Voyage en Romagne et rencontre avec Alberti.
Piero della Francesca, (Arezzo 1416/17 – 1492). Si l’on exclut un épisode de ses débuts (sa collaboration à Florence avec Domenico Veneziano), le parcours de Piero della Francesca s’est déroulé hors du milieu florentin, entre son bourg natal de Borgo San Sepolcro, Arezzo, la cour des Malatesta à Rimini, celle des Este à Ferrare (de ce voyage, il ne reste pas trace d’œuvres, mais diverses sources mentionnent pourtant des fresques), et celle des Montefeltro à Urbino et Pérouse. En 1451 l’artiste est à Rimini, où il signe la fresque représentant Sigismond Pandolfo Malatesta devant saint Sigismond, dans l’église San Francesco.
Il est peu d’autres œuvres de Piero della Francesca qui trahissent autant que celle-ci l’influence d’Alberti, tant comme architecte que comme théoricien ; celui-ci travaillait au même moment à Rimini, dans San Francesco qu’il transformera en Temple Malatestiano. Le chemin de Piero croisera à plusieurs reprises celui d’Alberti, qui comme lui n’était florentin que de formation. C’est à ce parallélisme entre les deux artistes que l’on doit la diffusion du renouveau florentin du début du XVe siècle (le Quattrocento), qui par la suite sera désavoué par les héritiers spirituels de Brunelleschi et de Masaccio.
La fresque Sigismond Pandolfo Malatesta devant saint Sigismond, constitue un précédent direct au cycle de l’église de San Francesco d’Arezzo, tant pour le caractère monumental de la composition que par la rigueur avec laquelle les personnages prennent place dans leur environnement. La scène est entourée d’un encadrement architectonique qui rappelle les décorations réelles de bas-reliefs, et elle semble vue depuis » cette fenêtre ouverte par laquelle je regarde ce qu’ici je peindrai » dont parle Alberti comme étant le meilleur point d’observation pour une composition picturale. Le revêtement de la pièce en marbres polychromes, qui dès lors caractérisera les intérieurs de Piero della Francesca et en enrichira les couleurs, est aussi d’accord avec le goût de Leon Battista Alberti. Devant le Saint Sigismond en trône, représenté comme un souverain majestueux et sage, que la légère projection depuis le bas fait apparaître monumental, se détache le profil de Malatesta rendant hommage à son saint protecteur.
Un parfum profane émane de l’œuvre en raison du faste terrestre, présent tant dans le portrait héraldique que dans l’emblème et le château qui apparaît dans le lointain à travers une fenêtre ronde, comme dans un médaillon et pourtant avec tout le relief de ses volumes architectoniques. La paire de lévriers couchés derrière Sigismond est représenté avec une simplicité de formes d’une essentielle pureté, mais les museaux sensibles des animaux révèlent un examen attentif de la nature qui rappelle un dessin de Pisanello, tandis que la rondeur de leurs corps prouve l’intérêt de l’artiste pour l’étude des volumes.
Dans cette Annonciation, le classicisme d’Alberti est évoqué par l’élégante colonne qui se trouve au centre de la composition et fait pendant au personnage sculptural de Marie représentée comme une jeune matrone solennelle. Nombreux sont les éléments d’une nouvelle culture qui annoncent les œuvres de maturité de l’artiste, du voile transparent qui couvre la tête de Marie, aux perles de ses vêtements, aux marqueteries de bois de la porte et aux ombres qui frôlent la blancheur des marbres.
Le bref séjour de Piero en Romagne est d’une importance fondamentale parce qu’il contribua non seulement à la formation d’une école aussi importante que l’École de Ferrare, mais aussi à une diffusion sans cesse croissante de la culture de la perspective dans d’autres localités de l’Émilie et de la Plane du Pô, où dominera jusqu’au milieu du siècle et au-delà une peinture de style principalement gothique. Avant de rentrer à Borgo San Sepolcro, où nous le trouvons en 1453, Piero s’est sans doute arrêté sur le chemin de retour à Urbino. C’est probablement de ce premier séjour dans la petite ville des Marches que date l’une des plus célèbres peintures sur bois de l’artiste, la Flagellation du Christ qui se trouve dans la Galerie Nationale d’Urbino. La synthèse sublime que Piero réalisera entre un instrument d’avant-garde comme la perspective linéaire, les éléments les plus vivants de la tradition gothique et l’observation minutieuse pour les plus petits détails propres à l’art flamand, représentera le plus riche produit artistique des nouvelles cours d’Italie du centre et du nord et une alternative à la culture florentine de la même époque.
Le cycle de fresques de la chapelle Bacci à Arezzo
L’on trouve trace de la présence de Piero, au cours des années qui suivirent immédiatement son voyage en Romagne, à Borgo San Sepolcro (1452-1455), mais il est probable que dès 1452 l’artiste est à maintes reprises à Arezzo où il réalise le cycle de fresques de la Grande Chapelle de l’église San Francesco. L’on sait que la chapelle appartenait aux Bacci, une riche famille de marchands d’Arezzo, qui dès 1417 l’avaient ornée d’un vitrail et projetaient de la faire décorer de peintures. Mais ce n’est qu’en 1447 que Francesco Bacci vendit un vignoble afin de payer le travail effectué dans la chapelle par le peintre florentin Bicci di Lorenzo. L’ouvrage de Bicci, cet héritier tardif du sec style gothique florentin, fut interrompu par sa mort en 1452, alors qu’il n’avait réalisé que la petite voûte du plafond et les deux Docteurs de l’Église dans l’intrados de l’entrée. C’est probablement à cette époque que Piero della Francesca commencera à travailler pour les Bacci et, en quelques années, il recouvrira la structure gothique de la chapelle de fresques qui sont les plus modernes et intéressantes du point de vue de la perspective que nous ait laissées le XVe siècle italien. Le sujet du cycle d’Arezzo s’inspire de La Légende dorée de Jacques de Voragine, du XIIIe siècle, qui raconte l’histoire miraculeuse du bois de la Croix du Christ. Il s’agit d’une légende populaire, riche de détails narratifs et caractérisée par le goût du miracle qui était celui du Moyen Age. Ce n’est pas un hasard si la » Légende » inspira entre le XIVe et le XVe siècles plusieurs cycles de fresques dans les églises d’un ordre populaire comme celui des franciscains. Les précédents les plus célèbres de l’œuvre de Piero sont en effet les fresques réalisées par Agnolo Gaddi pour les franciscains de Santa Croce, à Florence, celles de Cenni di Francesco pour l’église de San Francesco à Volterra, ainsi que les plus récents Épisodes de l’Histoire de la Croix peints par Masolino dans Sant’Agostino à Empoli (1424). Il est probable que ce sujet traditionnel fut proposé à Piero, et avant lui à Bicci di Lorenzo, par les Franciscains d’Arezzo eux-mêmes, quoique certaines variations du récit pourraient avoir été suggérées par un savant humaniste, et probablement inspirées par des événements de l’époque.
Cette grande scène est l’une des compositions les plus monumentales et complexes de Piero. L’artiste représente sur la gauche la découverte des trois croix dans un champ labouré, aux portes de Jérusalem, tandis que sur la droite, il a situé, dans le cadre d’une rue de la ville, la scène de la Vérification de la vraie Croix. Le génie multiple de Piero, qui trouve son inspiration tant dans le monde simple de la campagne que dans les raffinements de la cour, ou encore dans l’observation des villes comme Arezzo ou Florence se manifeste ici à son apogée visuel. À la limite de la colline, sur la cime de laquelle luit une lumière d’après-midi d’automne, l’on voit la ville de Jérusalem. Il s’agit en réalité d’une vue d’Arezzo, close dans ses murs et embellie par des constructions de couleurs différentes, depuis le gris de la pierre jusqu’au rouge de la brique. À droite, sous le temple de Minerve dont la façade de marbre de différents couleurs est empruntée à certaines constructions d’Alberti, jusqu’aux ombres projetées sur le pavé, tout concourt à créer un espace tel que l’on n’en connaissait jusqu’alors pas dans l’histoire de la peinture, réalisé en trois dimensions, selon des critères rigoureux.
Salomon reçoit la reine et son cortège dans un chef d’œuvre de construction. Le message de la reine à Salomon est suggéré mais pas visualisé. Toute la scène, tous les personnages son transformés en volumes réguliers et soumis aux règles de la géométrie. Piero construit le palais de Salomon selon les principes d’Alberti. Dans le cortège de la reine de Saba se dressent des dames aux manières aristocratiques, dont les profils aux sourcils épilés suivant la mode de l’époque mettent en évidence les têtes parfaitement sphériques, les cous ronds et allongés.
Les nobles orientaux portent de hauts couvre-chefs à la grecque, semblables à ceux que Piero a sans doute vus en 1439 à Florence à l’occasion du Concile des Grecs et qui avaient à l’époque fait l’admiration des florentins en raison de son élégance. Piero exalte les volumes de ces énormes chapeaux cylindriques ou pyramidaux, obéissant aussi aux mêmes impératifs de perspective que Paolo Uccello lorsqu’il avait représenté les armures compliquées des guerriers de l’époque dans la Bataille de San Romano. Les amples manteaux sont creusés de plis profonds, d’un effet étonnant, telles les veines des minéraux. Un idéal humain saint et fort, à l’expression sereine, aux gestes calmes et mesurés, va désormais s’affirmant chez Piero.
Couleurs et style après le voyage à Rome
En 1458 et 1459, l’on trouve trace d’un séjour de Piero della Francesca dans la Rome de Pie II ; et sans doute finira-t-il le cycle d’Arezzo immédiatement après son retour en Toscane. Les derniers épisodes des murs de la chapelle Bacci, bien que stylistiquement en harmonie avec les précédents, montrent un enrichissement des valeurs de la lumière et de la couleur, enrichissement qui suppose que l’artiste a ultérieurement approfondi leur étude. Des artistes espagnols et flamands avaient séjourné à Rome, surtout durant la papauté de Nicolas V et de Calixte III Borgia ; et Piero put étudier à loisir dans cette ville cette peinture nordique qui l’avait attirée dès ses années à Florence. La Victoire de Constantin sur Maxence, épisode chargé de sens, fait allusion à des événements d’une époque où Pie II mûrissait le projet d’une croisade contre les Turcs. Dans la fresque, le visage de Constantin semble un portrait de Jean VIII Paléologue, l’ex-empereur d’Orient. Et, de même que Constantin s’était mis à la tête de ses troupes en brandissant le symbole de la Croix, de même l’empereur moderne réussira-t-il a repousser les infidèles s’il prend la tête de forces chrétiennes. Mais au-delà de cette iconographie sans doute due aux conseils de Giovanni Bacci, la bataille livrée par Constantin est représentée comme une parade splendide, de laquelle semble décidément exclu le vacarme des armes. L’absence de mouvement a immortalisé les chevaux les pieds levés, sur le point de sauter, les soldats la bouche ouverte, sur le point de crier, le tout, encore une fois, figé dans une construction perspective implacable. Par rapport à la Bataille de San Romano que Paolo Uccello peignit quelques vingt ans plus tôt et qui représenta l’un des fait de la culture florentine de la perspective qui avait inspiré Piero della Francesca, l’on respire, dans la fresque d’Arezzo, un air neuf, un espace aérien où une atmosphère empreinte de vérité souligne, au moyen d’une claire lumière, les différents niveaux de la perspective.
Dans les différentes scènes du cycle de fresques, nous avons vu comme Piero della Francesca s’est mesuré, grâce à une graduation sophistiquée de la gamme de couleurs, au problème de la représentation de la lumière au cours des différents moments de la journée et des différentes saisons. Mais il atteint, dans la fresque du Songe de Constantin qui se trouve en bas à droite de mur du fond, l’apogée de ses expériences de lumière et de couleur, et ce en imaginant une scène nocturne. À l’intérieur d’une spacieuse tente gît l’empereur plongé dans le sommeil. Assis sur un gradin illuminé, un serviteur veille, le regard rêveur tourné vers le spectateur comme pour un silencieux dialogue. En un effet d’une invention hardie, qui semble annoncer le luminisme moderne du Caravage, les deux sentinelles au premier plan émergent de l’obscurité, baignés de côté par la lumière qui tombe du haut, projetée par le personnage de l’ange.
Il s’agit d’une scène nocturne, dans laquelle la tente de l’empereur endormi et le buste d’un page sont illuminés par le rayonnement d’un ange dans le coin supérieur gauche de la scène. Le gardien à la lance et le veilleur justifient le déchirement des ténèbres. La vision de Constantin devance son époque. Prodige pictural.
Le dernier épisode à avoir été réalisé du cycle d’Arezzo, il s’agit d’un furieux affrontement, nettement dramatique par rapport à celui de Constantin (Bataille de Constantin et de Maxence) qui était davantage une élégante parada militaire. Une partie de l’exécution de cet épisode est probablement due à un collaborateur. La faiblesse de dessin de certaines parties, certainement dues à Laurentino d’Arezzo, est très nette à côté de la puissance incontestée du maître dans certaines autres, dont la plus célèbre est sans doute le détail du clairon à gauche jouant impassible, au milieu de la mêlée, de son instrument de guerre.
Autres fresques de Piero della Francesca
Toujours dans sa ville natale et probablement peu avant son voyage à Rome (1458), Piero della Francesca réalise dans le Palais communal un autre chef-d’œuvre, la Résurrection du Christ. Il s’agit de l’une des œuvres qui démontrent le mieux combien l’artiste sait utiliser des motifs iconographiques souvent fort archaïques et comme nimbés d’un caractère sacré populaire, et les représenter en termes culturels et stylistiques entièrement nouveaux. Le seul fragment qu’ai subsisté d’une décoration à fresque dans l’église de Sant’Agostino, le buste d’un Saint Julien (1455-1460). La solidité des traits, dont le dessin est adouci par un jeu subtil de couleurs, fait ressembler ce fier chevalier de la Chrétienté au jeune Prophète de la chapelle Bacci. Il ne reste malheureusement aucune trace des œuvres que Piero della Francesca réalisa à Rome où il travailla en 1458 et en 1459, au Vatican au service de Pie II. Vers 1465 l’artiste réalisera, toujours pour Borgo, la fresque représentant Hercule qui a par la suite été détachée et se trouve dans le musée Gardner de Boston. Dans la Madonna del Parto, vers 1460, il est difficile de ne pas saisir le charme qui émane de cette image, à laquelle s’adressent les mères. La figure hiératique de la Vierge est représentée entre deux anges parfaitement symétriques (pour les réaliser, le même carton a été utilisé, en le renversant) qui soutiennent un rideau rouge, doublé d’hermine, sur lequel apparaît le motif de la grenade. Cette œuvre peut être considérée comme le dernier geste d’affection de l’artiste à l’égard de sa mère, originaire de Monterchi, village pour lequel, peu après la mort de celle-ci, la fresque a été réalisée. En 1465 le peintre est à nouveau en rapport avec les Montefeltro, qui seront dès lors ses commanditaires les plus assidus. Le célèbre diptyque avec les Portraits de Battista Sforza et Federico de Montefeltro qui se trouve à présent aux Offices date du début de cette entrée de Piero dans l’entourage des mécènes d’Urbino.
Piero dispose sa composition dans un encadrement délimité latéralement par deux fausses colonnes de travertin, la subdivisant ainsi en deux zones distinctes quant à la perspective. La partie inférieure où sont représentés les corps des gardes plongés dans le sommeil, présente un point de fuite très bas, au niveau de la tombe. Au-dessus de la torpeur des sentinelles s’élève la silhouette du Christ, dans sa dimension humaine quelque peut rustique, qui correspond cependant bien à cet idéal concret, pondéré et en même temps hiératique qui est celui de Piero della Francesca.
Dans le contexte de Piero à Urbino deux traités de Piero della Francesca inspireront les études, non seulement de son disciple, Luca Pacioli, mais encore Léonard de Vinci et d’Albrecht Dürer. Piero, en grand intellectuel, ne dédaignera pas d’écrire » quelques éléments d’arithmétique utiles aux marchands… » (le Trattato d’Abaco). C’est là une nouvelle confirmation des liens qui unissent l’art, la science et le calcul, liens qui, à partir de Brunelleschi, compteront parmi les caractères dominants et les plus difficiles à comprendre de l’Humanisme italien. Le passage de Piero a été déterminant, tant directement qu’indirectement, pour la » conversion » à une nouvelle vision de la peinture, caractérisée principalement par une spatialité typiquement Renaissance, et d’amples aires de culture figurative. L’art de Piero, qui n’est comparable qu’à celui de Donatello, a su mieux qu’aucun autre, enseigner les notions de la perspective linéaire, conçue comme construction » naturelle » de toute composition figurative. Mais les différences qui séparent Piero de la culture florentine, expliquent en grande partie l’éloignement de Florence de l’artiste encore jeune et le fait qu’il ne revint jamais dans cette ville. Les peintres florentins les plus proches de Piero sont Alessio Baldovinetti et Andrea del Castagno ; mais certaines affinités avec ces artistes sont dues à l’héritage commun de Domenico Veneziano qu’à des contacts réciproques.