Le Précisionnisme ou cubo-réalisme
Les précisionnistes ou cubistes réalistes, firent appel aux méthodes de composition des cubistes ; ils interprétèrent des sujets fondamentalement réalistes en les réduisant à leur géométrie essentielle. Bien que leurs thèmes soient indubitablement américains – les silos, les rampes à grain, les usines en quoi l’historien Lewis Mumford avait chanté l’humilité des formes les plus modestes – la plupart des précisionnistes n’auraient pu exister sans le cubisme. Comme la majorité des artistes américains, les précisionnistes ne s’intéressèrent pas aux cubistes majeurs (Braque ou Picasso) mais aux créateurs moins célèbres de ce mouvement : le cubisme « épique » de Gleizes et de Metzinger qui, à l’instar des futuristes, traitèrent des thèmes urbains dans un style en fait assez conservateur ; Picabia et Duchamp qui se trouvaient à New York à l’époque de l’Armory Show – Gleizes en visite, Picabia qui allait s’y installer pour quelque temps et Duchamp qui allait y rester pour devenir citoyen américain et exercer à lui seul, jusqu’à sa mort en 1968, l’influence la plus puissante à laquelle ait été soumise la peinture américaine moderne. Les abstractions cubistes de Max Weber de 1912-1915, par exemple, avec leurs formes répétées, leurs thèmes urbains, sont de toute évidence très proches parentes du cubisme « épique ». Ce n’est pas l’analyse des formes mais au contraire leur réduction au sens chimique, leur simplification qui fut le but des précisionnistes. Ils comptèrent dans leurs rangs Charles Sheeler, Charles Demuth, Morton Schamberg, Preston Dickinson et Ralston Crawford, pour ne nommer que les plus importants, et s’attaquèrent, de même que Joseph Stella dont le travail est proche de leur, à des thèmes spécifiquement américains. Comme alternative à la décomposition cubiste, les précisionnistes adoptent la représentation axonométrique, typique du dessin architectural et industriel, tout en divisant l’espace de manière géométrique, au moyen de rayons lumineux bien délimités.
Morton Schamberg, il a peut-être été inspiré par l’imagerie des machines de Marcel Duchamp et d’autres artistes du mouvement Dada comme Francis Picabia.
L’œuvre de Ralston Crawford inspirée de l’univers familier des paysages urbanisés et industrialisés, tend a réduire le sujet à la plus élémentaire géométrie, est pour cette raison souvent rapproché de Sheeler et de Demuth. Mais, dès la fin des années 40, son travail s’oriente vers l’abstraction. Crawford était également un excellent photographe, dont les œuvres se trouvent dans de nombreux musées. Les formes plates et réduites de ses compositions proviennent davantage de la photographie que du cubisme, dont l’influence est considérée par de nombreux critiques américains comme fondamentale pour l’approche précisionniste.
À l’image des peintres pop qui vinrent après eux, les précisionnistes représentèrent des sujets modestes, objets ordinaires ou courants de la civilisation industrielle. L’intervention manuelle disparaissant très rapidement aux États-Unis, les précisionnistes, inventeurs de la production en série, mirent leur honneur à travailler bien. Demuth dit qu’il devait son respect du travail manuel à Marcel Duchamp ; Sheeler s’intéressa aux formes nettes et précises des objets et des meubles des shakers, un ancien groupe religieux qui tenait la qualité du travail manuel pour un équivalent à la qualité morale de l’être humain.
Charles Sheeler
Principal interprète du mouvement précisionniste Charles Sheeler (Philadelphie, 1883 – New York, 1965), est devenu peintre après avoir suivi des études de photographie, ce qui a constitué une expérience décisive pour ses recherches ultérieures. Après avoir fréquenté une école de design industriel pendant trois ans, il s’inscrit en 1903 à la Pennsylvania Academy of Fine Arts, où il termine ses études sous la direction de William Merritt Chase. Au cours des années suivantes, il se rend à Londres, en Hollande et en Espagne ; enfin, en 1908, il visite l’Italie, étape décisive pour la rencontre à Arezzo avec les fresques de Piero della Francesca, un peintre capable de construire des édifices rigoureux, éclairés par une lumière cristalline, aspects qui sont également présents dans l’œuvre de maturité de Sheeler. Sa formation est complétée par un voyage à Paris, qui lui permet de se familiariser avec les tendances les plus avancées de l’art européen, menées par Cézanne et Matisse. De retour en Amérique, il participe en 1913 avec six œuvres à l’Armory Show, en 1916 à l’exposition Forum, organisée par Stieglitz et Robert Henri et, en 1917, à l’exposition des Indépendants. Dans tous les cas, il a montré qu’il avait assimilé les nouveautés du modernisme. En 1919, il s’installe à New York où, pour subvenir à ses besoins, il combine peinture et photographie, travaillant pour les magazines Vogue et Vanity Fair. L’année suivante, il se tourne vers le paysage urbain comme motif de ses peintures et photographies : installations industrielles et gratte-ciel, ainsi que détails architecturaux, sont les protagonistes de ce que l’on peut définir comme un réalisme métaphysique. En peignant des paysages new-yorkais, Sheeler a suivi la voie empruntée par les photographes et les peintres au cours de la première décennie du siècle. Cependant, si l’on compare l’œuvre de Sheeler avec la production de Max Weber, on remarque que, tandis que les essais plus audacieux de Weber (présent à l’Armory Show) s’approchent du cubisme, Sheeler va plus loin, proche de la possibilité, indiquée par Man Ray, d’une peinture photographique et surréaliste.
Peintre, photographe et architecte, Sheeler a réalisé une synthèse audacieuse entre le cubisme de sa phase synthétique et la photographie de Stieglitz : des volumes géométriques et des surfaces nettes caractérisent les paysages intérieurs, dominés par des installations industrielles et des chemins de fer, symboles de la modernité. La délimitation précise des surfaces et des contours et les couleurs claires et uniformes, ont valu à Sheeler et aux autres précisionnistes le surnom « d’immaculés ».
Les représentations d’intérieurs, dont sa maison de South Salem, décorée dans le style des Shakers, fabricants de meubles et d’objets design peu coûteux et fonctionnels, démontre l’intérêt de Sheeler pour l’art populaire américain, typique des années 1930.
Dans la phase de maturité, Sheeler entame un processus de simplification et de réitération des formes mécaniques, bien représenté dans Stacks in Celebration, peuplé d’innombrables cheminées, qui se succèdent de manière rythmique donnant du mouvement à la scène. Contrairement à la technique cubiste des images simultanées, Sheeler utilise des images superposées dans un sens photographique. La familiarité avec la photographie, pratiquée à profusion jusqu’en 1929, détermine, dans la production picturale ultérieure, l’adoption d’aspects dérivés de celle-ci, tels que l’agrandissement photographique et la luminosité des couleurs.
Charles Demuth
Avec Charles Sheeler, son contemporain, Charles Demuth (Lancaster, Pennsylvanie, 1883-1935) est le plus important représentant du courant du précisionnisme, également connu sous le nom de cubo-réalisme, et partage la même passion pour la photographie, l’architecture et le design industriel. Après une période d’apprentissage à l’Académie des Beaux-Arts de Pennsylvanie, il étudie de 1912 à 1914 à l’Académie Julian à Paris où, élégant et ironique, anticonformiste et habile causeur, il gagne l’amitié des écrivains et des artistes. L’expérience du cubisme lui a donné les moyens de devenir l’un des premiers expérimentateurs modernistes en Amérique. Toutefois, cette orientation cubiste s’accompagne d’un ensemble de caractéristiques typiquement américaines, depuis le choix de l’artiste de motifs urbains et industriels jusqu’à son sens des proportions et de l’immédiateté expressive. Il présente sa première exposition personnelle en 1915, à la Daniels Gallery de New York ; il devient ensuite membre du groupe d’avant-garde de Stieglitz, avec lequel il expose avant la guerre à la 291 Gallery, puis, entre 1926 et 1929, à l’Intimate Gallery. Habile illustrateur, il se tourne vers l’architecture et, plus généralement, vers l’environnement urbain et industriel de New York et de Lancaster, ville industrielle de Pennsylvanie (où il est presque condamné à y demeurer pour le restant de ses jours à cause d’une forme rare de diabète). Une fois qu’il s’est approprié les thèmes de Sheeler, l’artiste les a développés selon des modalités expressives très personnelles : après avoir simplifié leur géométrie, il les aplatit contre la surface pour les diviser rythmiquement, modulant la lumière et la couleur. Dans les années 1920, il réalise une série de portraits-affiches en l’honneur de ses contemporains inspirés par Picabia : il s’agit de compositions peuplées d’objets, de lettres et de chiffres, qui rappellent les collages cubistes et anticipent les solutions les plus avancées du Pop Art.
Avec son style dépouillé et léger, Demuth investit les cheminées industrielles de Lancaster d’une intemporalité associée à l’architecture de l’Égypte ancienne.
Confiné par la maladie dans la ville industrielle de Lancaster, il rappelle dans une lettre à Stieglitz combien « il est horrible de travailler dans la désolation de notre pays d’hommes libres, mais c’est ici que mon art doit prendre racine ». Avec ses représentations sobres et en même temps audacieuses de citernes, de silos à grains et d’usines, l’artiste exalte l’Amérique industrielle.
En raison de leur caractère formel, de leur élégance et de leur maîtrise des principes fondamentaux du cubisme les peintures de Charles Demuth sont à l’avant-garde. Avec son sens subtil de la couleur, sa touche légère, particulièrement évidente dans ses aquarelles exquises, définissent l’œuvre de Demuth. De plus, son rejet de la profondeur, ses dispositions frontales font de lui un artiste moderne au plein sens du terme.
Si, avant la Première Guerre mondiale, les artistes américains se sont déplacés en grand nombre vers l’Europe, notamment à Paris, attirés par l’art abstrait, dans un second temps, au milieu des années trente, un changement de tendance décisif a été constaté. Aux yeux des artistes européens, New York apparaît comme une ville cubiste et futuriste : la machine, âme du monde moderne, y atteint sa plus haute expression ; il est donc raisonnable de penser que c’est aux États-Unis que l’art du futur s’épanouira brillamment. L’enthousiasme pour la ville, avec ses gratte-ciel et ses métros, se retrouve dans les peintures de Lyonel Feininger, qui, après son retour aux États-Unis en 1936, a surtout peint des paysages urbains. Stuart Davis est le seul artiste de cette période qui continue à définir le point de vue moderniste avec ses abstractions étincelantes.
Bibliographie
Prown, J.D. & Rose, B. La peinture américaine. De la période coloniale à nos jours. Skira, 1969
Goddard.D. La peinture américaine. Herscher, 1991
Collectif. La peinture américaine. Gallimard, 2002
Collectif. La peinture américaine des années 1930. Hazan, 2016
Collectif. American Art. Merrell Holberton, 2021