Antonio Allegri, dit le Corrège
Tout autant que les grands centres, les petites villes italiennes participaient à cette recherche d’un art nouveau. Celui que la postérité a parfois considéré comme le plus « avancé » et le plus audacieux des peintres de cette période, dite de la Haute Renaissance, a mené une vie solitaire dans une petite ville de l’Italie du Nord, Correggio près de Parme.Il se nommait Antonio Allegri et il est plus connu sous le surnom, Corrège ou le Corrège en italien Correggio (1489-1534). Léonard de Vinci et Raphaël étaient morts, Titien était à l’apogée de sa gloire, alors que Corrège peignait ses œuvres les plus importantes. Corrège s’inspire d’abord de Mantegna et de Lorenzo Costa puis est marqué par le sfumato, le tenebroso et le sourire de Léonard de Vinci et du jeu sur les tonalités de Giorgione, et par l’étude de Raphaël (d’abord à partir de l’étude de la Madone Sixtine à Plaisance, puis au cours d’un voyage certain, bien que non documenté, à Rome, probablement en 1518).
Corrège est capable de résoudre sa vaste en complexe recherche culturelle en une peinture d’une fraîcheur et d’une tendresse qui se renouvelle continuellement et conquiert le spectateur par la grâce naturelle des attitudes et par la richesse délicate des gammes de couleurs. La choix qu’il a fait de dépasser la sévérité de Mantegna à travers l’expérimentation des suggestions les plus récentes et les plus novatrices se manifeste dans sa production de jeunesse, dans les compositions aérées et articulées de la Madone avec sainte Élisabeth (Philadelphie), de la Nativité et de l’Adoration des Mages (Milan, Brera), de la Madone de saint François de Dresde, ainsi que dans l’interprétation lyrique du thème de la Vierge à l’Enfant dans un paysage, offerte par la Madone dite Petite Bohémienne ou Zingarella (v. 1517, Naples).
Ce tableau fait partie de la série de « Madones à l’Enfant » qui marque l’activité juvénile du Corrège. L’influence de Léonard se manifeste à la fois dans le sfumato et dans les poses complexes des personnages. L’architecture à gauche ferme la scène en contraste avec le paysage, contribuant au jeu complexe des lumières qui se poursuit dans la figure de la Vierge, avec le manteau couvrant le visage. Les personnages semblent fondus dans le paysage grâce aux remarquables références chromatiques entre le revers jaune du manteau et les touches de lumière sur le voile et le feuillage de l’arbre derrière la Madone.
L’œuvre, arrivée à Brera avec une attribution à Scarcellino, provient de la collection que le cardinal Cesare Monti a laissée à l’archevêché de Milan en 1650. Attribuée à Corrège par Bernard Berenson, il est généralement considéré comme l’un des premiers tableaux de l’artiste, peint entre 1515 et 1518 : la complexité de la composition et l’artificialité des poses témoignent de l’intérêt de Corrège pour les leçons des proto-maniéristes émiliens.
Corrège : les fresques du couvent Saint-Paul à Parme
Les multiples intérêts de Corrège mûrissent pour atteindre une assurance définitive dans la splendide décoration à fresque de la chambre de l’abbesse Giovanna da Piacenza dans le couvent Saint-Paul à Parme (1519) : les allusions héraldiques et mythologiques sont développées sans la moindre marque de pédanterie dans la joyeuse atmosphère de la pergola fleurie qui fait un arc au-dessus des lunettes peintes en grisaille de la base, une invention dans laquelle sont assimilés librement et avec originalité les souvenirs de la Chambre des Époux de Mantegna, de la Sala delle Asse de Léonard et surtout de la Loggia de la Farnésine de Raphaël. Les monnaies romaines sont la source principale de sculptures feintes des lunettes. Au contraire de Raphaël, il n’y avait dans le cercle d’amis de Corrège ni Bembo ni Castiglione. Très probablement Corrège empruntait-il l’un ou l’autre de ses motifs à des monnaies et des camées classiques dont il existait à Parme de petites collections. En ce qui concerne l’identité de ses conseillers, aucun document ne nous apporte de renseignements. Contrairement à Isabelle d’Este, qui devait fournir des instructions écrites à des peintres qui travaillaient à Venise, à Padoue et à Pérouse, Giovanna da Piacenza, dont le protégé (le peintre) et les amis érudits résidaient à Parme, avait la possibilité de tout régler de vive voix, au cours de discussions qui étaient sans doute très animées.
La règle de la clausure avait été depuis longtemps abrogée si bien que les nonnes pouvaient voir qui elles voulaient ; les salons des abbesses devinrent ainsi des centres de convivialité élégante et de conversations intellectuelles. C’est sous le règne de Giovanna da Piacenza que les autorités civiques et ecclésiastiques de Parme décidèrent restreindre cette troppa libertà. Dès 1512 on fit appel au Saint-Siège ; mais ni Jules II ni Léon X ne réussirent à soumettre l’indomptable Giovanna. C’est à la lumière de cette longue bataille pour l’indépendance administrative, sociale et spirituelle qu’il faut interpréter la décoration picturale de la chambre de l’abbesse.
La Diane du linteau de la cheminée fait référence à la personne de Giovanna da Piacenza (ses armoiries portent trois croissants) tandis que la cohorte des putti, dont beaucoup portent des attributs se référant à la chasse, sont les variantes espiègles des compagnons de chasse de Diane, et certains personnages, par exemple Minerve, la vierge instigatrice des arts féminins et des études savantes, ou les Trois Grâces, qui « symbolisent le charme féminin » parlent d’eux-mêmes en vertu de leur rapport significatif avec les idéaux d’un couvent.
Corrège ait pu s’inspirer du célèbre groupe de marbre de Sienne ou d’une médaille florentine (Niccolò Fiorentino, médaille de Giovanna Tornabuoni). Toutes les sources s’accordent à dire que le groupe des Trois Grâces, en tant qu’ensemble dont les personnages sont liés pour exprimer l’unité d’un propos qui prévaut sur toutes les différences individuelles, symbolise l’Amitié, la Concorde et la Paix. Marsile Ficin conclut ainsi une lettre qu’il adresse à Pico della Mirandole : « En conséquence, de même que les Furies appellent à la discorde, les Grâces engendrent la concorde. »
L’un des deux putti de l’ovale situé au-dessus de Pan se sert avec succès de son cor de chasse, dans la même intention que Pan qui, lui, n’obtient pas l’effet escompté avec sa conque : sonnant un coup terrible, il réussit à effrayer son compagnon et l’oblige, réduit à l’impuissance et effaré, à se boucher les oreilles ; et, au XVIe siècle, la tête de cerf triomphalement arborée située au-dessus de la lunette qui représente l’Intégrité, suggérait non seulement la chasse mais également la notion d’intrépidité : selon Pierio Valeriano, c’était l’ »hiéroglyphe » de Formido Sublata (« la peur chassée »). « Le sujet d’Hercule tuant le cerf, présent dans de nombreuses œuvres d’art », dit-il sous ce titre, « est issu des fables de poètes ; mais il recèle une signification hiéroglyphique. Héraclius, qui interpréta tant de récits légendaires selon ce système hiéroglyphique, affirme qu’il signifie l’élimination de la peur de la vie humaine… On raconte que Servius Tullius consacra un temple à Diane sur l’Aventin. Et il était d’usage de construire l’autel de la divinité à partir de bois de cerf et de fixer sur les portes et les murs des têtes de cerfs qui avaient été abattus. »
La préfiguration la plus proche du Pan de Corrège est le satyre de l’estampe de Dürer que le Corrège a fort bien pu connaître puisqu’elle anticipe de treize ou quatorze ans la Camera di San Paolo, et que les gravures de Dürer jouaient d’une grande popularité dans l’Italie du Cinquecento.
Corrège : coupole de Saint-Jean Evangéliste
Dans la décoration à fresque de la coupole de Saint-Jean Evangéliste à Parme (1520-1523), qui a pour thème les visions de saint Jean à Patmos, Corrège est aussi capable d’affronter, avec une grande énergie, des dimensions monumentales. L’Expérience romaine y est intégrée et dépassée par l’élimination de tout support architectural au profit de la composition libre et dynamique des figures dans l’espace. Son cercle d’apôtres assis autour de la corniche, sous les nuées à travers lesquels monte le Christ ressuscité, s’inspire nettement de Mantegna. Les figures illusionnistes en raccourci appuyé, le Christ qui s’élève dans le ciel nuageux rappellent le plafond de la Chambre des époux dont l’influence ne fut guère sensible avant le Corrège et Jules Romain, car elle se trouvait dans les appartement privés de la famille Gonzaga. Plusieurs figures de la voûte dérivent manifestement de la voûte de la Sixtine ; de plus, il utilisait deux fois ses cartons, en les retournant, autre début de preuve. Il se servit de ce procédé pour quelques figures majeures et surtout pour les anges et les putti ; Michel-Ange l’employa pour les premiers Ignudi de la voûte, pour tous les putti derrière les trônes et pour les figures des tympans de chaque côté. Il est étonnant de trouver ce vieux procédé dans ce contexte et à cette échelle, même si le Parmesan le reprit plus tard à la Stecatta.
Corrège : coupole cathédrale de Parme
À la cathédrale de Parme, Corrège décora la coupole (1526-1530), beaucoup plus grande que celle de Saint-Jean ; octogonale, elle s’appuie sur des trompes au lieu de pendentifs. La fresque représentant l’Assomption est disposée en gradins : les apôtres sont debout sur la corniche, entre les fenêtres rondes qui l’éclairent ; au-dessus d’eux, en cercles concentriques, s’élève une foule de figures tourbillonnantes, entrant et sortant des nuées et soutenant la Vierge qui s’élance vers le ciel. Corrège cherchait à donner aux fidèles l’illusion que le plafond ou la voûte s’ouvrait sur la gloire des cieux. Sa science des effets lumineux lui permettait de faire flotter les légions célestes sur une mer de nuages ensoleillés. Certains contemporains trouvèrent à redire à ces déploiements quelque peu profanes, mais il faut reconnaître que, vue de la pénombre de cet édifice médiéval, la coupole de la cathédrale de Parme fait une très grande impression.
Dans cette vertigineuse Assomption de la Vierge, la représentation orchestrée sur un faux parapet de marbre, se dilate dans le tourbillon mouvementé des corps entr’aperçus, pris dans des volutes concentriques de nuages grâce à de très doux clairs obscurs qui annulent toute impression d’espace réel.
Curieusement, les deux coupoles de Corrège sont plus proches des coupoles du baroque que des œuvres de la Renaissance ; la foule de figures tourbillonnantes, l’exaltation des gestes et des expressions, la façon dont la lumière se répand sur les groupes, paraissent en avance d’au moins un siècle. Cette fortune exceptionnelle, figurative plutôt que littéraire, a contribué à créer cette image de Corrège en tant qu’artiste proto-baroque.
Un groupe d’œuvres significatives appartient à ces années passés à Parme : les études des effets de lumière dans l’atmosphère ensoleillée et dorée de la Madone de saint Jérôme, dite Le Jour (1527-1528) et dans le suggestif « nocturne » de la plus ou moins contemporaine Adoration des bergers dite La Nuit (Dresde), qui propose aussi la dynamique structure de la composition en diagonale ; la Madone au panier (Londres) et la Madone à l’écuelle (Parme) ; l’Allégorie des Vertus (Louvre), qui fait partie de deux allégories peintes par Corrège pour compléter la décoration du studiolo d’Isabelle d’Este à Mantoue ; la somptueuse Madone de saint Georges (Dresde), qui influera tellement la génération maniériste à venir.
Le Corrège a peint ce retable pour l’oratoire de San Pietro Martire de Modène. Autour de la Vierge et l’Enfant se trouvent saint Gimignano qui tient une maquette de la ville de Modène, dont il est le patron, avec saint Jean-Baptiste, saint Pierre martyr et saint Georges avec son pied sur la tête du dragon. Le putto le plus proche du premier plan a une vivacité qui fait penser à Parmigianino ou Parmesan. Le Corrège utilise un rétro-éclairage maniériste, dérivé de Beccafumi.
Corrège : L’Adoration des bergers, dite La Nuit
Corrège est un peintre particulièrement novateur du début du XVIe siècle. C’est surtout par la subtilité de ses jeux d’ombre et de lumière qu’il exerça une influence majeure et s’affirma comme précurseur. Sur le panneau L’Adoration des bergers, dite La Nuit, que l’on cite parfois comme la première grande scène nocturne de la peinture européenne, la lumière crée un équilibre entre l’agitation sur la gauche et le bonheur paisible sur la droite. La naissance du Christ est ici un miracle lumineux. À première vue, cette composition ne semble pas méditée. À droite, rien ne répond au groupe serré situé à gauche. L’équilibre n’est dû qu’à l’accent lumineux qui souligne les figures de la Vierge et de l’Enfant. Corrège, plus encore que Titien, a pris conscience des possibilités de la couleur et de la lumière ; il s’en sert délibérément pour contrebalancer les formes et pour diriger le regard dans certaines directions. Il semble qu’avec le berger, nous nous approchions vraiment de la crèche pour voir de nos yeux le miracle de la lumière qui brille dans les ténèbres, selon la parole de saint Jean. Ce tableau servit de retable dans une chapelle privée de l’église San Prospero à Reggio nell’Emilia.
D’après l’évangéliste Luc, un groupe d’anges apparut aux bergers gardant leurs troupeaux durant la nuit de la naissance du Christ. Ici, les anges se trouvent dans les nuages. Ils sont baignés de lumière et forment un enchevêtrement complexe peint avec virtuosité. Le berger, un imposant personnage masculin, contemple le miracle nocturne de ses propres yeux, tandis que son chien flaire la crèche. Une des deux servantes présentes sur les lieux semble aveuglée par la lumière. La seconde voudrait apparemment partager sa joie avec le berger accouru. Derrière eux, une colonne blanche contribue à refléter la lumière.
La presque aussi célèbre Madone de saint Jérôme dite Le Jour se situe à l’exact opposé (d’où les surnoms de « Nuit » et « Jour » données aux tableaux au XVIIIe siècle) : tous les personnages sont baignés d’une lumière qui s’infiltre partout, d’où l’impression dansante du tableau. La composition en pyramide ramassée et rabattue en arrière, avec d’immenses figures repoussoirs de chaque côté et un premier plan souligné par des putti, est fréquente chez Corrège. On la trouve dans ses groupes, ses pendentifs, ses tableaux de chevalet, pour des sujets mythologiques comme religieux.
Corrège : peintures mythologiques
La plus importante entreprise des dernières années de Corrège concerne la série de toiles avec les amours de Jupiter, commandée par Federico Gonzaga, duc de Mantoue ; entre 1530 et 1532, l’artiste exécuta quatre aventures amoureuses de Jupiter, dans lesquelles le dieu suprême se métamorphose pour se rendre méconnaissable en cygne (avec Léda), pluie d’or (avec Danaé), aigle (avec Ganymède) et nuage (avec Io). Seuls les deux derniers récits son rapportés dans les Métamorphoses d’Ovide. Corrège interprète les thèmes mythologiques avec un subtil et inimitable érotisme, et un extraordinaire bonheur pictural. Vasari loue ses carnations moelleuses et ses chevelures duveteuses. Dans Jupiter et Io, le nuage divin étreint Io nue et apparemment en extase – comme le désirait sans doute le commanditaire. La patte laineuse laisse transparaître une main de chair et de sang. Ce n’est pas un hasard si pour beaucoup ce tableau évoque déjà le XVIIIe siècle : l’idéal de beauté féminine de Corrège et l’atmosphère sensuelle de cette toile ont effectivement inspiré de nombreux peintres rococo.
Jupiter approche sa bouche des lèvres d’Io, prêt à l’embrasser. Un visage humain se profile dans le nuage. Image à la signification obscure, un cerf s’abreuve dans le cours d’eau. L’animal ne figure pas dans la version d’Ovide ; mais le père de Io était un dieu-fleuve.
« Elle fuyait en effet ; déjà elle avait laissé derrière elle les pâturages de Lerne et les terres boisées du Lyrcée quand le dieu, enveloppant la terre d’un brouillard dense, la dissimula, arrêta sa fuite et la déshonora. Là-dessus, Junon baissa les yeux sur le milieu des champs et, surprise que d’éphémères nuages aient donné à l’éclat du jour cette apparence de nuit… » Ovide, Métamorphoses.
Bibliographie
Panofsky, Erwin. Corrège, La Camera di San Paolo à Parme. Hazan, 2014
De Rynck, Patrick. Le sens caché de la peinture. Gand-Amsterdam, Ludion, 2004
Murray, Linda. La Haute Renaissance et le maniérisme, Thames et Hudson, Paris, 1999
Riccòmini, Eugenio. Corrège. Paris. Éditions Gallimard, 2005
Stendhal. Le Corrège. Éditions Casimiro, 2017