La « grande maniera » : Florence
Tandis que, à Rome, du retour de Michel-Ange jusqu’à la fin du siècle, sur trois générations d’artistes, la peinture suit les différentes voies dont l’ensemble constitue l’articulation de base de la maniera, la peinture florentine au cours des cinquante ans qui séparent l’élection de Cosme I de Médicis de la mort de son fils Francesco, offre un panorama en partie similaire et en partie très différent. Les protagonistes du nouveau maniérisme qui se met en place à Rome entre les années 1530 et 1540 étaient des Toscans et parmi eux essentiellement Giorgio Vasari et Francesco Salviati qui avaient efficacement contribué à unir les destinées des deux villes, de façon plus intense entre 1540 et 1560. Les conséquences en furent cependant plus spécifiques, plus durables et dans un sens plus exclusif à Florence qu’à Rome, où la circulation continuelle d’artistes provenant d’autres centres et les suggestions plus complexes d’un milieu différent compliquèrent l’évolution de la « maniera ». La révélation grandiose de l’univers impénétrable et déconcertant des deux grandes réalisations picturales de Michel-Ange, le Jugement dernier et la chapelle Pauline, qui hantait les artistes travaillant à Rome, le reflets de ce drame tout personnel qui, avec le déclin des idéaux de l’Antiquité, accompagnait la crise religieuse ébranlent dangereusement les fondations de la vieille Rome de la Renaissance de Jules II et de Léon X, ne rencontrèrent que des échos affaiblis et indirects à Florence.
Dispositions en diagonale, personnages « en coulisse » et figures violemment raccourcies sont quelques-unes des axes porteurs les plus solides de l’ingénieuse structure de composition que la Manière élabore. Les images « incomplètes », par exemple, deviennent habituelles : elles élargissent la représentation au-delà de ses propres limites et empiètent, même si ce n’est que virtuellement, sur l’espace du spectateur ; elles se présentent comme médiatrices entre celui qui regarde et ce qui est représenté dans l’œuvre. En général, il s’agit d’images de « témoins », véritables spectateurs en effigie qui ne montrent que leur tête ou, en tout cas, qu’une partie de leur corps, et se tiennent aux marges de la composition.
Francesco Salviati
Francesco de’ Rossi, plus connu sous le nom de Francesco Salviati (Florence 1510 – Rome 1563), personnalité de premier plan dans le milieu du maniérisme, fut élève de Baccio Bandinelli puis d’Andrea del Sarto s’installa à Rome autour de 1531 entrant au service du cardinal Giovanni Salviati, dont il prit le nom. L’étude des œuvres de Raphaël et les contacts avec les disciples du maître sont évidents dans les œuvres de la première période romaine (Visitation de San Giovanni Decollato). En 1539, il revint à Florence pour participer à l’aménagement des décors éphémères des fêtes données à l’occasion du mariage de Cosme Ier. Par la suite, après des voyages dans l’Italie du Nord, fut de retour à Florence, où il donna naissance, avec les fresques de la salle de l’Audience du Palazzo Vecchio (1543-1547), à la « maniera grande » des dernières décennies qu’il passa à Rome.
Le Palazzo Vecchio dont Cosme I avait fait la résidence des grands-ducs, où déjà en 1545 Salviati avait peint l’Histoire de Camille et où Vasari fut appelé à des fonctions directrices en 1554, devient le centre des nouvelles tendances. Elles se déclarent explicitement dans le Studiolo de François I, précieux réceptacle des fantaisies érudites d’un prince où, au début des années 1570, les trente-quatre tableaux représentant des scènes mythologiques et des activités humaines liées aux quatre éléments occupèrent tour à tour plus de vingt artistes. Dans son ensemble, le cycle doit sa tonalité dominante à la culture picturale promue par Vasari et par Salviati, à laquelle se mêle celle, plus spécieusement courtisane et descriptive, de Giovanni Stradano. Flamand florentinisé à qui l’on doit essentiellement cet apport nordique au maniérisme florentin que consolidèrent le séjour d’artistes comme Van Aachen, puis la diffusion des gravures de Sadeler, de Cort, de Goltzius ; ce milieu implique donc également Florence dans les développements du maniérisme international.
Bronzino, peintre de cour
Dans les années 1530, les grands noms de l’aristocratie italienne, l’élite ancienne de la Renaissance – celle des Médicis, des Sforza, des Doria et des Gonzaga -, reçoivent des mains de l’empereur Charles-Quint, couronné solennellement à Bologne par Clément VII, la récompense de leur soumission. En 1530, Bronzino fut appelé par les ducs d’Urbino, pour décorer la ville impériale de Pesaro avec d’autres artistes. À Florence, règne désormais le jeune duc Cosme de Médicis qui a succédé à Alexandre, assassiné. La restauration de la seigneurie des Médicis avait trouvé un reflet exemplaire en la personne d’Agnolo Bronzino, né en 1503 et qui se situe à mi-chemin entre la première et la deuxième génération des maniéristes. Interprète de l’esprit autoritaire qui, après 1530, avec Cosme I, règne au Palazzo Vecchio, peut être considéré comme le premier représentant des « peintres de cour » européens. Les portraits de Bronzino représentant des membres de la famille ducale et d’autres éminents personnages forment une contribution essentielle à la définition du « portrait de cour » qui domine dans la seconde moitié du XVIe siècle. Ces portraits ils ont tous des caractères communs assez singuliers. À travers un processus lent et contrôlé d’idéalisation de la réalité, l’artiste décante ses images de tous éléments contingents pour les rendre éternelles et incorruptibles dans leur beauté abstraite. Le portrait des époux Panciatichi est l’un des exemples les plus significatifs de ce travail, car les personnages ne trahissent ni émotion, ni pensée, mais ont été fixés sur le tableau dans leur essence idéale et parfaite. Les visages, les mains, les bijoux, les costumes et les architectures du décor, tout a été traité de la même manière, comme s’il s’agissait d’une matière précieuse, rare et immuable, exaltée dans sa pureté chromatique. De même, le portrait d’un jeune enfant – comme celui de Bia de Médicis.
Fille naturelle de Cosme Ier, morte en 1542 – l’enfant a été fixée en une image éternelle, comme un camée fixé su la pierre dure. Ce tableau sur bois de dimension réduite est exposé dans la Tribune des Offices avec les autres portraits des enfants de Cosme. Il représente l’enfant portant au cou un médaillon avec le profil du père encore jeune.
L’adolescent, doit avoir environ dix-sept ou dix-huit ans. Il est présenté avec un air songeur pendant un arrêt dans la lecture en grec du chant IX de l’Iliade. Le livre est ouvert sur la table et il pointe du doigt l’endroit où il s’est arrêté. Dans une pose affectée, il tient, de la main gauche, une œuvre de Bembo et l’on voit, sur la droite du tableau, un tome de Virgile ; les deux volumes sont facilement identifiables grâce aux inscriptions latines sur les dos et sur les pages. Ainsi Bronzino met-il en évidence la culture raffinée et l’érudition humaniste du jeune prodige que Varchi, l’Arétin et Bembo louèrent à plusieurs reprises. Au fond, au bout d’une série de fenêtres en raccourci évoquant la cour du palais familial, se trouve, bien en évidence sur un socle, le David Martelli, orgueil des collections de famille, autrefois attribué à Donatello, aujourd’hui à un des frères Rosellino (Washington, National Gallery). Ugo Martelli, a dû quitter Florence et s’exiler pendant cinq ans à Padoue, à cause de son passé républicain.
Tout comme son pendant, celui de son épouse Lucretia, ce portrait se caractérise par les formes et les traits physiques idéalisés, une description minutieuse des détails précieux (architectures, étoffes), par une pose et par une expression figée dans une attitude noble et majestueuse.
Bronzino participe aux tendances des deux générations à la charnière desquelles il était né. Tout jeune il avait suivi Pontormo à la Chartreuse du Val d’Erma et ses premiers essais adhéraient fidèlement à l’esprit de ce maître si difficile qu’il accompagna par la suite, presque jusqu’au bout. Mais si, déjà dans les tableaux qui observent strictement l’enseignement de Pontormo, la recherche d’une objectivité plus lucide, distingue le style de jeune élève, les routes des deux artistes divergent par la suite très fortement. Tandis que Pontormo s’abandonne de plus en plus aux fantasmes de son imagination hallucinée, Bronzino intensifie ses recherches dans le sens du raffinement et de la rigueur tout à la fois, stimulé par le désir de créer une nouvelle norme qui remplacerait le mythe de Laocoon par celui d’Antinoüs et des sublimations classiques et parfaites propres à la sculpture de l’époque des Antonins. La cour florentine s’adapte immédiatement à cette évolution du goût, comme l’atteste aussi la commande que le duc passe sans tarder à Bronzino de la Chapelle d’Éléonore au Palazzo Vecchio (Cosme avait épousé en 1539 Éléonore de Tolède, fille du vice-roi de Naples). Au lendemain de l’important départ de Cosme et de son épouse, en 1540, du palais érigé par Michelozzo un siècle plus tôt, cette commande coïncide avec le lancement des longs travaux pour adapter le vieux siège du gouvernement de Florence aux exigences du pouvoir dynastique, récemment consacré, des Médicis.
Le souvenir de Pontormo (Déposition Eglise Santa Felicità, Florence) se marque peut-être dans la pose de saint Jean qui soutient ici le Christ, dans l’inclinaison du visage de la femme située à la verticale du corps du Christ ou dans la présence des deux anges mêlés aux participants.
L’atmosphère de l’image est une atmosphère de cour, où les habits luxueux, les coiffures bien tenues et la gestuelle mesurée et conventionnelle contribuent à donner un caractère finalement statique à la scène. L’expression de la douleur passe par une retenue qui est celle de l’étiquette sociale ou iconographique.
L’idée érudite de cette œuvre vient probablement de Panciaticchi, excellent homme de lettres. Bronzino qu’était aussi poète pour le plaisir et pour les amis, était en mesure lui aussi d’interpréter de telles inventions érudites grâce à sa culture très vaste et peu commune parmi les artistes de son temps.
La fresque frappe d’abord par l’artifice de ses composants (figures repoussoirs, poses serpentines, géométrisation des mouvements) qui culmine dans la figure même de Moïse où le spectateur florentin savait reconnaître la reprise inversée du Moïse de Michel-Ange. Ce jeu est conscient, il valorise la virtuosité et la culture proprement picturale du peintre. Mais l’image vaut aussi par son atmosphère politique. Car, à travers Moïse, l’ensemble de la chapelle illustre le thème du « Bon Prince ». Encore une fois, le Maniérisme n’est pas seulement un art sophistiqué ; c’est aussi l’art du Prince et du pouvoir princier. La décoration de la chapelle de la duchesse ne demanda pas moins de cinq années de travail.
Le Palazzo Vecchio de Florence
Contrairement à ses prédécesseurs, Cosme I de Médicis avait préféré transférer sa résidence du palais de famille de la Via Larga au Palais de la Seigneurie, dit aussi Palazzo Vecchio, qui était, depuis la fin du XIIIe siècle, l’illustre siège des Prieurs et des magistratures républicaines. Il voulait montrer ainsi qu’il était le prince absolu, l’arbitre du Gouvernement. Cosme demanda à Vasari de fabriquer de l’histoire avec de la peinture et de l’architecture. Alors Vasari entreprit de dérouler un vaste panorama historique allant de Villani à Guichardin, un projet qui correspondait à l’ambition de Cosme quand il se considérait comme l’héritier légitime des fondements de la République et le continuateur de la « florentinité ». De tout le cycle de peintures célébratives déployé par Vasari et son atelier au Palazzo Vecchio à partir de 1555, la salle des Cinq Cents constitue certainement l’entreprise la plus complexe, la plus longue et celle qui a exigé la coopération du plus grand nombre d’artistes. La transformation de cet espace immense, précédemment siège du Conseil en salle d’apparat pour le duc, avait commencé en 1540 : Baccio Bandinelli avait alors été chargé de construire une salle d’audience sur le côté nord. À la mort de Bandinelli, le chantier fut confié à Vasari, qui fit la décoration du plafond et celle des murs et une longue liste de peintres employés à l’exécution des différents panneaux. L’approbation donnée par Michel-Ange à l’ambitieux projet de Cosme I contribua certainement à la décision de lancer des coûteux travaux dans la salle qui avait vu les débuts de Léonard et de Michel-Ange lui-même (projets pour la Bataille d’Anghiari et la Bataille de Cascina). L’exécution de six grandes fresques par Vasari, Naldini, Zucchi et Stradano prit cinq ans, en plusieurs campagnes de travaux. Indépendamment de la qualité intrinsèque et de la fonction décorative de l’ensemble, le message politico-militaire du grand salon des Cinq Cents à été analysé à plusieurs reprises. D’une part, Cosme apparaît comme un nouvel Auguste, fondateur de l’État florentin moderne. D’autre part, on met en relief la supériorité du duché sur la République, qui s’exprime de la façon la plus frappante dans la comparaison entre les treize ans mis à faire tomber Pise et les treize mois suffisants pour conquérir Sienne.
L’aventure du Palazzo Vecchio, est le début donc d’une série de réalisations où se croisent architecture, urbanisme, peinture et décoration, et qui en quelques années vont faire de Vasari l’homme indispensable à Florence, l’homme autour duquel va graviter désormais toute la production artistique de la ville et du duché. Ainsi l’art de Vasari est-il tributaire de la protection de Cosme : il s’identifie avec la grandeur du duché de Toscane. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre l’entreprise du Palazzo Vecchio à partir de 1555, la création de l’Académie du Dessin en 1563, les funérailles de Michel-Ange en 1564, la seconde édition des Vies en 1568. Ce sont de manifestations qui gravitent autour de la suprématie des Médicis et de Florence et dans lesquelles l’idéologie artistique de Vasari est inséparable de la stratégie politique de Cosme.
Le « studiolo » de Francesco de Médicis
Le goût pour le merveilleux a bien souvent été à l’origine des collections, et la passion pour les collections qu’il fallait précieusement conserver fut à son tour à l’origine de ces petits cabinets intimes, secrets, perdus au fond du château, des monastères ou des universités. Une princesse éclairée, comme Isabelle d’Este, créa, autour des années 1519-1525, dans le vaste château de son époux Gian Francesco Gonzaga à Mantoue, un Studiolo célèbre. À Urbino, c’est Federico da Montefeltro qui fit tapisser une pièce minuscule de marqueterie de bois en trompe-l’oeil à partir de dessins de Botticelli. Dans les années 1570, l’expression la plus typique du maniérisme florentin tardif nous est fourni par les fascinantes représentations du Studiolo de Francesco de Médicis. Alors que les tendances romaines contemporaines se reflètent dans la peinture sacrée, austère et dévote, du maniérisme tardif à l’oratoire du Gonfalon signifie, même compte tenu des échanges qui se produisent effectivement et des exceptions, que les deux villes empruntèrent depuis quelque temps de chemins passablement divergents. À Florence, la tendance descriptive caractéristique du maniérisme de la seconde moitié du XVIe siècle, pu incontestablement se donner libre cours. Elle se traduit en images denses et « parlantes » des concepts emblématiques, d’animer d’un contenu visible l’ancienne abstraction maniériste, de tirer tout le sens conceptuel possible de l’illustration des fables antiques et de donner un visage à d’obscures notions scientifiques et naturelles. Florence encourageait particulièrement cette tendance des artistes par une attitude propre à la culture humaniste de l’époque de Politien et de Ficin.
Les princes maniéristes, tels François I de Médicis ou Rodolphe II de Habsbourg, cultivent jalousement des collections très personnelles. Outre les raretés naturelles et les « merveilles » rapportées de terres lointaines, ils conservent les produits extravagants et exquis d’un art soutenu par les ressources d’une technique géniale et périlleuse, qui lance constamment un défi aux lois de la nature, à la recherche du mirobolant et de l’improbable : triomphe de coquillages et de coraux, porcelaines, incrustations de pierres dures, vases en lapis-lazuli ou en cristal de roche, représentations fantastiques sur « calcaire à paysages », reliefs en porphyre ou en serpentine, bijoux de perles baroques, petits théâtres d’automates et modèles réduits mécaniques.
Alessandro Allori, enfanté sur le plan artistique par Bronzino, tire tous les profits possibles de la sophistication élaborée de la matière à laquelle on se livrait dans la forge d’Agnolo, aboutissant à la lisse pureté des camées taillés dans la lumière limpide et compacte des pierres dures, en y ajoutant sa touche personnelle marquée d’un patient vérisme, presque irréel.
Méthodique et autoritaire, Vasari réunit très vite les meilleurs peintres et sculpteurs du moment et une équipe d’artisans, soit une quarantaine de personnes en tout, pou réaliser en un temps relativement bref un petit chef-d’œuvre collectif, peut-être le plus emblématique de ce troisième Maniérisme. Dans l’ensemble ce sont tous les peintres liés à Vasari par des liens d’école ou de collaboration antérieure. Les bronzes ont été exécutés par Giambologna, l’Ammannati, Danti, Rossi et Stoldo Lorenzi. Francesco Morandini, dit il Poppi, s’est chargé de la fresque de la voûte. Maso da San Frediano a peint La Mine de diamants et La Chute d’Icare, Macchietti : Les bains de Pouzzoles, Stradano : Les alchimistes parmi lesquels on reconnaît Francesco I, Santi di Tito : Le passage de la mer Rouge, Zucchi : La mine d’or et Cavalori : La filature de laine; Naldini a fait L’allégorie des songes, Alessandro Allori : La pêche des perles et le Repas de Cléopâtre. En tout on compte 34 panneaux.
Vasari eut la charge de superviser l’entreprise, mais il ne dédaigna pas d’y contribuer en tant que peintre avec un sujet mythologique : « En ce temps là, il me plut de faire une plaque peinte à l’huile, où l’on voit Persée délivrant Andromède, nue sur le rocher marin, après avoir posé à terre la tête de Méduse ; et le sang de celle-ci, sortant du cou coupé et souillant l’eau de mer, en faisait naître des coraux ».
Francesco de Médicis fut séduit par cette pièce obscure, qui avait été oubliée au moment de la transformation du palais, autant pour y placer ses collections que pour ses recherches hermétiques ou ses méditations solitaires. À côté du vaste Salon des Cinq Cents, lumineux et fait pour les foules, où les fresques évoquent de grands moments historiques, à côté de l’ordonnance rationnelle des Offices, il ne se sentira bien que dans sa Fonderie souterraine et enfumée ou dans cette petite pièce close comme un coffre (le Studiolo), sans lumière et hors de l’histoire. Quant aux armoires, elles renferment, bien rangées sur leurs rayons, des pierres, des joyaux, des baumes, des poisons et des contrepoisons, des cristaux, des bijoux et toutes sortes d’objets qui montent directement de la Fonderie. Sur la porte refermée de chaque armoire est peint un panneau dont le sujet correspond aux objets contenus à l’intérieur. Les contenus de ces armoires étant classés selon des séries thématiques, les panneaux qui leur correspondent constituent à leur tour de séries thématiques parallèles. De plus, ces groupements s’inscrivent dans le contexte plus général des quatre éléments qui gouvernent l’ensemble. Le programme iconographique de Borghini doit signifier l’ordre des collections et, à partir de là, extrapoler l’ordre plus général qui régit les choses et la place de l’homme dans le monde des choses. Du haut de la voûte, Nature et Prométhée guident toute l’iconologie, ils représentent la dialectique art-nature. Le génie de Borghini, c’est d’avoir su transformer l’espace du Studiolo en un système de significations, jusqu’à en faire un texte culturel complexe.
François I valorise, comme son père Cosme I, les techniques autochtones, telles les marqueteries de pierres dures. Dans le même temps, il rassemble de toutes parts des experts dans des disciplines qui vont de l’illustration scientifique à la joaillerie, du travail de l’ivoire à celui du verre ou de cristal de roche, de la fonte à la marqueterie. Comme on sait, il suit en personne les travaux et les expériences et s’intéresse particulièrement au laboratoire de porcelaine confié à la direction de Niccolò Sisti.
Suivant les traces de Cosme, Francesco I de Médicis fait aboutir l’ensemble du projet de politique culturelle et finir par s’identifier à lui. Avec sa personnalité singulière de monarque absolu, despotique et introverti, « mélancolique » et « soucieux », le « prince du Studiolo », passionné d’alchimie et d’arts mécaniques, devient un personnage emblématique : il représente une époque dominée par une conception hiérarchique et élitiste de la culture, où l’intellectuel coïncide avec le tyran, l’amateur d’arts et de sciences avec leur tuteur institutionnel. Passion pour l’alchimie jusqu’à en mourir. On raconte que Francesco attrapa un fort refroidissement au cours d’une partie de chasse. Pour se soigner, il distilla dans son four d’alchimiste Dieu sait quelle mixture dont on pense qu’elle lui fut fatale. Dans le tableau L’alchimiste Francesco de Médicis se fait représenter (assis à l’extrême droite) attentif à l' »opus » alchimique.
Le déclin de la manière florentine
À la fin du XVIe siècle, l’expérience du Studiolo sonne le glas de la création artistique à Florence. Federico Zuccari est le dernier représentant d’un Maniérisme tardif et exsangue. Un style nouveau arrive de Rome avec les premières œuvres de Ludovico et Annibale Carracci, les Carrache. Les créations des Carrache s’inscrivent dans un contexte plus large « et les initiatives menées à Florence pour sortir des impasses du Maniérisme finissant avaient influencé Ludovic ». Les thèmes qui fourniront la matière des théories de l’art au XVIIe siècle étaient déjà répandus au nord et au centre de l’Italie. Ainsi, passant par-dessus d’un Maniérisme épuisé, une continuité commence à s’établir entre les idées de la fin du XVIe siècle et celles de l’âge baroque en train de naître à Rome autour de 1585. De la même façon, une évolution dans les rapports entre Venise et Rome à la fin du siècle sanctionne un contournement de la Toscane qui va se trouver isolée. À Florence, ce sont maintenant des personnages de second plan qui occupent le terrain. Et si une veine secrète d’intellectualisme subtil continue à parcourir la peinture florentine réformée, se rattachant par des fils tenus aux sources lointaines de l’imagination et de l’éclatante abstraction, comme dans les fantaisies décoratives de Poccetti ou les extravagances graphiques de Boscoli, il est certain que la « maniera », près d’un siècle après sa naissance, a épuisé les ressources stimulantes de l’intellect, et les nouvelles exigences de la réalité s’apprêtent à briser le cercle d’une culture devenue stérile, pour s’être trop longtemps, enfermée dans le labyrinthe enchanté des règles qu’elle s’était imposées.
Vasari n’avait pas attendu les années 70 pour s’inquiéter de cette décadence de l’art qui lui paraissait désormais inéluctable : « On peut dire avec certitude que l’art est allé aussi loin dans l’imitation de la nature qu’il est possible d’aller ; il s’est élevé si haut qu’il est à craindre de le voir s’abaisser plutôt qu’à espérer désormais le voir s’élever encore », écrit-il en 1550 dans la Préface de la seconde partie des Vies. Vingt-deux ans plus tard, le ton est encore plus sombre. Maintenant Vasari appréhende la mort même de l’art lorsqu’il écrit à Borghini le 5 décembre 1572 : « Que Dieu aide ces jeunes gens afin que l’art ne s’éteigne pas comme j’en ai peur. »
Exemplaire du Maniérisme florentin tardif et exacerbé, ce tableau exige du spectateur une perception sophistiquée. Jacopo Zucchi (Florence vers 1541 – Rome vers 1589), fut élève de Vasari, il travailla au « studiolo » de Ferdinand de Médicis à la Villa Médicis de Rome. Ses œuvres, qui représentent la manière élégante du maniérisme tardif expriment parfois, sous l’influence de Michel-Ange une certaine grandeur (fresques de l’église Santo Spiritu in Sassia à Rome). Décorateur de grand talent, il réalisa son chef d’œuvre avec la fresque de la voûte du salon du palais Rucellai-Ruspoli de Rome (vers 1585), d’un faste déjà presque baroque.