Élans, recherches et passions à l’époque de la Révolution russe
La présence à Moscou d’importantes collections privées d’œuvres postimpressionnistes stimule la curiosité des jeunes artistes russes, qui décident d’abandonner le réalisme traditionnel et de se tourner vers Paris, lieu privilégié de naissance des mouvements d’avant-garde. Mikhail Larionov (1881-1964) et sa femme Natalia Gontcharova (1881-1962) sont les fondateurs du rayonnisme, premier courant d’avant-garde russe (Le Cycliste de Natalia Gontcharova). L’expérience rayonnante constitue le point de référence de l’activité de Kasimir Malevitch (1878-1935) qui, partant du cubisme, fonde le suprématisme (1915), expression intellectuelle de la sensibilité pure. Avec les événements de la Révolution bolchevique de 1917, qui mettent fin au régime des tzars et instaurent un gouvernement de type socialiste, un nouveau rôle social apparaît pour les artistes. Ainsi, le constructivisme de Tatline et de Rodchenko propose de fonder un monde meilleur, en exprimant les aspirations du prolétariat révolutionnaire et en améliorant les conditions de vie des masses. Leurs idées généreuses et utopiques restent souvent à l’état de projet et se heurtent à la réalité difficile du pays. La mort de Lénine en 1924 et l’avènement de Staline marquent le triomphe d’un langage officiel banal, le réalisme socialiste, qui ne se distingue pas des autres arts de régime totalitaire.
Bien avant la naissance du rayonnisme et du suprématisme, le réalisme traditionnel des « peintres ambulants » russes du XIX siècle se transforme en une peinture dynamique et ouverte, rappelant les œuvres de l’expressionnisme contemporain, mais avec une plus grande finesse dans l’évocation des ambiances et des relations subtiles unissant les personnages. La synthèse des volumes et l’attention portée sur la ville contemporaine placent ce grand peintre russe, Natalia Gontcharova, sur le même plan que les cubistes et les futuristes. Le tableau Rue de Moscou de 1911 rappelle la touche et les couleurs des fauvistes.
Le néo-primitivisme
Depuis les années 1890, l’élément littéraire prédominait dans la peinture russe ; à partir de 1907, il commença à faire place à des nouvelles valeurs de « peinture pure ». Les signes avant-coureurs de ce nouveau mouvement avait été le parrainage des postimpressionnistes et des Fauves français par la revue La Toison d’or. Les trois années suivantes virent en Russie l’apparition d’un nouveau mouvement primitif réfléchi, dont le style, inspiré d’une étude raisonnée de l’art populaire, formait une synthèse des écoles européennes du temps ; les meneurs de ce mouvement étaient Mikhail Larionov et Natalia Gontcharova. Durant les trois années qui virent l’apparition de cette nouvelle école russe, Moscou devint le lieu de rencontre des mouvements artistiques européens les plus révolutionnaires. Ainsi, le cubisme de Paris, la Künstlervereinigung, ancêtre du mouvement munichois du Blaue Reiter et le futurisme de Marinetti eurent un retentissement immédiat sur le monde artistique russe. Lors de la troisième exposition de la Toison d’or, en décembre 1909, Larionov et Gontcharova lancèrent pour la première fois le nouveau style « primitiviste ». Les œuvres présentées lors de cette exposition dénotent chez leurs auteurs une hardiesse de ligne héritée des Fauves et une utilisation abstraite de la couleur ; cette nouvelle liberté se reflète aussi dans le retour aux traditions nationales d’art populaire dont Gauguin et Cézanne leur avaient apprit à apprécier la simplicité et l’absence d’artifice. Les broderies de Sibérie, les jouets et les moules à pâtisserie traditionnels ainsi que les lubok – gravures sur bois paysannes – furent les sources d’inspiration que déterminèrent chez Larionov et Gontcharova ce nouveau style primitif.
La peinture de cette période s’inspire de la vie du peuple russe ; il cherche à retrouver la tradition populaire et à simplifier la couleur et la forme.
Les luboks russes, étaient des sortes de livres de colportage, l’équivalent du chapbook anglais. Traitant au début de sujets religieux, puis politiques, ils servaient le plus souvent à faire circuler des chansons et des danses paysannes. Leur influence marqua fortement les cercles artistiques allemands et russes de l’époque. Une autre tradition nationale qui contribua à former ce style primitiviste fut la découverte par Gontcharova de la peinture d’icônes, qui plus tard devait déterminer le développement de l’œuvre de Malevitch et de Tatline.
Les peintures Soir après la pluie et Promenade dans une ville de province prennent place parmi ses premières œuvres primitivistes, et furent montrées à l’exposition de la Toison d’or, en 1909, premier lancement public de ce style primitiviste. Le modelé et la perspective géométrique ont presque entièrement disparu de la plupart des œuvres de Larionov présentées à cette exposition, et notamment de Soldat chez le coiffeur. Dans sa série de dandys de province, les personnages ressemblent à des marionnettes satiriques. Dans nombres de ces œuvres, la prédominance des lignes horizontales est évidente. Cette nouvelle constante révèle l’influence du lubok sur son travail.
Mikhail Larionov
Personnage de pointe de l’avant-garde russe, Mikhail Larionov (1881-1964) fait ses études à Moscou, à l’École de peinture, sculpture et architecture, où il fait la connaissance de Natalia Gontcharova qu’il épouse par la suite. Ils approchent ensemble le milieu postimpressionniste et collaborent en 1906 à la revue Le Monde de l’art. Larionov est surtout influencé par Van Gogh, Bonnard, Matisse et Picasso. Il forme avec les frères Burliuk et Gontcharova, entre autres, le groupe La Rose bleue qui publique la revue La Toison d’or. Entre 1907 et 1913, il cherche à promouvoir une série d’initiatives, d’expositions et de rencontres. Il fonde le groupe du Valet de carreau en 1910, prépare l’exposition Queue d’âne en 1912 et assume jusqu’en 1914 un rôle vital pour le mouvement d’avant-garde. Vers 1910, il adopte le rayonnisme où la lumière se réfléchit sur le objets ; sa peinture va abandonner progressivement la figure pour devenir totalement abstraite. Il publie le Manifeste du rayonnisme en 1913. L’année suivante, Natalia Gontcharova et lui partent définitivement pour Paris avec Serge de Diaghilev et ils se consacrent désormais aux décor et à la création de costumes de ballets (Soleil de nuit de Rimsky-Korsakov, 1915).
Natalia Gontcharova
Natalia Serguéievna Gontcharova naquit en 1881 dans une vieille famille noble installée dans un petit village de la province de Tula, au sud-est de Moscou. Le père de Gontcharova était un descendant de la famille Pouchkine ; la mère, était un membre de la famille Beliaev qui s’était illustré en soutenant le mouvement nationaliste de la musique russe au XIXe siècle. Cette grande tradition familiale distingue Gontcharova des autres membres du mouvement cubo-futuriste, lesquels appartenaient généralement à la classe paysanne ou à celle de la petite bourgeoisie commerçante. En 1898, elle commença à suivre au Collège de Moscou les cours de sculpture de Pavel Troubetzkoï, dont l’œuvre s’apparente à celle de Rodin. Peu après, elle fit la connaissance de Larionov qui étudiait aussi au Collège. Les deux artistes devinrent alors inséparables dans le travail comme dans la vie.
Les œuvres exposées par Gontcharova à la première exposition du Valet de carreau sont très proches de celles de Larionov, au style primitiviste et dont l’influence française est bien visible. Les scènes représentées représentent désormais la Russie et des thèmes inspirés de la vie paysanne. Les blancs et les roses éthérés à la Maurice Denis, encore visibles dans les œuvres des années précédentes et notamment Paysans cueillant des pommes, qu’elle avait présenté à la dernière exposition de la Toison d’or (1910) ont disparu de sa palette. Libérée de la tutelle de l’école mère, Gontcharova se lance dans un monde de couleurs chamarrées – jaunes, bleus et rouges éclatants. Un nouveau venu d’importance à cette exposition était Kasimir Malevitch. Il ne connut gère le succès à cette occasion mais, fait important, il y rencontra Larionov et Gontcharova. Durant les quatre années qui suivirent, tous trois devinrent les têtes de file du mouvement russe. Malevitch prit seul les commandes quand Larionov et Gontcharova partirent avec Diaghilev.
C’est à l’occasion de sa première visite à Moscou, en 1907, que David Burliuk découvrit l’avant-garde russe. Il fit alors la connaissance du groupe de la Rose bleue, mais aussi de Larionov, Gontcharova et Alexandra Exter, originaire de Kiev, et ses œuvres cubo-futuristes. Peu après son arrivée, Burliuk et son frère Vladimir, qui l’avait rejoint à Moscou, organisèrent une exposition qui rassemblait ces mêmes artistes. Cette petite exposition est importante en tant que modèle de nombreuses autres petites expositions qui marquèrent le cours de la peinture russe jusqu’à la révolution de 1917.
Le Rayonnisme
Le premier art programmatique d’origine russe a été pratiqué vers 1911 par Mikhail Larionov, le fondateur du Rayonnisme (du français rayonner), un style basé sur le Futurisme et le Cubisme qui cherchait à libérer la couleur et la forme. Les taches et les rayons de couleur, correspondant aux lignes de force des futuristes, étaient disposées dans des compositions autonomes, totalement indépendantes du motif. Au début, ces formes étaient complètement libres, sans aucune trace d’allusion figurative. En 1913, Larionov organisa une exposition intitulée La Cible qui marqua le lancement officiel du rayonnisme. Ce fut au cours de cette exposition que Larionov publia son manifeste : « Nous déclarons que le génie de notre temps est : pantalons, vestes, souliers, autobus, aéroplanes, chemins de fer, superbes bateaux – quelle merveille ! Quelle époque sans pareille dans l’histoire universelle ! {…} Nous sommes contre l’Occident qui vulgarise nos formes orientales et dévalorise toute chose. Nous exigeons la maîtrise technique. Nous sommes contre les sociétés artistiques qui mènent à la stagnation. Nous ne réclamons l’attention du public, mais qu’il ne s’attende pas à ce que nous lui en prêtions ! Le style de la peinture rayonniste imaginée pour nous, a pour objet les formes spatiales résultant du croisement des rayons réfléchis émanant de divers objets et formes choisis par l’artiste. » Les œuvres rayonnistes de Larionov s’échelonnent entre 1911 et 1914, date à laquelle lui et Gontcharova quittèrent la Russie pour rejoindre Diaghilev et dessiner les décors et les costumes de ses ballets.
Les œuvres rayonnistes de Larionov diffèrent toutefois profondément de celles de sa femme Natalia Gontcharova qui n’était pas aussi proche de l’abstraction complète que lui. Les premières sont des expériences théoriques, une analyse objective opérée dans des couleurs sourdes ; les secondes sont plus proches, à la fois dans le choix du sujet et la sensibilité des futuristes italiens. Bien que les idées novatrices de Larionov soient restées épisodiques au début, elles ont eu, avec sa personnalité magnétique, une grande influence sur ses collègues russes.
Le rayonnisme, mouvement éphémère, ne fut qu’un des nombreux styles de Larionov et Gontcharova à cette époque. Son rôle pionnier dans l’art « abstrait » tient moins aux œuvres, peu abouties – bien qu’effectivement abstraites, pour certaines – qu’à son fondement théorique, qui rationalisa les idées de l’époque en Russie, portant jusqu’à leur conclusion logique le fauvisme, le cubisme et le mouvement indigène primitivo-décorativ russe. C’est sur cette rationalisation que Malevitch fonda le suprématisme, première école russe de peinture résolument abstraite.
Bibliographie
Nakov, Andrei. L’Avant-garde russe. Hazan, 2001
Collectif. La Russie et les avant-gardes, 1908-1928. Cat. exposition. 2003
Gray, Camille. L’Avant-garde russe. Thames & Hudson. 2003
Marcadé, Jean-Claude. L’Avant-garde russe, 1907-1927. Flammarion, 2004
Dulguerova, E. Usages et utopies : L’avant-garde russe prérévolutionnaire. Presses du Réel, 2015