New York et l’art moderne

L’Armory Show et ses conséquences

Les institutions qui existaient en Amérique au début du XXe siècle et dont le but était de former les jeunes peintres, la National Academy of Design par exemple, étaient toutes devenues conservatrices et constituaient pour cette raison une autorité contre laquelle il fallait se rebeller. C’est la raison pour laquelle il décidèrent en 1913, de monter une importante exposition, qui devait connaître la gloire sur le nom d’Armory Show et qui a probablement été l’événement le plus important de toute l’histoire de la peinture américaine. L’exposition, pour ses organisateurs, était un acte participant de l’esprit nouveau en train de libérer toutes les formes d’art. Le personnage essentiel de l’Armory Show fut Arthur B. Davis, être aristocratique, membre d’honneur du Groupe des Huit, dont la passion réelle, s’exerçait à l’égard du modernisme qui régnait en Europe. Pour donner corps a cette entreprise, ces Américains décidèrent donc d’associer à leur manifestation plusieurs de leurs contemporains européens. Un tiers environ des quinze cents œuvres exposées à l’Armory Show était européen. L’exposition s’ouvrit le 17 février 1913 à l’Armurerie du 69e Régiment d’Infanterie de New York, mais ce fut plus un succès de scandale qu’un succès d’estime. Néanmoins, cette réaction ne fut dirigée contre les jeunes réalistes américains, mais contre les créations plus progressistes des Européens et surtout celles de Matisse et de Marcel Duchamp, notamment le Nu descendant l’escalier qui devint le symbole de l’exposition tout entière. Grand nombre des premiers supporters de l’exposition, dont William Glackens, espéraient beaucoup de la rencontre du réalisme américain (d’où devaient émerger des figures comme Edward Hopper) et de l’art européen. Le résultat n’en fut que plus déprimant : il affirmait sans autre débat que la peinture américaine, à côté de la technique et des idées européennes, manquait totalement de maturité. De toute évidence, l’exposition ne gagna pas aux artistes américains le vaste mouvement de sympathie sur lequel ils avaient compté. Les peintres américains s’étaient peut-être imaginé que le travail de l’Ashcan School était novateur et stimulant. Lorsque les boxeurs de Bellows et les vues urbaines de Luks se trouvèrent confrontés avec des abstractions influencées par l’Europe, telle que le Coney Island de Joseph Stella, leur nouveau réalisme parut brutalement, brusquement vieux jeu. Bien que le public ait reculé d’horreur devant le modernisme et l’abstraction, bien qu’il se soit moqué de Matisse et de Duchamp, grand nombre de jeunes peintres américains prirent très rapidement conscience de l’importance de ce qu’ils voyaient ; une voie plus rapide que toute autre leur était offerte pour parvenir à l’indépendance. L’exposition marque aussi le début de l’intérêt des collectionneurs américains et du public pour les avant-gardes contemporaines.

Batailles de lumières, Coney Island, 1913, Joseph Stella, New Haven, Yale University Art Gallery.
Batailles de lumières, Coney Island, 1913, Joseph Stella, New Haven, Yale University Art Gallery.

Tout comme Joseph Stella, avant la fameuse année 1913, de nombreux artistes américains avaient été formés dans les écoles d’art et les ateliers de Paris, d’Allemagne ou d’Italie. L’influence de l’avant-garde européenne commença à se répandre grâce à la réaction enthousiaste de peintres comme Max Weber, John Marin, Patrick Henry Bruce, Alfred Maurer, Arthur B. Carles, Arthur G. Dove ; Charles Sheeler, Charles Demuth, Preston Dickinson, ces derniers, principaux représentants du futur mouvement précisionniste ; Morgan Russell et Stanton Macdonald-Wright, qui ont assisté à la naissance du cubisme en France et ont suivi le cours des autres mouvements qui s’y sont développés dans les premières années du XXe siècle.

Conception Synchromy, 1914, Stanton MacDonald-Wright, New York, Museum of Modern Art.
Conception Synchromy, 1914, Stanton MacDonald-Wright, New York, Museum of Modern Art.
Goat, 1935, Arthur G. Dove, New York Metropolitan Museum.
Goat, 1935, Arthur G. Dove, New York Metropolitan Museum.

Influencé par le style de Matisse et des Fauves, Max Weber adopte une palette accompagnée d’un sens marqué de la forme, inspirée de Cézanne, qu’il admire beaucoup. Plus tard, après avoir rejoint le groupe d’avant-garde de Stieglitz, il s’est approché de l’art abstrait des cubistes et des futuristes, comme dans Restaurant chinois, qui appartiennent à la phase de maturité de l’artiste.

Restaurant chinois, 1915, Max Weber, New York, Whitney Museum of American Art.
Restaurant chinois, 1915, Max Weber, New York, Whitney Museum of American Art.

La Galerie 291 d’Alfred Stieglitz

Les deux groupes américains les plus importants à être représentés à l’Armory Show furent l’Ecole de la poubelle (Ashcan School of New York realists) et l’ensemble d’artistes exposant à la galerie connue sous le nom de 291 d’après son numéro sur la Cinquième Avenue, appartenant au photographe Alfred Stieglitz. Ce dernier entretenait d’étroits contacts avec les modernistes européens dont il importait les œuvres bien avant l’Armory Show. Le goût de Stieglitz était si averti qu’il fut le premier au monde à consacrer une exposition à Brancusi. Il n’y à rien d’étonnant à ce que la Galerie 291 (qu’il a dirigée de 1908 à 1917) et le périodique de Stieglitz, Camera Work – le premier à publier un texte de Gertrude Stein – se soient autant intéressés à la photographie en tant que forme d’art qu’au modernisme en tant que style artistique, puisque c’est la photographie qui sonna le glas du réalisme. Bien que les artistes qu’il ait aidés le plus fidèlement soient nés en Amérique – John Marin, Marsden Hartley, Arthur Dove et Georgia O’Keeffe qu’il épousa en 1924 – Stieglitz exposa pratiquement tous les premiers modernistes américains importants. Les rapports des artistes de 291 avec leurs contemporains européens furent fort complexes. À l’exception de Georgia O’Keeffe, ils firent tous le voyage en Europe et plusieurs d’entre eux avaient certainement lu l’essai de Kandinsky Du spirituel dans l’art qui parut en traduction anglaise à l’époque de l’Armory Show.

Lower Manhattan, 1920, John Marin, New York, Museum of Modern Art.
Lower Manhattan, 1920, John Marin, New York, Museum of Modern Art.

En un certain sens, les artistes qui exposèrent à 291 et plus tard dans les autres galeries de Stieglitz, The Intimante Gallery (1925-1929) et An America Place (1929-1934) furent amenés par leurs ambitions et par l’intensité de leur vie à peindre des paysages. Chacun de ces créateurs inventa une vision très personnelle du paysage américain. Alors que Henri, Sloan et les autres réalistes voulaient élever au niveau d’un thème artistique « le paisible désespoir » qui résumait l’existence de l’Américain moyen, Dove, Marin, O’Keeffe et Hartley demandèrent aux formes naturelles des équivalents à leurs expériences intérieures.

Sunrise, 1916, Georgia O’Keeffe, Santa Fe, Nouveau-Mexique, Georgia O’Keeffe Museum.
Sunrise, 1916, Georgia O’Keeffe, Santa Fe, Nouveau-Mexique, Georgia O’Keeffe Museum.

Marsden Hartley (1877-1943)

Après une formation à la Chase School de New York et à la National Academy of Design, Harley a commencé sa carrière en 1907 dans un style impressionniste, mais deux ans plus tard, lorsqu’il a exposé pour la première fois à la Galerie 291, son style est devenu plus mature, avec de nombreux petits coups de pinceau colorés formant des masses sombres. Financé par Stieglitz, il se rend à Paris en 1912, où il se familiarise avec l’œuvre de Cézanne, Picasso et les Fauves. L’année suivante, il se rend à Berlin, une expérience décisive qui marque profondément sa peinture : le contact avec les expériences abstraites de Kandinsky et avec la couleur émotionnelle et colorée de Franz Marc donne à la peinture de Hartley une audace formelle et une violence chromatique jamais expérimentées auparavant. De retour en Amérique en 1914, alors que l’Europe est au bord de la guerre, Hartley produit ses œuvres les plus connues : le schéma cézannien initial se transforme en un style figuratif aux formes cubistes et aux couleurs exaspérantes et expressives.

Himmel, vers 1914-1915, Marsden Hartley, Kansas City, Nelson-Atkins Museum of Art.
Himmel, vers 1914-1915, Marsden Hartley, Kansas City, Nelson-Atkins Museum of Art.

En 1916, après un second voyage à Berlin, Hartley expose de nouveau a la Galerie 291, où sa peinture s’impose comme la réponse américaine la plus complète et la plus incisive à l’art européen, notamment à l’expressionnisme allemand. La Croix de fer est un hommage symbolique à un officier allemand tué pendant la Première Guerre mondiale, dans une représentation audacieuse du militarisme allemand : suivant des modalités abstraites, des décorations et insignes militaires sont combinés, dans une palette de couleurs expressionnistes, avec des drapeaux et des croix. À partir de 1917, il abandonne l’art abstrait pour divers styles figuratifs ; cette recherche le conduit à la définition d’une peinture immédiate, parfois visionnaire, caractéristique de sa manière tardive.

La Croix de Fer, 1916, Marsden Hartley, Saint Louis, Washington University Gallery of Art.
La Croix de Fer, 1916, Marsden Hartley, Saint Louis, Washington University Gallery of Art.
Handsome Drinks, 1917, Marsden Hartley, New York, Brooklyn Museum.
Handsome Drinks, 1917, Marsden Hartley, New York, Brooklyn Museum.
Fisherman’s Last Supper, Nova Scotia, 1940-41, Marsden Hartley, Purchase, New York, Neuberger Museum of Art.
Fisherman’s Last Supper, Nova Scotia, 1940-41, Marsden Hartley, Purchase, New York, Neuberger Museum of Art.

Arthur G. Dove : pionnier de l’abstraction

Unanimement reconnu comme le premier artiste abstrait d’Amérique, Arthur Garfield Dove (1880-1946) a connu les nombreux changements et influences des styles modernistes d’Europe, importés à New York par Stieglitz, bien que son art conserve un fond d’expressionnisme. Il a commencé sa carrière en 1903 à New York en tant qu’illustrateur pour des magazines et des journaux, mais sa formation artistique a ensuite été complétée à Paris, où il s’est installé en 1907. Impressionné par l’extraordinaire pouvoir expressif des peintures des fauves vues l’année suivante au Salon d’Automne, Dove est encouragé à entamer sa propre quête. Partant d’une simplification de l’impressionnisme, l’artiste a capturé l’essence de la nature, la traduisant ensuite, par une interprétation subjective, en formes et en couleurs, jusqu’à arriver à l’expressionnisme abstrait. En 1910, Dove peint au pinceau et au couteau à palette six petites abstractions, des zones chromatiques vertes, jaunes et ocres qui représentent les premières œuvres abstraites américaines ; cependant, ses « extractions » – comme Dove les appelle – sont des improvisations contemporaines de Kandinsky. En 1910 également, Dove expose pour la première fois à la Galerie 291, dans le cadre de l’exposition Young American Artists organisée par Stieglitz en contrepoint de l’ Exhibition of Independent Artists de Robert Henry.

Voiles, 1912, Arthur G. Dove, collection privée.
Voiles, 1912, Arthur G. Dove, Collection privée.

En 1912, Stieglitz organise sa première exposition personnelle ; cependant, la même année, Arthur Dove quitte la grande métropole et s’installe à Westport, dans le Connecticut, à la recherche de la nature dans les lieux de son enfance. Dove partage avec Marsden Hartley l’amour de la nature et le désir d’expérimenter l’expressivité symbolique. Son art trouve ses racines dans le paysage : l’artiste scrute la nature de l’intérieur, de près, captant quelques formes essentielles, qu’il fluidifie et circonscrit d’un trait sinueux. Dove développe résolument son style visionnaire, sans se soucier des exigences du marché et de ses propres difficultés financières ; pendant quelques années, il vit et travaille sur un bateau amarré dans le détroit de Long Island.

Le naufrage du transbordeur (Ferryboat Wreck), 1931, Arthur G. Dove, New York, Whitney Museum of Art.
Le naufrage du transbordeur (Ferryboat Wreck), 1931, Arthur G. Dove, New York, Whitney Museum of Art.

Les compositions de Dove ne sont pas au centre de la toile, mais en repoussent plutôt les limites, instables et provisoires. Dans Sunrise I, le soleil, vu de la petite maison de Long Island, se lève à travers les arbres, organiques et géométriques, provoquant certaines sensations chez l’artiste, que Dove tente à son tour d’exprimer sur la toile : non pas l’apparence du lever du soleil, mais l’expérience qui en découle. L’environnement naturel à portée de main suggère à l’artiste des motifs formels pour ses compositions de plus en plus abstraites et visionnaires.

Sunrise I, 1937, Arthur G. Dove, Boston, Museum of Fine Arts.
Sunrise I, 1937, Arthur G. Dove, Boston, Museum of Fine Arts.
Trois formes II (Tree Forms II), 1935, Arthur G. Dove, Washington, The Philipps Collection.
Trois formes II (Tree Forms II), 1935, Arthur G. Dove, Washington, The Philipps Collection.
U.S., 1940, Arthur G. Dove, Madrid, Museo Thyssen Bornemisza.
U.S., 1940, Arthur G. Dove, Madrid, Museo Thyssen Bornemisza.

Le Synchromisme

Les Américains qui ont entièrement compris le sens du cubisme pendant les deux décennies succédant à l’Armory Show sont très peu nombreux. Quelques artistes américains vivant à Paris maîtrisèrent mieux ses données essentielles. Séduits par les théories néo-impressionnistes de la couleur qui poussèrent Delaunay à transformer le cubisme en un lyrisme de lumière et de couleur et appelé « Orphisme » par le poète André Breton, deux peintres, Stanton McDonald-Wright (1890-1973) et Morgan Russell (1886-1953), inventèrent une forme américaine (en ce sens que ce sont des peintres américains qui la créèrent et lui donnèrent son nom) du cubisme « orphique ». McDonald-Wright et Russell baptisèrent leur propre mouvement du nom de « Synchromisme », dans un manifeste publié à l’occasion de leurs expositions tenues à Munich et à Paris en 1913. Synchromia était le nom d’un des tableaux de Russell, et signifiait « avec de la couleur ». Les abstractions synchromistes sont un simple compromis avec le modernisme, comme presque toutes les œuvres créées par les Américains entre l’Armory Show et la Grande Dépression. Les seules exceptions sont les volumes colorés et opaques de Morgan Russell et surtout les compositions plates et profondément structurées de Patrick Henry Bruce.

Synchromia, 1913, Morgan Russell, Houston, Museum of Fine Arts.
Synchromia, 1913, Morgan Russell, Houston, Museum of Fine Arts.
Four Part Synchromy, Number 7, Morgan Russell, 1914-1915, New York, Whitney Museum of American Art.
Four Part Synchromy, Number 7, 1914-15, Morgan Russell, New York, Whitney Museum of American Art.

Associant un rouge primaire à des bleus, des lavandes et un blanc pastel, Bruce, qui, comme Max Weber, a travaillé avec Matisse, remplace le clair-obscur par le noir et le blanc dont il fait des couleurs. Le fossé séparant la peinture américaine et la tradition classique était tout particulièrement douloureux à Bruce qui chercha un ordre stable, architectonique, et chez qui la rigueur géométrique se fonde sur des éléments horizontaux et verticaux répétant et renforçant les limites naturelles de la peinture. Ses œuvres possèdent une monumentalité absente des œuvres dites cubistes des Américains « demi-abstraits » ; ces derniers croyaient qu’un art illustratif ou académique pouvait recevoir des apparences modernes par la simple adjonction des effets de surface du cubisme.

Composition II, 1919, Patrick Henry Bruce, Yale University Art Gallery.
Composition II, 1919, Patrick Henry Bruce, Yale University Art Gallery.

Stanton McDonald-Wright (Charlottesville, Virginie, 1890-1973) d’origine néerlandais, et élève à New York de Robert Henri, était le frère du remarquable critique Willard Huntington Wright, qui perdit toute objectivité devant le synchromisme. Il y lut la fin de la peinture et la naissance d’un art désincarné qui serait fait de lumière et de couleur pure et où l’on pourrait « jouer » des tons et des formes comme d’autant d’instruments de musique. Intellectuel et théoricien comme son frère, McDonald-Wright utilisa la couleur avec sensibilité dans ses glacis transparents de tons superposés où alternent en combinaisons harmoniques des couleurs complémentaires. Mais comme la majorité des peintres américains, McDonald-Wright ne comprit pas que le cubisme s’attaquait avant tout au problème de la profondeur picturale, qu’il recherchait un espace mince ressemblant plus à celui des bas-reliefs qu’à celui de la peinture traditionnelle. Après 1920, McDonald-Wright se tourne vers une peinture plus figurative pour revenir en 1953 au synchromisme.

Abstraction à partir du spectre (Disposition 5), 1914, Stanton McDonald-Wright, Des Moines, Iowa, Des Moines Art Center.
Abstraction à partir du spectre (Disposition 5), 1914, Stanton McDonald-Wright, Des Moines, Iowa, Des Moines Art Center.
Synchromy N°. 3, 1917, Stanton McDonald-Wright, New York, Brooklyn Museum.
Synchromy N°. 3, 1917, Stanton McDonald-Wright, New York, Brooklyn Museum.
Synchromie orientale en bleu et vert, 1918, Stanton McDonald-Wright, New York, Whitney Museum of American Art.
Synchromie orientale en bleu et vert, 1918, Stanton McDonald-Wright, New York, Whitney Museum of American Art.

Les collègues de Bruce aux États-Unis cherchèrent un compromis entre l’abstraction et la représentation, entre le modernisme et l’académisme. La plupart de ces tentatives, celles d’hommes tels que Henry Lee McFee, Maurice Sterne, Alexander Brook, Bernard Karfiol, etc., pour adapter le cubisme à l’Amérique furent des échecs. Le cubisme était aussi français que la Renaissance avait été italienne. Les tentatives américaines pour dominer ses prémisses essentielles menèrent à des contresens totaux à l’égard de Cézanne, de Picasso et de Braque.


Bibliographie

Prown, J.D. & Rose, B. La peinture américaine. De la période coloniale à nos jours. Skira, 1969
Goddard.D. La peinture américaine. Herscher. 1991
Collectif. La peinture américaine. Gallimard. 2002
Collectif. La peinture américaine des années 1930. Hazan, 2016
Collectif. American Art. Merrell Holberton, 2021