La « diaspora » des maniéristes après le Sac de Rome
Le maniérisme romain s’exprime surtout dans la seconde moitié du siècle lorsque Rome dévastée en 1527 reprend son importance. Avec le Sac de Rome en 1527, se produisit un exode général se transformant en une véritable diaspora partant dans toutes les directions. Perino del Vaga se trouve en 1528 à Gênes, puis il va à Pise, revient à Gênes, et rentre finalement à Rome pour y assumer un grand rôle sous le pontificat de Paul III Farnèse (fresques du Château Saint-Ange). Le Sac incite également le Parmesan à retourner définitivement en Emilie (où il atteindra le sommet de son art poétique dans des œuvres comme les fresques de la Steccata ou la Madone au long cou), tandis que Rosso Fiorentino, après avoir erré pendant quelque temps entre l’Ombrie et la Toscane (Déposition de Croix 1527-1528, San Sepolcro), prend la décision de s’installer en France ; c’est là que le rejoindront, dans un deuxième temps, le Primatice et Niccolò dell’Abate, Sebastiano Serlio et Benvenuto Cellini, implantant la manière italienne à la cour de Fontainebleau. Polydore de Caravage descend de nouveau dans le Sud et s’y stabilise cette fois, pour y répandre le nouveau langage romain, tout d’abord à Naples puis en Sicile. Et c’est un fait qu’à partir de la fin des années 1520, le maniérisme cesse d’être apanage exclusif des villes de Florence, Sienne (Domenico Beccafumi) ou Rome. Dès avant 1527, du reste, l’arrivée de Jules Romain à Mantoue inaugure dans l’Italie du Nord un nouveau chapitre important des tendances figuratives du XVIe siècle.
Cette composition peut être comparée avec la scène analogue peinte à Mantoue par Jules Romain. On peut supposer qu’il existait une espèce de compétition entre le projet de Mantoue, lancé par Federico Gonzaga, et la décision du « condottiere » Andrea Doria de faire bâtir un palais susceptible de recevoir rapidement Charles Quint à l’occasion de ses séjours répétés à Gênes, où l’empereur devait être accueilli avec un apparat fastueux conçu par Perino lui-même. Jules Romain et Perino del Vaga ont été dans leur jeunesse parmi les élèves les plus brillants de Raphaël. Les fresques du « palazzo del Principe » commandées par Andrea Doria concourent à la diffusion de maniérisme en Europe, favorisée par la dispersion des artistes consécutive au sac de Rome en 1527. Les différentes poses des corps des géants renversés constituent une anthologie convaincante des représentations anatomiques maniéristes.
Le meilleur élève de Raphaël, Giulio Romano, devient naturellement le chef de l’atelier après la mort du maître. Il dirige alors l’exécution de la « Chambre de Constantin ». En 1524, Giulio Romano quitte Rome pour Mantoue et la cour des Gonzaga ; la grande entreprise du palais du Té, dont il conçoit l’architecture et le décor figuré. Dans la vision illusionniste et angoissée de la punition des Titans (salle des Géants) fût représentée la fidélité de Federico II Gonzaga à l’autorité impériale de Charles-Quint. Le style bizarre et emphatique de ce cycle de fresques, chargé de formes désarticulées et parcouru d’ombres noires, devint un des paradigmes de la culture maniériste européenne. La grâce raphaélesque de la salle de Psyché, qui ouvre sur le jardin, contraste avec la terribilità de la salle des Géants, qui lui fait pendant à l’autre bout.
La « manière moderne » vers le milieu du siècle : le grand décor romain
Lorsque la jeune génération née vers 1510 se fait connaître – avec des artistes tels que Daniele da Volterra, Giorgio Vasari, Francesco Salviati, Jacopino del Conte, la Manière entre dans sa phase de maturité, s’institutionnalise. Ces représentants de la seconde génération de maniéristes étaient pour la plupart toscans. La vie des plus actifs d’entre eux est caractérisée par des allées et venues continuelles entre Rome et Florence, ce qui explique le lien étroit reliant le sort des deux villes durant la seconde période de la maniera. À Florence, les sujets se limitent pour l’essentiel à célébrer, sous toutes ses formes, la gloire des Médicis. À Rome, l’élection du pape Paul III Farnèse en 1534 va donner à sa famille l’occasion de s’imposer sur l’échiquier européen. Rivaux tenaces des Médicis, les Farnèse cherchent dans la seconde moitié du XVIe siècle à imiter leur exemple en commanditant pour leur palais à la nouvelle génération florentine des décors célébrant leur gloire. Sur le modèle de la geste médicéenne au Palazzo Vecchio et à la ville de Poggio à Caiano, ils se servent des images pour élaborer un efficace discours de propagande à la thématique récurrente, qui culmine dans les fresques du palais Caprarola (1562-1562). C’est dans un climat traversé par les ferments secrets qui annonçaient l’arrivée des temps de la Contre Réforme, que Michel-Ange, entouré d’un immense prestige, se préparait à fixer le sens de ses expériences tourmentées dans l’œuvre colossale du Jugement Dernier. C’est aussi l’époque où triomphent des représentations mythologiques lourdement allégoriques et d’une extrême complexité. On peint aussi beaucoup de sujets religieux dont l’appareil symbolique est tout aussi obscur. Vasari est conscient de se trouver en plein dans la tourmente d’une civilisation artistique menacée de stérilité parce que tout a été dit par Raphaël, Léonard de Vinci et Michel-Ange (Haute Renaissance). Ces grands ancêtres ont dépossédé leurs héritiers lesquels se trouvent coincés entre deux possibilités : l’imitation systématique de ce qui a déjà été fait, ou l’invention systématique de procédés inouïs et déconcertants. Ou les deux à la fois.
Quand, en 1546, le cardinal Alexandre Farnèse commande à Vasari un cycle consacré à la vie de Paul III pour le palais de la Chancellerie, il lui demande de le réaliser le plus rapidement possible. Le peintre recrute alors sur le champ toute une équipe d’assistants et il achève la décoration en l’espace de cent jours. L’œuvre, dont les inventions littéraires sont fournies par l’humaniste Paolo Giovio, pousse à l’extrême la virtuosité maniériste, ses extravagances et ses accumulations excentriques.
Terminées par Taddeo Zucari, les fresques du palais Farnèse, furent commandées par Ranuccio Farnèse, neveu du pape Paul III. Celles-ci (dernière œuvre importante de Salviati avant sa mort en 1563) figurant parmi les plus extravagantes, les plus spirituelles et les plus sophistiquées du genre.
L’évolution de la maniera est l’expression d’un sentiment religieux vivant, intimement lié aux circonstances mêmes de la vie sociale du Cinquecento. Symptomatique de cette forme élégante du sentiment religieux, la peinture d’oratoires se répand en Italie dans les années 1540. Un des plus grands exemples est celui de l’oratoire de Saint-Jean Décapité à Rome, décoré autour de 1540 par les Florentins romanisés qui affluent dans la cité sous l’impulsion de Paul III Farnèse. La complexité ornementale de la Prédication de saint Jean-Baptiste de Jacopino del Conte, tient en grand partie au fait que l’artiste occulte l’espace au moyen d’un groupe de figures ; la multiplicité inextricable des relations gestuelles se concentre dans une disposition presque ramenée à une frise à l’intérieur de laquelle la disposition ascendante des convertis est fortement contrebalancée par l’accent contradictoire de personnage résistant à la Parole dans la partie droite – équilibré en haut à gauche par l’homme au turban, la main devant la bouche. L’effet est renforcé par la synthèse d’un michélangelisme anatomique traité selon une vénusté raphaélesque.
Dans la Prédication de saint Jean Baptiste de 1538, l’espace est rempli jusqu’aux limites de la vraisemblance, et dans une sorte de vide atmosphérique où les figures s’encadrent comme dans une marqueterie. Les références manifestes aux motifs de la voûte de la Sixtine se cristallisent dans l’air immobile et s’enrichissent de fioritures infinies et de détails. C’était sans aucun doute sa façon toute personnelle de comprendre les subtilités du dessin de Perino.
Cette œuvre de Salviati fait davantage appel à l’école raphaélesque pour un système décoratif inspiré de Peruzzi et de Perino del Vaga. Mais le goût ornemental se marque moins ici par l’extravagance irréaliste des poses, pratiquement abandonnée sinon dans des références presque textuelles réparties dans la frise (interrompue) du premier plan. La manipulation délibérée d’un vocabulaire allusif vise à la narration élégante d’un sujet dont le contenu spirituel n’est guère que le support prétexte d’une admiration raffinée. Les deux personnages de la confrérie, coupés à mi-corps dans la partie inférieur gauche, sont seuls à inviter le dévot dans l’œuvre, et encore le font-ils paradoxalement, puisque l’un des deux appelle l’autre qui se détourne.
On note incontestablement au cours de ces années, et chez des artistes de cette génération, une accentuation de la vogue de Michel-Ange qui accompagne et, dans de nombreux cas, tend à réduire l’influence de Raphaël qui avait caractérisé la période précédente : une vogue à laquelle n’était pas étrangère la présence de Michel-Ange à Rome. Dans la direction indiquée par cette nouvelle tendance, qui remédiait à la difficulté de compréhension rencontrée par le Jugement Dernier au moyen de méditations renouvelées sous la voûte de la Sixtine, la personnalité de Daniele da Volterra (Volterra vers 1509 – Rome 1566), qui fut certainement le plus fervent admirateur de Michel-Ange, faisait son chemin. De formation toscane, sa première œuvre romaine importante est la décoration du Palazzo Massimo, dont la date reste incertaine, probablement en 1538, après les fresques de San Marcello qui furent achevées en 1543. Mais c’est en 1541 que l’on date la plus célèbre des œuvres de Daniele da Volterra, la Descente de Croix de la Trinité des Monts.
La chapelle Orsini, ainsi que la chapelle Della Rovere de l’église de la Trinité des Monts, furent décorées par Daniele, entre 1541 et le début de la décennie suivante. En témoigne cette Déposition, dont on sait que c’était une des œuvres les plus admirées à Rome, en raison de la gravité sévère mais « ornée » de sa composition, et de la plastique sculpturales des personnages. La fresque, récemment restaurée, a retrouvé toute sa lisibilité et sa gamme chromatique du XVIe siècle, altérée par les restaurations effectuées au début du XIXe siècle. Spontanément et presque immanquablement, on songe à la Descente de croix de Rosso, exécutée quelque vingt ans auparavant pour Volterra et qui est l’une des premières et authentiques créations de la « maniera ».
La « maniera grande » de Francesco Salviati
Francesco Salviati (Florence 1510 – Rome 1563) apparaît comme la figure déterminante dans les milieux romains et florentins jusqu’à après le milieu du siècle. Ami intime de Vasari, leur première éducation fut florentine et la plus ancienne mention que nous avons de leur présence est évoquée au moment des émeutes de 1527 qui accompagnèrent l’expulsion des Médicis : les deux jeunes gens, prirent soin, non sans risque, de ramassé au pied du palais de la Seigneurie les morceaux d’un bras du David de Michel-Ange, brisé en trois parties par un banc jeté d’une fenêtre pendant les journées d’insurrection, et le porter religieusement dans la maison de Francesco Salviati. En 1529, Salviati entre dans l’atelier d’Andrea del Sarto, personnalité qui dominait encore dans un milieux où l’on avait pourtant vu tant de faits nouveaux. À Rome Salviati fut très influencé par Raphaël et ses disciples comme Jules Romain et Perino del Vaga, de même que par Rosso Fiorentino. Vasari a évoqué cette période romaine : son ami Salviati et lui dessinaient séparément, de jour, des choses différentes, avant de s’échanger, la nuit, leurs esquisses. Il glana aussi des idées au cours de ses voyages dans le nord de l’Italie, jusqu’à parvenir à un style raffiné et décoratif, une imagerie complexe, une perspective étrange, par une technique accomplie combinant un dessin michelangélesque et la palette pâle et brillante des fresquistes maniéristes. Ses superbes portraits et les « Triomphes » de Florence sont sans doute ses oeuvres les moins maniéristes, contrairement aux fresques du palais Sacchetti et du palais Farnèse à Rome. Sur les murs du salon des Mappemondes du palais Sacchetti, Salviati déploie, dans un style raffiné et fantaisiste, un stupéfiant ensemble pictural, qui privilégie l’ornementation et accumule les effets en trompe-l’œil, surimposant peinture, sculpture, cadre architectonique et tapisseries en une série de toiles peintes. Dans des compositions denses et soignées, qui témoignent de sa grande maîtrise de la technique picturale, Salviati met en scène l’histoire du roi David, à travers des figures maniérées et monumentales qui doivent beaucoup à Michel-Ange. Dans ses dessins élégants et raffinés, il laissa un des plus importants témoignages de l’art et de la société de son époque.
Salviati est de retour à Rome en 1541, après un voyage d’environ deux ans dans le nord de l’Italie. Il ne fait aucun doute que l’impression majeure, l’expérience la plus utile, que Salviati rapportât de ce voyage fut la vision directe des œuvres du Parmesan à laquelle il devra l’enrichissement de son style, de cette veine où court une douce élégance qui viendra opportunément compléter la trama nerveuse du dessin qu’il avait hérité de Perino del Vaga. La fécondité de ces expériences et de ces rencontres se reflète tout au long de la maturation ultérieure, entre Rome et Florence (l’Histoire de Furio Camillo du Palazzo Vecchio), en qui il faut reconnaître le principal représentant de la tendance, qu’on pourrait dire profane, du second maniérisme. Les fresques du palais Sacchetti, que l’on peut dater des environs de 1550, c’est-à-dire d’une époque où le Jugement dernier était accessible à tous depuis dix ans, et où l’austère présence de saint Ignace de Loyola pesait depuis longtemps déjà sur Rome : on y voit revivre intact, l’ancien esprit de la maniera dans les formes serpentines étourdissantes, dans la variation invraisemblable des couleurs et dans les jeux innombrables d’une imagination sans limites.
De 1549 à 1563, Salviati travaille à la salle des Fastes, dans le palais romain de la famille Farnèse, dont les membres sont représentés dans la paix et dans la guerre, exaltés comme chefs militaires et religieux. L’histoire, le mythe et l’allégorie se mêlent selon une technique de la persuasion bien dominée, et le maître d’œuvre joue également de la capacité qu’a la peinture de représenter toutes les formes d’art (architecture, sculpture, peinture, tapisserie). L’idée d’un encadrement complexe et contradictoire est abondamment reprise par la suite. Dans le palais Farnèse, Salviati adopte l’idée de fausses tapisseries et de la fausse architecture d’où surgissent des allégories venant parfois recouvrir ou occulter la fresque principale. L’intérêt porté à l’encadrement de l’image peut en arriver à mettre en évidence le cadre au détriment de la storia proprement dite. C’est souvent le cas dans les frises courant sous les plafonds ; le genre est très apprécié au Cinquecento et, au palais Sacchetti de Rome, Salviati se livre presque à un récital de formes d’encadrement qui prennent un relief bien supérieur à celui des images narratives.
Le maniérisme dans la deuxième moitié du XVIe siècle
À partir des années 1540, la culture picturale romaine, que personnifient surtout les artistes toscans de la seconde génération de la « maniera », suit donc des routes parallèles mais différentes se réclamant tantôt de l’héritage de Raphaël, tantôt de celui de Michel-Ange, tantôt du maniérisme mantouan ou émilien. En l’absence de Salviati, dont le séjour romain le plus heureux et le plus productif se situe entre 1549 et 1554, Daniele da Volterra qui fut parmi les tout premiers à tirer parti du Jugement dernier pour son propre style, est la figure dominante de ce milieu, et sa façon cubiste et violente de transmettre le gigantisme de Michel-Ange, l’austérité sculpturale et pesante de ses personnages, furent sans conteste la transition le plus aisée entre l’art de Michel Ange et les générations plus jeunes. C’est dans ce contexte que deux des plus grands représentants de la troisième génération des maniéristes renouvelèrent radicalement leur culture et fixent leur style. Il s’agit de Marco Pino da Siena et de Pellegrino Tibaldi, deux artistes importants qui ne furent pas touchés par l’atmosphère de sombre mysticisme annonçant la Contre-Réforme. Les deux artistes débutèrent à Rome dans un contexte marqué par Perino del Vaga, et plus précisément dans cette salle Pauline du château Saint-Ange que la mort de Perino, en 1547, avait laissée inachevée et qui à cette époque, était comme une serre où l’on pouvait cultiver, à l’abri de tendances nouvelles, la tradition la plus pure de la maniera.
De 1545 à 1554 environ, Pellegrino Tibaldi (Puria in Valsolda, Côme, 1527 – Milan 1596) travaille à Rome dans l’atelier de Perino del Vaga sur le chantier de la salle Pauline dont il prend la direction à partir de 1547 ; il y manifeste un michélangelisme confirmé toujours davantage, en particulier dans les contacts étroits qu’il entretient avec Danielle da Volterra. De retour à Bologne, Tibaldi affiche alors une virtuosité hors du commun dans sa capacité à combiner des musculatures « terribles » jusqu’à l’excès et une grâce surchargée dans le dessin : la Conception de saint Jean-Baptiste abonde en références romaines au point que ce maniérisme démonstratif devient une rhétorique lourde et pédante. À partir des années 1560 pourtant, on constate une tendance à la simplification : le gigantisme demeure, mais il se fait moins ornemental et plus vraisemblable. Appelé à son tour en Espagne en 1588, Tibaldi y décore le cloître de l’Escurial avec une Vie de la Vierge et une Passion; les fresques maintiennent certains traits maniéristes, mais elles visent surtout à exposer clairement les données du récit : du Maniérisme virulent à l’art religieux « correct », Tibaldi accomplit un chemin artistique plus clair encore que ses contemporains.
L’image est un étalage de virtuosité et de michélangelisme. Tibaldi fait ici étalage d’un maniérisme exacerbé, l’œuvre est extrêmement maniériste, mais l’Ange surgit avec une brutalité dont les résonances dépassent ce qu’autorise le sujet. Ce qui affleure sans doute ici, c’est le sentiment diffus d’un rapport violent à Dieu.
Cette scène fait partie d’une série de scènes du récit aventureux traité dans un registre héroï-comique, des errances d’Ulysse ; une foule d’êtres gesticulants et échevelés s’y contorsionnent dans des poses compliquées, forcées, souvent grotesques, qui sont empruntées à la chapelle Sixtine, mais qui caractérisent plaisamment les figures pleines d’imprévu ; divinités mythologiques suavement barbues et grimaçantes, qui semblent outrer volontairement l’attitude conventionnelle, guerriers moustachus aux allures de brigands, magiciennes et princesses toutes en chair et en muscles solides, rendues aussi accessibles et aussi proches qu’étaient lointaines et inaccessibles dans leur statures surhumaine les Sibylles des voûtes de la Sixtine, aux vêtement ceinturés sur la poitrine. Sans parler de la qualité picturale, de cette forme souple et colorée qui laisse filtrer partout la vivacité des teintes, et de cet éclat imprévu de couleurs improbables et gaie ; peinture riche et exubérante, qui suppose une réflexion nouvelle sur les œuvres bolonaises du Parmesan.
Peint vers 1563, le tableau d’autel de la chapelle Frangipane à San Marcello al Corso est un hommage à Michel-Ange dans les fresques de la chapelle Pauline. Mais l’esprit est très différent : le très beau soldat courant vers le spectateur suffit à faire sentir comment l’énergie tragique des corps presque difformes de l’ultime manière du Maître devient démonstration d’un savoir-faire herculéen et décoratif (l’élégance de l’ultime enroulement bleu-orange de la robe du Christ). Mais l’œuvre vaux mieux : la densité grouillante du trop humain et l’œil d’or d’où surgit le Christ instaurent une polarité efficace et immédiate où, malgré l’entrelacs labyrinthique des membres humains, l’espace est clairement dynamisé, comme le soulignent les bras pointés des anges et les troncs obliques des arbres latéraux. Zuccari propose une version descriptive du Maniérisme qui pourrait bien être une réponse à l’atmosphère plus grave que la Contre-Réforme commence tout juste d’installer à Rome.
Rome : maniérisme tardif
Nous touchons au moment où le maniérisme, surtout à Rome, se replie sur lui-même, épuise sa veine inventive, répète ses expériences sans plus avoir la capacité de les renouveler, et se prépare insensiblement à s’enfermer dans le jeu vain des exercices académiques, et dans le domaine stérile de l’éclectisme. C’est aussi le moment de sa plus grande diffusion, et donc de sa plus grande activité. Les églises, les palais, les oratoires, se couvrent, murs après murs, de guerriers empanachés, de prophètes richement vêtus, de chevaux qui se cabrent, d’agréables paysages où toujours une ruine apparaît parmi les frondaisons, tandis que les voûtes se chargent de grotesques comme d’une végétation envahissante. On répète jusqu’à satiété les motifs désormais usés du répertoire archiconnu de Michel-Ange et de Raphaël que Daniele da Volterra, Salviati et Jacopino del Conte avaient été les premiers à répandre. À l’oratoire du Gonfalon, dans ce cycle de fresques, qui est peut-être le témoignage le plus significatif des orientations picturales romaines entre 1555 et 1575 environ, tout comme l’avait été, pour les années 1535-1550, le cycle de l’oratoire de San Giovanni Decollato. Elle est représenté par la belle Résurrection de Marco Pino, certainement antérieure à 1557 et donc l’une des réalisations les plus anciennes du cycle ; par les figures des Prophètes de l’Espagnol Matteo da Lecce sur le mur d’entrée ; et par Jésus devant Pilate, œuvre d’un artiste très représentatif du milieu romain des années 1570 et, d’une manière générale, de l’évolution des épigones du maniérisme : Raffaellino Motta da Reggio, qui fut en relation avec Spranger à Caprarola, au rang des représentas les plus typiques du maniérisme international des débuts.
Château pentagonal avec cour circulaire au centre, décorée. Cas unique dans l’histoire des villas italiennes du XVIe siècle puisqu’il s’agit en fait d’un château conçu pour mettre en valeur le pouvoir féodal des Farnèse sur leurs terres. Vers 1530, le cardinal Alexandre Farnèse, le futur pape Paul III, fait construire à Caprarola une forteresse pentagonale par Antonio da San Gallo le jeune qui travaille en collaboration avec Baldassarre Peruzzi. Reprise des travaux par le cardinal Alexandre Farnèse, petit-fils du pape Paul III, à partir de 1556 pour transformer la forteresse en une résidence. Ce projet fut confié à l’architecte Vignole qui le mena à bien jusqu’au moment de sa mort en 1573. À l’intérieur, le décor peint montre l’un des cycles civiles les plus remarquables de la seconde moitié du XVIe siècle : peintures de Federico et Taddeo Zuccari, de Bertoja, etc.
Quand, au retour de Naples, Marco Pino est à son tour appelé à l’Oratoire, il doit y peindre cette Résurrection ; il reprend un schéma qu’il avait déjà utilisé près de vingt ans plus tôt et dans lequel un Christ raphaélesque (Transfiguration) était combiné avec des soldats michélangelesques. La disposition de la partie basse est inversée et surtout, l’image est construite à partir d’une mise en évidence renforcée, exacerbée, des contrastes antérieurs ; le « soldat courant vers le spectateur » constitue une démonstration de virtuosité redoublée puisque, cette fois, le contrapposto s’inscrit dans un triangle parfait tandis que la main droite revient sur la tête selon une autre forme typique. Les références à Michel-Ange et, en particulier, à la chapelle Pauline sont soulignées dans la partie basse, tandis que le Christ surgit encore mieux dans sa « gloire raphaélesque ». Ce qui est frappant ici, c’est l’impasse à laquelle aboutit l’imagination créatrice. Car la partie haute, avec sa gloire de Bienheureux, annonce le Baroque, mais le sentiment dévot qu’elle suppose est contredit par le Maniérisme presque forcené de la partie basse.
Les autres artistes qui travaillèrent au Gonfalon se perdent dans la foule anonyme des acteurs de la grande entreprise décorative romaine du maniérisme tardif, présents déjà à la Sala Reggia et qui furent très actifs sous les tristes pontificats de Pie V et de Grégoire XIII. Ce courant perdura longtemps, au-delà des limites du siècle, inspirant les œuvres de Paris Nogari, de Giovan Battista Ricci da Novara et de bien d’autres, pour se conclure de façon anachronique, avec le Cavalier d’Arpin. Au nombre des dernières fresques du Gonfalon figure la Flagellation de Federico Zuccari, frère de Taddeo. Mais avec Federico Zuccari, artiste qui connut un grand succès et mourut en 1609, c’est-à-dire la même année qu’Anibal Carrache et un an avant le Caravage, on quitte les limites plus spécifiques de la maniera pour s’avancer sur le terrain de la Réforme, c’est-à-dire de cette première réaction au maniérisme que Santi di Tito avait inauguré à Florence et à laquelle les Carrache devaient donner un souffle bien différent, aboutissant à un véritable renouvellement de la peinture.
Le prestige de Federico Zuccari auprès de ses contemporains et sa renommé furent liés à sa refonte de l’organisation de l’Académie romaine de Saint Luc et à son œuvre théorique « L’idée des sculpteurs, peintres et architectes », qui défend une conception de l’œuvre de l’artiste fondée sur le primat du « dessin », en tant que moment de sélection intellectuelle, et sur la distinction entre le dessin « interne » (l’Idée, d’inspiration divine) et le dessin « externe » de nature purement technique. Il voyagea dans diverses régions d’Europe et travailla à Florence en terminant les fresques laissées inachevées par Vasari dans la coupole de la cathédrale.