Rosso Fiorentino (Florence 1494 – Fontainebleau 1540)
On ne sait rien concernant les premières années de formation de Giovan Battista di Jacopo, dit Rosso Fiorentino, surnommé aussi le Rosso à cause de la teinte de ses cheveux. Du même âge que le Pontormo, il avait un caractère très différent : bavard, affable, de physique avenant, aimant la philosophie et la musique. Il fut l’un des créateurs du maniérisme florentin avec Pontormo et d’autres artistes qui avaient étudié les cartons de Michel-Ange et de Léonard de Vinci, pour les deux Batailles du palais de la Seigneurie. Avec une force égale à celle de Pontormo, le Rosso affirme des choix très différents. L’étrangeté recherchée est obtenue par la violence, la virulence même avec laquelle l’image joue avec les formes ou les thèmes proposés. Le peintre semble tout faire pour « déranger » : la Déposition de 1521 est devenue un spectacle d’acrobatie exécutée par des pantins symétriques et caricaturaux ; la géométrie abstraite et – éventuellement – tragique de la croix et des échelles est contredite par la gesticulation outrée jusqu’à l’absurde et du dérisoire. Ici, la contradiction s’introduit dans le sentiment religieux : la robe de sainte Madeleine est abstraitement découpée et c’est arbitrairement irréaliste l’élan du geste que la jette aux pieds de Marie ; le Rosso a poussé jusqu’à l’absurde le goût volumétrique d’Andrea del Sarto. Le paradoxe sape ici l’émotion ; mais, dans le saint Jean, il devient un appel direct au spectateur et lui imposer l’image du désespoir ; cette invention – qui inverse le rapport habituel du saint à la Croix -aura une postérité notable au Cinquecento.
D’après les sources, en 1512, Rosso Fiorentino réalisa avec le Pontormo la prédelle (perdue) de l’Annonciation peinte par Andrea del Sarto pour l’église San Gallo (actuellement Florence, Galerie palatine). Toujours dans la lignée d’Andrea, avec le Pontormo et Franciabigio, le Rosso travailla ensuite pour les servites de Santissima Annunziata et peignit à fresque l’Assomption de la Vierge dans le petit cloître des Voti. Dans le bas, les personnages mouvementés d’apôtres ne sont pas exempts d’influences de Dürer, alors que plus haut, autour de la Vierge, figure un mouvement tourbillonnant d’anges d’un réalisme très vif mais chargé. La fresque anticipe aussi presque les idées de Raphaël (la Transfiguration) et de Titien (l’Assomption), mais l’élan du surnaturel ne peut se développer glorieusement : il est comme brisé par une série de détournements où l’attention est prise, occupée à apprécier le paradoxe de la couleur ou la dissonance d’une caricature. Ce genre d’effet est si fort dans la Sainte Conversation ou Retable Ognissanti de 1518 que le commanditaire, refuse l’œuvre.
Le retable représente la Vierge et l’Enfant entre saint Jean Baptiste, saint Antoine Abbé, saint Étienne et saint Jérôme. Les visages des saints, assombris par de lourdes ombres, sont dénués de la sérénité qui caractérisent les visages des retables traditionnels. Chez le Rosso, chaque référence à la culture figurative florentine antérieure, et en particulier à celle d’Andrea del Sarto, est reprise au sein de modes d’expression d’un esprit si différent que ces paisibles clauses de style semblent presque portées à une exacerbation caricaturale, dont le résultat avait été pour le moins déconcertant pour ses contemporains.
L’anecdote célèbre de Vasari à propos de ce petit retable le prouve. Ce retable avait été commandé à Rosso en 1518 par monseigneur Leonardo Buonafede, recteur de l’hôpital de Santa Maria Nuova, mais, à peine celui-ci eut vu « tous ces saints diaboliques, Rosso ayant l’habitude de peindre dans ses ébauches à l’huile certaines physionomies cruelles et égarées…, qu’il s’enfuit de chez lui et ne voulut plus du retable, disant qu’on l’avait trompé. »
La Déposition de Croix de Volterra
Rosso Fiorentinio s’éloigna de Florence pendant trois ans. Il séjourna notamment à Piombino, à la cour des Appiano et à Volterra. Pendant son séjour à Volterra, le Rosso réalisa la Déposition de croix, signée et datée, pour la chapelle de la compagnie de la Croix, située à côté de l’église San Francesco. Il s’agit du tableau le plus célèbre du Rosso, qui a toujours été apprécié pour sa force expressive et dramatique. La scène occupe tout le premier plan sur le fond bleu d’un ciel plat et abstrait. Elle est construite par des lignes brisées autour de la croix et de l’échelle. Les personnages, très altérés, sont caractérisés par des formes allongées et anguleuses, des poses déformées et acrobatiques, des visages grotesques, bouleversés par la douleur et le désarroi. Les couleurs sont vives et brillantes, changeantes et complémentaires. Les rouges et les jaunes dominent et sont enflammés par les violentes projections d’une lumière surnaturelle. Les liens avec le classicisme florentin de la Renaissance, alors en plein épanouissement, sont maintenus en apparence, surtout comme une méthode stylistique, mais les variations atteignent une tension si désespérée, une tonalité si outrée que le thème fondamental en est à peine reconnaissable.
L’impeccable équilibre de la composition va ici de pair avec les hardiesses chromatiques d’un jaune et d’un rouge incandescents, les acrobaties improbables sur des échelles de personnages émaciés à l’aspect diabolique, réunis autour du corps livide et abandonné, le mouvement passionné d’une sainte femme rouge flamme et desséchée par la douleur, agrippée aux genoux de la Vierge, tandis qu’un saint Jean désespéré se tient discrètement à l’écart, la tête entre les mains.
L’image est tragique. Mais elle l’est indirectement, par le malaise même qui doit susciter le traitement paradoxal, caricatural parfois, des figures bien connues. En déplaçant le sentiment, en obligeant le spectateur à un dédoublement de sa perception devant un thème si abondamment représenté, Rosso veut déranger. Il s’installe ainsi d’emblée comme un des premiers grands Maniéristes toscans ; il crée sa manière propre, source d’éventuelles commandes ; il révèle aussi un trait fondamental qui anime les plus grandes peintures religieuses « maniéristes » : la difficulté à vivre harmonieusement la foi chrétienne dans ces années troubles.
L’image religieuse maniériste peut cependant acquérir d’autres complexités à travers lesquelles s’expriment une foi réelle, et même un appel ardent vers la divinité. Dans la Allégorie de la Salvation ou Sainte Famille, les paradoxes sont multipliés : sainte Anne (Élisabeth?) est devenue prophétesse, sorcière ou Parque caricaturale tentant d’arracher à une Madone vêtue de noir un Enfant terrorisé, tandis qu’au premier plan est étendu le corps nu d’un adolescent – mort/endormi – qui doit bien être saint Jean-Baptiste. Ce qui surgit de la stridence corrosive de l’image, c’est le sentiment d’une mort imminente, d’un désastre inéluctable, d’une déchirure tragique : le scandale de la mort de Jésus. Le peintre le fait sentir en rompant délibérément l’atmosphère traditionnellement souriante de ce type de scène : la mort du Christ ne s’y rappelait qu’en se dissimulant dans quelque symbole ou emblème (exemple, le bracelet rouge dans le bras de l’Enfant dans la Madone à la Rose du Parmesan) ; elle est ici présente, dans l’inquiétude même du spectateur affronté à une étrangeté horrible.
De retour à Florence en 1521-1522, Rosso peignit les retables monumentaux de deux églises importantes, l’un pour la chapelle Dei à Santo Spirito et l’autre pour la chapelle Ginori à San Lorenzo : les Noces de la Vierge où Rosso recherche des accents plus monumentaux que dans le Retable Dei et un chromatisme brillant, optant presque pour une solution de classicisme plein de verve. Les Filles de Jethro terminent la période florentine avec une œuvre unique et d’une exceptionnelle habileté, où les volumes dynamiques michelangelesques sont condensés dans une structure totalement stratifiée et entrecoupée, dans un violent déchaînement de forces qui a des effets abstraits et précieux.
Ce retable, signé et daté, fut commandé par Carlo Ginori pour l’autel de sa chapelle particulière – consacrée à Marie et à Joseph – à San Lorenzo. Mais l’œuvre présente d’autres saints révérés par Ginori : sur les marches en bas, saint Anne et sainte Apollonie ; puis, à droite, le dominicain saint Vincent Ferrer, qui montre la scène des noces au spectateur. Alors que les œuvres de jeunesse du Rosso exprimaient une grande passion, ici l’artiste est parvenu à un style gracieux et raffiné.
La foule des personnages autour du beau couple est caractérisée par une élégance sophistiquée et par certaines extravagances précieuses qui seront, d’ailleurs, les éléments dominants du maniérisme européen dans les années suivantes. La scène a lieu dans un intérieur trop étroit par rapport au nombre de personnages qui s’y pressent. L’obscurité s’enflamme de lueurs irréelles et de couleurs changeantes. Désormais, l’agencement lucide et ordonné des Saintes Conversations du XVe siècle a été abandonné au profit d’une vision surnaturelle éblouie où l’artifice raffiné l’emporte sur la description précise et véridique.
Son admiration pour Michel-Ange, poussa Rosso à élaborer un traitement grandiose du nu qui, à travers sa vision maniériste, produisit cette extraordinaire œuvre : masse de corps immenses, mêlés en un violent combat aux pieds d’une bergère pâle et à moitié nue entourée de ses brebis effrayées. Son imagination fantastique, lui fit peindre des images qui n’illustrent jamais un événement, mais recréent leur effet émotionnel. Pour Rosso Fiorentino, la forme n’a rien à voir avec le relief, et pas grand chose avec la nature idéalisée : elle sert à rendre visibles les idées.
Le voyage à Rome
Après l’élection du pape Clément VII Médicis (1523), Rosso Fiorentino se rendit à Rome dans l’espoir d’obtenir d’importantes commandes. L’année suivante, il décora avec des tableaux et des stucs la chapelle Cesi à Santa Maria de la Pace (abîmés) ; le Christ mort soutenu par les anges, 1525-1526, marque un tournant dans la carrière de l’artiste, dont les tableaux se feront, après les atrocités du sac de Rome, plus obscurs et plus inquiétants. Au moment du sac de Rome (1527), le Rosso fut capturé, puis, dès qu’on le libéra, il s’enfuit en toute hâte et trouva refuge à Pérouse et en Toscane (Sansepolcro, Arezzo, Città di Castello, Pieve Santo Stefano). En fait, pendant cette période, l’artiste était davantage apprécié par les confréries de province que par les commettants de haut rang de Florence et de Rome. C’est d’ailleurs peut-être pour cette raison qu’il quitta la Toscane en 1530, se rendit à Pesaro et à Venise, puis rejoint la France où il se présenta au roi François Ier. Très estimé par le monarque et par la cour, il commença en 1532 les projets de décoration de la galerie du château de Fontainebleau, puis dirigea les travaux à partir de 1536. Mais, en 1540, il mourut subitement – on soupçonna même un empoisonnement – et ne pu achever l’entreprise.
Tableau d’autel, objet liturgique donc, le « Christ mort » illustre à la lettre le thème de l’adoration du Corpus Christi. Rosso exploite même un thème iconographique ancien, celui du Christ mort soutenu par des anges que le Quattrocento finissant plaçait au registre supérieur du retable. Mais, en concentrant l’attention sur le corps lui-même, en effaçant presque toute allusion à la Passion (les clous, la plaie et la couronne d’épines sont à peine visibles), en ôtant aux anges toute expression de douleur pour ne faire voir que leur amour devant ce corps plus alangui que mort, en affichant sa capacité à combiner la force michélangelesque et la grâce lisse de la « venustà » raphaélesque, le peintre détourne l’adoration de sa finalité première : l’équivoque est au cœur de l’image.
Les cierges qui entourent le Christ mort sont sans doute le reflet des efforts de l’Oratoire de l’Amour divin, fondé sur un renouveau de la pratique religieuse, en faveur d’une illumination permanente de l’autel sur lequel est posé le Saint Sacrement et que domine le retable : relais figuratifs du cierge réel, ils contribuent à rendre spirituel le corps magnifique proposé à l’adoration. N’oublions pas que la perversion incontestable que l’œil du XXe siècle saisit dans cette image pourrait être due, dans une large mesure, au décalage historique et mental ; le commanditaire de l’œuvre, Leonardo Tornabuoni, évêque d’Arezzo, y a peut-être apprécié la mise en forme « moderne » d’une attitude dévotionnelle contemporaine.
L’instabilité tourmentée de son caractère personnel se manifeste dans l’errance de Rosso Fiorentino à travers l’Italie après le sac de Rome. Il faut se garder de faire de la donnée « psychologique » l’explication finale du style : l’outrance, les bizarreries morbides du Rosso sont certainement l’expression d’une attitude personnelle ; cependant il ne s’agit pas d’une nécessité, fruit fatal d’un tempérament maudit. Il s’agit aussi d’un choix conscient et délibéré en faveur d’une formule artistique originale, d’une « manière » propre. Ainsi, attiré à Rome par l’élection de Clément VII qui promet un patronage fertile, il s’y livre à un michélangelisme forcené et pas toujours heureux ; mais chaque image s’offre comme une démonstration d’une variation possible et raisonnée. Avec sa violence devenue plus subtile dans le milieu romain, le Rosso affirme le primat de la recherche artistique sur les considérations « fonctionnelles » traditionnellement impliquées dans l’art religieux. Ce n’est donc pas un hasard si c’est cet artiste qui finit par inventer, à Fontainebleau, un style de cour de portée internationale.
Le Rosso a probablement réalisé cette œuvre pendant son séjour à Rome ou tout de suite après. Il s’agit de l’un des portraits les plus importants de l’artiste, d’une conception originale et raffinée. Le jeune homme, inconnu, se trouve dans une pièce remplie de meubles et d’objets qui indiquent un goût raffiné et une culture d’un haut niveau. La pénombre met d’autant mieux en évidence la lumière dramatique qui illumine ce personnage aux yeux noirs et aux mains noblement fuselées. Son visage décharné et allongé émerge lentement de l’obscurité et révèle un air mélancolique. C’est un portrait particulièrement introspectif où l’intériorité du jeune homme jaillit mystérieusement comme un éclair soudain.
L’art de Rosso Fiorentino est un art « génial » dans la mesure même où il est conscient, délibéré, sophistiqué ; l’artiste utilise sa culture picturale pour mettre en évidence à la fois son propre savoir faire et la situation problématique de la création artistique contemporaine. Ce que le Rosso révèle, plus clairement encore peut-être que Lorenzo Lotto, le Pordenone, le Corrège ou Pontormo, c’est la nature profondément « dialectique » du processus artistique dans l’Italie des années 1515-1530. Un « art élaboré » est en train de prendre forme, appuyé sur une conscience hautement critique de la création elle-même : le Maniérisme.