univers abstrait et primitif traduisant le faste de leur vie.

Fritza Riedler, 1906, Gustav Klimt
Fritza Riedler, 1906, Gustav Klimt,
Vienne, Ôsterreichische Galerie
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Adèle Bloch Bauer I, détail, 1907, Gustav Klimt
Adèle Bloch Bauer I, détail, 1907, Gustav Klimt, New York, Neue Galerie.

Mireille Dottin-Orsini a montré en quoi cette période illustre une conception phallocentrique de la femme. Fantasme misogyne, elle est à la fois gigantesque, sublime, souvent rousse, avide d’argent, croqueuse d’hommes et personnifiée dans les figures historiques et mythologiques qui foisonnent alors : Judith, Salomé, Danaé, Circé, Sapho… Intervenant dans une période de montée de l’antisémitisme, elle trouve une incarnation complète de la « belle juive » qui suscite un attrait irrésistible en même temps que de la répulsion (comme dans Judith II de 1909). « Fatale » à l’homme, elle illustre à la fois l’objet et la crainte du désir masculin. La peinture, à l’exception de Schiele, célèbre toutefois sa beauté. Au XIXe siècle, avec Klimt et ses confrères, on passe ainsi de la madone bienveillante, qui renvoie à la Vierge Marie, à la femme fatale qui renvoie Ève la pécheresse. À la même époque, dans Une chambre a soi, Virginia Wolf montrait que la femme du XIXe siècle, en bénéficiant d’un espace personnel et en gagnant de l’argent, trouverait une place dans la société. Il semble que chez ses confrères cette évolution était associé à un haut crime de lèse-machisme.

Judith II, 1909, Gustav Klimt
Judith II, 1909, Gustav Klimt, Venise, Galleria d’Arte Moderna.

Mystérieux, hypnotisants, ou gays et insolites, les portraits de Gustav Klimt, contrairement à ceux de Vuillard, de Sickert ou de Blanche, mirent au jour l’aptitude de la peinture à révéler l’univers imaginaire et matériel des femmes, potentiel dont allaient se servir Gerstl, Schiele et Kokoschka pour manifester leurs névroses. En effet, en 1909 eut lieu la seconde et dernière exposition « Kunstschau », qui accueillait un nouveau disciple de Klimt, le jeune Schiele, et nombre d’éminents artistes européens symbolistes, impressionnistes, expressionnistes et fauves. Klimt y présenta Judith II, qui marque la fin de sa période dorée, tandis que le contact avec ces jeunes talents le propulsait dans une nouvelle crise artistique.

Le Baiser, Gustav Klimt ; Le Cardinal et la nonne, Egon Schiele
Le Baiser, 1908, Gustav Klimt, Vienne, Ôsterreichische Galerie ; Le Cardinal et la nonne, 1912,
Egon Schiele, Vienne, Collection privée.

Des fleurs pour contrer l’angoisse de la mort

Au cours de la dernière décennie de sa vie, Gustav Klimt a partagé une grande partie de son temps entre son atelier et son jardin à Hietzing, à Vienne, et la maison de campagne de la famille Flöge. Au cours de ces étés, Klimt réalise nombre de ses étonnants paysages en plein air (pourtant souvent sous-estimés), tels que Le parc (1909/10), souvent à partir d’une barque ou d’un champ en plein air. Abandonnant largement l’usage des feuilles d’or et d’argent, et l’ornementation en général, l’artiste commence à utiliser de subtils mélanges de couleurs, comme le lilas, le corail, le saumon et le jaune. Les paysages offriront à Klimt l’occasion de multiples expérimentations – à partir de l’atmosphère énigmatique des symbolistes (Forêt d’hêtres I, 1902), du pointillisme de Seurat (Champ de coquelicots, 1907) de la virulence des expressionnistes (Jardin au crucifix, 1911-1912), des simplifications de Cézanne (L’Église d’Unterach sur l’Attersee, 1916) -, et surtout de découvrir les motifs fleuris qui détermineront la dernière étape de son œuvre.

Schloss Kammer II ; Jardin aux tournesols, Gustav Klimt
Schloss Kammer sur le lac Attersee, II, 1909 ; Jardin aux tournesols, 1907, Belvedere, Vienne.

Le 11 janvier 1918, Gustav Klimt est victime d’une attaque cérébrale qui le laisse paralysé du côté droit. Alité et ne pouvant plus peindre ni même dessiner, Klimt sombre dans le désespoir et contracte la grippe. Il meurt le 6 février, l’une des victimes les plus célèbres de la pandémie de grippe de cette année-là. Il n’est que l’un des quatre grands artistes viennois à mourir cette année-là : Otto Wagner, Koloman Moser et Egon Schiele ont tous succombé, ce dernier ayant également été victime de la grippe. Au moment de sa mort, divers courants de l’art moderne, dont le cubisme, le futurisme, Dada et le constructivisme avaient tous attiré l’attention des Européens créatifs. L’œuvre de Klimt était alors considérée comme faisant partie d’une époque révolue de la peinture, qui se concentrait encore sur les formes humaines et naturelles plutôt que sur une déconstruction, ou un renoncement pur et simple, à ces mêmes choses.

Bibliographie

Philippe Thiébaut. Klimt. L’art plus grand. Hazan 2024
Gilles Néret. Klimt. Taschen 2015
Tobias G. Natter. Gustav Klimt. Tout l’œuvre peint. Taschen 2018
Sylvie Girard-Lagorce. Klimt. La réalité transfigurée. Geo 2024
Serge Sanchez. Klimt. Gallimard 2017