Le Cubo-futurisme

Le futurisme russe

Les mouvements futuristes russe et italien n’ont en commun que le nom. Ce nom, comme presque tous ceux qui ont servi jusqu’à la Première Guerre mondiale à décrire les mouvements artistiques russes est d’origine occidentale évidente. Comme pour l’impressionnisme et le cubisme, l’interprétation russe du futurisme ne doit à sa contrepartie occidentale guère plus qu’une superficielle calligraphie. Pour définir ce mouvement, tant en peinture qu’en littérature – les deux étant indissociables – le terme « Cubo-futurisme » à été établi pour décrire le post-primitivisme de la peinture russe. La Russie fut donc entre 1910 et 1914 un foyer artistique international, un lieu de rencontre et d’échange d’idées venues du monde entier ; cette atmosphère favorisa l’éclosion du mouvement cubo-futuriste. Bien qu’il doive beaucoup aux mouvements occidentaux de l’époque – comme l’indique son nom -, le cubo-futurisme est un mouvement spécifiquement russe auquel succédèrent les écoles de peinture abstraite qui émergèrent en Russie entre 1911 et 1921 et qui permirent pour la première fois aux Russes de prendre enfin la tête du « mouvement moderne ». Ce fut Mikhail Larionov qui organisa les nombreuses petites expositions caractéristiques des années 1907-1913. Lui et Gontcharova, sa brillante élève, jouèrent un rôle de première importance dans l’histoire du mouvement moderne en Russie. Sans leur œuvre, on imagine mal comment Malevitch et Tatline seraient parvenus à leurs conclusions historiques.

Étude pour un portrait, 1915, Lioubov Popova, Collection privée.
Étude pour un portrait, 1915, Lioubov Popova, Collection privée.
Florence, 1915, Alexandra Exter, Moscou, Galerie Tretyakov.
Florence, 1915, Alexandra Exter, Moscou, Galerie Tretyakov.
Moisson, 1911, Natalia Gontcharova, Omsk, Musée des Beaux Arts.
Moisson, 1911, Natalia Gontcharova, Omsk, Musée des Beaux Arts.

Futurisme : peinture et poésie

En Russie, le futurisme se manifesta d’abord en peinture, puis en poésie. La peinture exerça même une telle influence sur le poésie qu’un grand nombre d’artifices littéraires de la poésie futuriste russe viennent directement de la peinture de Larionov de cette époque. Les manifestes des écrivains futuristes russes tels que Soufflet au goût du public montrent bien leur parenté avec le Manifeste de Larionov et ses attaques contre les conventions. Épithètes, langage de la rue, mots pris hors contexte ou manipulés de manière aléatoire, vocabulaire érotique, infantile, archaïque, mots décomposés vidés de leur sens, tous ses procédés sont caractéristiques des poètes russes futuristes comme Maiakovski, Kroutchenykh, Elena Gouro ou les frères Bourliouk durant les années 1912-1914 qui virent fleurir ce mouvement, et tous trouvent leur origine dans l’œuvre de Larionov et de Gontcharova des années 1908-1913. De même que Larionov inséra de la calligraphie dans ses Soldats de 1908-1909, son Portrait de Tatline (1913) Printemps (1912) et ses décors de théâtre plus tardifs comme ceux de Bouffon pour Diaghilev, ces poètes eurent recours aux techniques cubo-futuristes dans leur œuvre.

Linen, 1913, Natalia Gontcharova, Londres, Tate Modern.
Linen, 1913, Natalia Gontcharova, Londres, Tate Modern.
Composition avec des figures, 1916, Lioubov Popova, Moscou, Galerie Tretiakov.
Composition avec des figures, 1916, Lioubov Popova, Moscou, Galerie Tretiakov.

Cubisme et cubo-futurisme

Le cubisme, comme l’impressionnisme, eut en Russie une interprétation très différente de celle qui fut donnée en France. L’artiste russe, est plus préoccupée par l’invention d’une nouvelle construction du tableau que par la stricte interprétation de la chose vue. Les œuvres cubistes de Malevitch, Popova et Udaltsova, principaux représentants de cette école en Russie, sont construites d’une manière presque entièrement abstraite. Elles présentent une coordination décorative de plans de couleur, agrémentés ici et là de détails pittoresques tels que les étoiles sur la casquette dans La Garde de Malevitch ou la vague représentation de partitions musicales dans Au Piano d’Udaltsova; Dans nombre de ces œuvres qualifiées de cubistes-russes, des lettres sont utilisées pour créer un nouveau plan, comme dans Géographie de Olga Rozanova, Nature morte italienne de Popova.

Au Piano, vers 1915, Nadejda Udaltsova, Yale University.
Au Piano, vers 1915, Nadejda Udaltsova, Yale University.
Nature morte italienne, 1914, Lioubov Popova, Collection privée.
Nature morte italienne, 1914, Lioubov Popova, Collection privée.

Olga Rozanova (1886-1918) a été l’une des premières à défendre l’art non figuratif au sein de l’avant-garde de son pays. Son intérêt pour l’étude de la couleur et la simplification des formes, évident dès ses premiers travaux encadrés dans le cadre du cubo-futurisme, l’a amenée à tendre vers l’abstraction et à se rapprocher du suprématisme de Kazimir Malevitch.

Kérosène, 1915, Olga Rozanova, Moscou, Galerie Tretiakov.
Kérosène, 1915, Olga Rozanova, Moscou, Galerie Tretiakov.
Composition non-objective, 1916, Olga Rozanova, Collection privée.
Composition non-objective, 1916, Olga Rozanova, Collection privée.

Tandis que dans l’Allemagne d’avant-guerre régnait l’expressionnisme du Blaue Reiter, en France, le cubisme de Braque et de Picasso avait donné naissance à l’orphisme de Delaunay et de Kupka, à la « peinture mécanique » de Marcel Duchamp et de Picabia et au cubisme dynamique de Léger – si proche aux œuvres de Malevitch des années 1911-1912. Les futuristes italiens, quant à eux, poursuivaient leur œuvre de propagande tout en mettant au point un système capable d’exprimer l’élément dynamique dans leurs sculptures et leurs peintures. Les artistes russes connaissaient tous ces mouvements grâce aux revues et aux œuvres présentées dans leurs expositions mais aussi grâce à la fréquentation de leurs auteurs. Alexandra Exter, grande amie de Léger, fit de fréquents voyages en Italie pour rendre visite aux peintres futuristes et au sculpteur Boccioni. Nadejda Udaltsova et Lioubov Popova avaient étudié ensemble et partagèrent un atelier à Moscou qu’elles quittèrent en 1912 pour se rendre à Paris, où elles étudièrent avec le Fauconnier et Metzinger. La guerre, qui avait fait se dissoudre les foyers artistiques d’Europe occidentale et se disperser leurs membres, permit de réunir des artistes russes comme Chagall. L’exposition futuriste Tramway V, qui eut lieu à Petrograd en février 1915, célébra en quelque sorte le retour des fils prodigues au sein de l’avant-garde russe.

Hammer and mug, 1915, Nadejda Udaltsova, Collection privée.
Hammer and mug, 1915, Nadejda Udaltsova, Collection privée.
Working Clothes for Actor No. 5, Lioubov Popova, 1921, Collection privée.
Working Clothes for Actor No. 5, 1921, Lioubov Popova, Collection privée.

Comme souvent dans l’histoire du mouvement artistique moderne russe, c’est au théâtre que le futurisme trouva son expression la plus accomplie. L’œuvre d’Alexandra Exter ouvrit des nouvelles voies dans ce domaine.

Composition théâtrale, c. 1925, Alexandra Exter, New York, Musée d’Art Moderne, MoMA.
Composition théâtrale, c. 1925, Alexandra Exter, New York, Musée d’Art Moderne, MoMA.
Trois Hommes - Don Juan, 1929, Alexandra Exter, Collection privée.
Trois Hommes – Don Juan, 1929, Alexandra Exter, Collection privée.

Lioubov Popova

Lioubov Popova (près de Moscou 1889 – Moscou 1924) découvre le futurisme en Italie et le cubisme à Paris dans l’atelier de Metzinger (1910). En 1913, elle suit des cours dans l’atelier de Tatline, puis s’oriente vers le cubo-futurisme et participe aux avant-gardes artistiques de son pays, de la première exposition futuriste, Tramway V (1915) à l’abstraction constructiviste de Kasimir Malevitch et à la « culture de matières » de Tatline. En 1916 et 1917, elle collabore au groupe Supremus de Malevitch. Elle dote ses compositions très construites de lignes pures, d’une rigueur géométrique, de couleurs franches ou plus austères (Composition à la demi-lune blanche, 1920, Galerie Tretiakov). À partir de 1922, elle abandonne définitivement la peinture de chevalet pour se consacre aux décors de théâtre (pour Fernand Crommelynck en 1922 au Théâtre de Moscou) et aux arts appliquées (costumes, affiches, livres).

Nature morte, 1915-1916, Lioubov Popova, Gorki, Musée d’État.
Nature morte, 1915-1916, Lioubov Popova, Gorki, Musée d’État.
Architecture picturale, 1917, Lioubov Popova, Collection privée.
Architecture picturale, 1917, Lioubov Popova, Collection privée.
Composition, 1920, Lioubov Popova, New York, MoMA.
Composition, 1920, Lioubov Popova, New York, MoMA.

Alexandra Exter

Alexandra Exter (Belostok, 1882 – Fontenay-aux-Roses, 1929) a été une figure importante de l’art d’avant-garde russe. À Paris, elle est entrée en contact avec les cubistes et les futuristes et a assimilé et réinterprété ces nouvelles tendances, les diffusant ensuite dans son pays. Après avoir terminé ses études artistiques à Kiev, Exter s’installe à Paris en 1908, où il suit les cours de l’Académie de la Grande Chaumière. Il entre rapidement en contact avec Pablo Picasso, Guillaume Apollinaire, Max Jacob et Fernand Léger et adopte le cubisme comme style propre, sans jamais renoncer à la couleur. Il a également rencontré des représentants du futurisme italien, tels que Filippo Marinetti, avec qui il partageait un intérêt pour la représentation du rythme et du mouvement. Jusqu’au début de la Première Guerre mondiale, Exter vivait à Paris, mais se rendait fréquemment à Kiev et à Moscou, ce qui faisait d’elle un transmetteur des nouvelles idées dans son pays. Durant cette période, elle a participé à de nombreuses expositions en Russie, en France et en Italie.

Nature morte, 1913, Alexandra Exter, Madrid, Musée Thyssen-Bornemisza.
Nature morte, 1913, Alexandra Exter, Madrid, Musée Thyssen-Bornemisza.

À partir de 1914, elle vit en Russie et sa connaissance de l’œuvre de Malevitch l’amène à produire ses premières œuvres non figuratives. Il participe à des expositions d’art d’avant-garde comme Tram V, la première des expositions futuristes russes, qui se tient à Petrograd (aujourd’hui Saint-Pétersbourg) en 1915. À partir de 1916, il apporte une contribution importante à la modernisation de la scénographie théâtrale en participant avec Alexander Tairov à des œuvres comme Salomé d’Oscar Wilde. Grâce à ses contributions novatrices, la conception des décors, des costumes et des éclairages, éléments qui sont devenus un complément essentiel de l’intrigue, est devenue plus dynamique. En 1921, elle commence à dessiner des vêtements de mode. Après une période consacrée à l’enseignement à Odessa, elle revient à Moscou en 1921. Bien qu’elle ait participé à des expositions importantes telles que 5 x 5= 25, avec Alexander Vesnin, Lioubov Popova, Alexander Rodchenko et Varvara Stepanova, elle n’a pas rejoint un groupe particulier. En 1924, il émigre à Paris, où il vit jusqu’à la fin de sa vie. Durant cette période, où il revient à un style figuratif centré sur les natures mortes, il collabore à nouveau avec Fernand Léger et enseigne dans son atelier.

Costumes pour la pièce Romeo et Juliette, 1920-1921, Alexandra Exter, Collection privée.
Costumes pour la pièce Romeo et Juliette, 1920-1921, Alexandra Exter, Collection privée.
Le Paysage de la ville, 1913/1914, Alexandra Exter, Moscou, Galerie Tretyakov.
Le Paysage de la ville, 1913/1914, Alexandra Exter, Moscou, Galerie Tretyakov.


Bibliographie

Nakov, Andrei. L’Avant-garde russe. Hazan, 2001
Collectif. La Russie et les avant-gardes, 1908-1928. Cat. exposition. 2003
Gray, Camille. L’Avant-garde russe. Thames & Hudson. 2003
Marcadé, Jean-Claude. L’Avant-garde russe, 1907-1927. Flammarion, 2004
Dulguerova, E. Usages et utopies : L’avant-garde russe prérévolutionnaire. Presses du Réel, 2015