Stuart Davis, pionnier de l’art moderne américain
Fils du directeur artistique de la Philadelphia Press, Stuart Davis (Philadelphie 1894 – New York 1964) a commencé sa carrière, comme la plupart des artistes de sa génération, en tant qu’illustrateur graphique ; décisif dans sa formation fut son contact avec Robert Henri, qui était un collaborateur de la revue de son père. Après avoir déménagé avec sa famille dans le New Jersey, Davis quitte l’école en 1910 pour suivre les cours de peinture de Robert Henri à New York, et il se consacre à peindre la vie des rues, avec ses couleurs, ses formes et sa musique, adoptant une gamme chromatique sombre, appréciée par son maître. La participation à l’Armory Show de 1913 a profondément influencé le développement de sa peinture : impressionné par la simplification formelle et, surtout, par la couleur décorative des Fauves, il a décidé de devenir un artiste « moderne », développant un style personnel caractérisé par une palette de couleurs vives. En 1917, après avoir rencontré les peintres précisionnistes Demuth et Sheeler, il tente la voie de l’abstraction : il ne peint plus devant la nature, mais déplace son attention de la couleur vers la structure, du fauvisme au cubisme. Attiré par Paris et par l’art abstrait, il y passe un an en 1928, puis retourne à New York, ville vitale par excellence, où l’artiste peut exprimer le meilleur de son art. David déclarerait ne pas vouloir copier Matisse et Picasso mais peindre la scène américaine, en précisant son appartenance a la nouvelle culture moderniste. À partir de 1931, il enseigne à l’Art Students League ; malgré le recul général vers des formes de réalisme renouvelé dans la culture de son pays, il continue à défendre le point de vue moderniste. En 1933, il rejoint le Federal Art Project, créant trois peintures murales abstraites. Engagé politiquement, il a été élu président de l’Artist’s Union et directeur de son organe officiel, Art Front.
Davis qui, à dix-neuf ans, avait exposé plusieurs petites aquarelles à l’Armory Show et avait été tenu pour un prodige, fut le premier peintre américain a se donner pour tâche de dominer les fondements même du cubisme ; il ne voulait pas l’imiter servilement mais à l’utiliser à des fins proprement américains. Dans Multiple Views, Davis explore les idées cubistes sur la simultanéité, l’espace discontinu et les points de vue changeants, tout en conservant une imagerie naturaliste. Aussi problématique et complexe soit-elle, Multiple Views est une œuvre de jeunesse importante dont l’insistante bidimensionnalité et l’utilisation de mots et de signes (dans le garage à droite) en font un signe avant-coureur de l’œuvre de maturité de Davis.
Déçu par le réalisme de l’Ashcan School et par l’enseignement de Robert Henri, Davis s’en détourna parce que, selon lui, il avait démoli les vieilles pratiques académiques sans rien construire de nouveau a sa place. En visitant l’Armory Show en 1913, l’artiste a été profondément impressionné par l’art abstrait importé de Paris, et dans ses œuvres ultérieures, il s’éloigne de plus en plus du style figuratif.
Pendant les années qui suivent l’Armory Show, Davis est en Amérique le porte-parole et le plus ardent défenseur de l’art abstrait. En 1935, le Whitney Museum fait preuve d’audace et organise une exposition consacrée à la peinture abstraite américaine. Pour son catalogue, David écrit un texte traitant des origines de l’abstraction en Amérique. Il porte au crédit de l’Armory Show l’introduction de l’art abstrait aux États-Unis, ainsi que l’abolition de l’asservissement pratiqué par l’académisme. Abstrait convaincu, Davis soutient que « l’art, n’est pas et n’a jamais été le reflet de la nature. Tous les efforts pour illustrer la nature sont condamnés à l’échec ».
Les abstractions publicitaires
Pendant les années vingt, en réponse à l’ère industrielle et à la montée du consumérisme, Davis réalisa un certain nombre de peintures abstraites inspirées d’étiquettes de produits commerciaux qui, à des nombreux points de vue, son les prototypes du Pop art. Comme les peintres précisionnistes à la même époque, il essayait de donner aux thèmes les plus ordinaires une monumentalité paradoxale. Les formes plates et les contours précis de Charles Demuth, qu’il rencontra, l’influencèrent beaucoup. Dans des œuvres comme Lucky Strike (1921) ou Sweet Caporal de la série Tobacco still-lifes, la disposition abstraite est bâtie sur l’étiquette d’un paquet de cigarettes. Davis pour la première fois se sert de chiffres et de lettres. Il finira par les utiliser agrandies et comme motif décoratif majeur. En revanche, dans Edison Mazda, avec son espace aplati et sa composition en forme de collage, ressemble aux natures mortes cubistes de Picasso ou de Braque. Plutôt que de représenter des supports à pipes et des chandeliers, Davis inclut un objet manufacturé contemporain : une ampoule bleue de soixante-quinze watts.
Néanmoins, les premières peintures complètement abstraites de Davis sont sa série de Fouets à œufs (Egg Beater) de 1927. Par leurs plans, qui sont plats, par leurs silhouettes précises, leurs angles et leurs courbes purement mécaniques, ces œuvres sont très proches des abstractions puristes de Léger et des peintures géométriques qui se font en même temps en Europe.
Paris – New York
En dépit du succès du réalisme, Davis ne s’écarta jamais de la ligne qu’il s’était fixée. À la suite de son voyage à Paris en 1928-1929, il utilise à nouveau des éléments figuratifs, mais il les aplatit pour en tirer des motifs décoratifs à deux dimensions. Rentré à New York, il dit qu’il peut « démentir le bruit décourageant selon lequel il y a des centaines de jeunes peintres modernes à Paris dont le travail dépasse de très loin celui de leurs équivalents américains. Il estime au contraire que « le travail qui se fait ici es comparable à tous les points de vue avec ce qu’il il y a de mieux là-bas ». Davis prenait peut-être ses désirs pour la réalité mais il voulait probablement remonter le moral des artistes abstraits et son enthousiasme redonna courage – et ils en avaient besoin – à des artistes new-yorkais tels que son jeune voisin Ad Reinhardt ou au peintre cubiste David Smith. Du reste, Davis en vint à considérer que travailler à New York était un avantage, car cette ville était le noyau même du déploiement d’énergie et de dynamisme qui était en train de faire de l’Amérique l’une des nations les plus puissantes du monde.
D’après Davis, la question la plus importante à poser à une peinture est la suivante : « La peinture que voici, que définit une surface à deux dimensions, me fait-elle éprouver quelque chose dans le domaine des émotions ou celui des idées ? »
Le rythme du jazz dans la toile
À l’image de nombreux peintres américains des années 30, Davis participait activement a des mouvements d’opinions gauchisantes ; il peignit un certain nombre de grandes œuvres murales destinées à des édifices publics. La plus connue de celles-ci, qu’il exécuta pour la station de radio WNYC, lui permit d’exprimer visuellement sa passion pour le jazz dans une composition faite de symboles musicaux. Le jazz, l’une des grandes forces créatrices des États-Unis, n’inspira pas seulement Davis ou Mondrian, mais aussi des artistes des années quarante et cinquante qui tinrent leurs improvisations pour des équivalents picturaux aux improvisations musicales du cool jazz. Dans Mural for studio B, WNYC, Municipal Broadcasting Company, le titre et le contexte nous donnent quelques indices : Il s’agit de la radiodiffusion. Nous sommes avant l’ère de la télévision. Il s’agit de la station de radio WNYC, une station très importante, qui diffuse toutes sortes de choses, y compris du jazz, la musique que Davis aimait. Le saxophone, si nous le suivons vers la droite, est lié à cette zone grise centrale, avec ce qui ressemble à un peu de ciel, peut-être un mât et des gréements.
À la recherche d’un art qui exprime la vitalité de la civilisation américaine, Davis identifie dans le jazz un aspect caractéristique et tente de traduire son rythme sur la toile. Arboretum by Flashbulb incarne les rythmes syncopés du jazz américain et le dynamisme de la vie moderne. Travaillant avec une palette limitée à cinq couleurs, plus le noir et le blanc, l’artiste a produit un tour de force de motifs, de formes, de combinaisons de couleurs et d’ambiguïtés spatiales. Abstraite au point d’être méconnaissable, l’image est basée sur un jardin, momentanément illuminé par la lumière jaune et rouge du flash d’un appareil photo.
Davis était un grand fan d’Al Smith, un populiste qui s’opposait à la prohibition, ce qui était crucial du point de vue de Davis. Gouverneur de New York pendant quatre mandats, Smith avait perdu la course à la présidence en 1928. Dans New York Mural, de 1932, Davis représente des objets associés au gouverneur : des chapeaux derby et l’Empire State Building, par exemple. Dans le coin supérieur gauche, la lune rejette une coupe de champagne. Le tigre avec une queue de serpent fait allusion à Tammany Hall, la machine politique démocrate qui dominait la politique de la ville de New York.
La théorie de l’espace-couleur de Davis
Davis est essentiellement un peintre abstrait de genre. Ses formes hérissées, ses couleurs violentes et ses rythmes syncopés sont des équivalents visuels de la vie urbaine américaine. Dans Report from Rockport, la profusion de couleurs, de lignes et de formes masque presque le sujet du tableau, la place animée de Rockport, dans le Massachusetts. Bien que la scène soit remplie de pompes à essence, d’arbres et d’enseignes de magasins, Davis rappelle l’industrie florissante de la pêche de la ville avec des images d’eau, de drapeaux nautiques, de cordes et d’un filet de pêche de la Seine. Considérée comme l’une des œuvres clés de l’artiste dans les années 1940, Report from Rockport illustre parfaitement la théorie de l’espace-couleur de Davis, dans laquelle les juxtapositions de couleurs créent l’illusion de la profondeur.
Davis : œuvres de la maturité
Les tableaux de la production mature sont une sorte de puzzle de formes géométriques, de collages vertigineux, indéchiffrables et très colorés, exprimant la vivacité et la richesse de la ville et de la vie moderne. Dans les années quarante, sans doute sous l’inspiration de Matisse, il éclaircit sa palette e invente des thèmes décoratifs encore plus audacieux et plus complexes qui trouveront leur aboutissement dans les abstractions longuement mûries des années 1950-1960, où l’imagerie populaire se trouve associée à un sens extrêmement raffiné de la couleur et de la forme. L’exemple fourni par Davis fut d’une importance capitale pour de nombreux peintres plus jeunes que lui. Sa personnalité même se trouve au centre de toute la vie artistique new-yorkaise de la fin des années trente. Avec ses chemises criardes, son style didactique, son intelligence étincelante, il fut une source d’inspiration et de réconfort permanents pour des artistes plus jeunes comme Arshile Gorky, qui comprenait l’œuvre de Léger, Picasso, Miró et Kandinsky, à savoir, les noms les plus prestigieux.
Aux yeux de Davis, l’Armory Show fut le moment décisif de toute sa carrière. Chez lui, l’impact du cubisme est plus profond que chez d’autres peintres américains tels que George Bellows, Guy Pène du Bois et Edward Hopper, qui exposèrent aussi à l’Armory Show. Aucun d’eux ne devait devenir un peintre abstrait mais tous, après cette exposition, se mirent à simplifier leurs formes, à les réduire à de purs volumes géométriques. Pour Davis, comme pour Dove, O’Keeffe, Hartley et Marin, le réel était un point de départ. Pour les réalistes, qui ne voulaient ou n’étaient pas capables de laisser leur imagination prendre son envol, il constituait également un point de départ jusqu’à l’arrivée du Pop art dans les années soixante.
Bibliographie
Rylands, Philip. Stuart Davis. Little, Brown and Company, 1998
Haskell, Barbara. Stuart Davis. In Full Swing. Prestel, 2016
Collectif. La peinture américaine. Gallimard. 2002
Collectif. Swing Landscape: Stuart Davis and the Modernist Mural. Yale University Press, 2020