J’ai passé ma vie sur le pont des navires
On a dit que Raoul Dufy (Le Havre 1877 – Forcalquier 1953) ne peignait jamais un tableau triste, car sa marque particulière de modernisme n’était pas entravée par le doute ou la tension. Il a plutôt exprimé les aspects les plus optimistes du 20e siècle avec esprit et style. La découverte du fauvisme par Dufy en 1905 fut une révélation et l’aida à libérer la couleur et la ligne de leurs fonctions mimétiques ; sa rencontre ultérieure avec le cubisme influença ses dynamiques dessins de tissus Art déco, employés par des couturiers aussi célèbres que Paul Poiret. Dans les années 1920, l’artiste a adopté ce qui deviendra son style sténographique caractéristique, combinant des contours habiles et spontanés avec des zones de couleurs vives larges et illimitées. Il adaptera encore ce style dans plusieurs grandes œuvres publiques des années 1930, ainsi que dans une série de tableaux consacrés à de célèbres musiciens classiques à la fin de sa carrière. Même la grande écrivaine et mécène moderniste Gertrude Stein s’est montrée lyrique à propos de cette qualité de son art, en disant succinctement : « Il faut méditer sur le plaisir. Raoul Dufy est le plaisir ». La découverte de la Méditerranée, des champs de course et des salles de concert se manifeste chez lui en liaison avec la découverte d’un style cursif, télégraphique, rythmique.
« J’ai passé ma vie sur le pont des navires : c’est une formation idéale pour un peintre. Je respirais tous les parfums qui sortaient des cales. À l’odeur, je savais si un bateau venait du Texas, des Indes ou des Açores, et cela exaltait mon imagination ». Raoul Dufy
De l’impressionnisme au fauvisme
Le Raoul Dufy de 1902 à 1906, avec ses Plages de Sainte-Adresse, s’intéresse aux impressionnistes, puisqu’en effet eux aussi cherchent à saisir la lumière. Ils s’efforcent à la fixer dans sa fuite, dans ses changements continuels au fur et à mesure du temps qui s’écoule, dans ses apparitions les plus diverses, pour nous la restituer dans un tableau. La signature du peintre est le type de luminosité que sa technique lui permet de mieux peindre. La lumière feutrée et blanche d’un Seurat n’est pas celle plus vive et jaune d’un Bonnard, ni celle plus froide et verte d’un Monet. Pour Dufy, ce sera le bleu. Très éloigné malgré tout des impressionnistes par la nature de son dessin, Dufy, dès 1906, s’affranchit de leur tutelle ; la toile de Matisse Luxe, calme et volupté lui ouvrit des horizons nouveaux : « Devant ce tableau j’ai compris toutes les raisons de peindre ; le réalisme impressionniste perdit pour moi son charme à la contemplation du monde de l’imagination traduite dans le dessin et la couleur ».
L’interprétation unique du fauvisme par Raoul Dufy, qu’il adopte après 1906, consiste à marier les principes formels avant-gardistes du mouvement à une esthétique décorative. Son utilisation de lignes spontanées et expressives et de couleurs intenses et non naturalistes est visible dans ses nombreuses images de régates, de courses de chevaux et d’activités de loisirs en plein air en France. Raoul Dufy est né au Havre, sur la côte française de la Manche, et tout au long de sa carrière, il a représenté dans ses œuvres des scènes de navigation de plaisance, de plage et d’autres activités de loisirs maritimes. Dans La Régate, nous voyons sur la plage un groupe de spectateurs élégamment vêtus, hommes et femmes portant des chapeaux de paille et des costumes de lin marron et blanc. Les personnages regardent la mer remplie de voiliers et de rameurs, tandis que les drapeaux français flottent dans la brise. Dufy a utilisé les larges coups de pinceau, les contours audacieux et les couleurs vibrantes et expressives du fauvisme, qu’il a adopté après avoir vu la toile révolutionnaire de Matisse, Luxe, Calme et Volupté, exposée au Salon des Indépendantes de 1905. Avec ses Régates, Dufy démontre ainsi ce qu’il considérait comme le « nouveau mécanisme de l’art » : non pas la restitution fidèle de la réalité extérieure et objective, mais plutôt le « miracle de l’imagination jouant avec la ligne et la couleur ».
La leçon de Cézanne
Allant plus avant dans la recherche de la synthèse, Raoul Dufy rencontre Cézanne ; depuis 1908 il travaille avec Braque à l’Estaque. Les œuvres de cette période manifestent des différences profondes avec celles des époques antérieures : la construction devient plus rigoureuse, la palette plus sourde, plus profonde ; l’on y trouve des oppositions entre les ocres et les bleus, des rouges foncés, et des verts profonds ; Dufy intellectualise sa peinture. Cependant, contrairement à Braque, Dufy n’a pas suivi la voie du cubisme, mais a essayé son propre langage tout en retrouvant son intérêt pour la couleur, comme le montre l’une des œuvres les plus remarquables de cette période, La grande baigneuse (1913), d’époque cézanienne. S’il a pu donner l’impression, vers 1913, d’être « en coquetterie avec le cubisme », comme l’a écrit Bernard Dorival, il ne s’est jamais lié à cet art, dont le caractère systématique convenait mal à sa nature. Cependant, Dufy n’adhérera jamais aux mouvements d’avant-garde de son époque. La leçon de Cézanne s’enrichit sans doute d’autres apports convergents, mais elle demeure pour le peintre une limite qu’il ne dépassera guère : elle est pour lui simplement comme une barrière contre l’anarchie colorée du fauvisme.
Les décorations
À partir de 1909, outre ses peintures, aquarelles et gravures, Raoul Dufy était célèbre pour ses créations textiles originales aux motifs répétitifs fantaisistes et aux couleurs vives. Nombre de ces soies et tissus de coton imprimés en bloc ont été utilisés par de célèbres créateurs de haute couture, dont le Français Paul Poiret. Bien que certaines des créations de Dufy fassent appel à des motifs purement abstraits, l’artiste s’est souvent inspiré de la nature, avec des oiseaux, des animaux, des fleurs et des motifs végétaux formant la base de ses élégantes créations. Dufy a travaillé, d’autre part, avec le maître céramiste catalan Llorens Artigas de 1922 à 1930 et de 1937 à 1940 ; ensemble ils ont exécuté 109 vases et 60 jardins d’appartement. Il s’agit d’une expérience nouvelle comme peindre en émaux sur faïence stannifère. Artigas prépare des carreaux, des vases ventrus ou allongés inspirés de l’époque Song, des jardins d’appartements, que Dufy décore de baigneuses, de coquillages, d’épis de blé, de poissons, qu’il rehausse de sa facture enlevée, gaie et fraiche. Nouveau challenge pour Dufy que celui de peintre-céramiste, qui lui permet de sentir les formes qu’il dessine, sculpte dans la terre, puis peint. Les objets de son jardin secret prennent ainsi forme, lumière et volume.
Lors de l’exposition universelle de 1937 à Paris, Raoul Dufy réalisa, une gigantesque peinture murale de 10 x 60 mètres, La Fée électricité, commandée par la Compagnie parisienne de distribution d’électricité pour décorer les murs incurvés du pavillon de l’électricité et de la lumière. Le mural de Dufy, s’inspire de l’histoire de la fée électrique, tirée de l’ouvrage « De la nature des choses » du poète romain Lucrèce. La composition est divisée en deux thèmes principaux : l’histoire de l’électricité et ses diverses applications modernes. Dufy a inclus les portraits de 110 scientifiques et penseurs célèbres qui ont contribué à l’invention et au développement de l’électricité, ainsi que des éléments de mythologie et d’allégorie. L’ensemble de la peinture murale est réalisée dans le style caractéristique de l’artiste, avec des couleurs vives et claires (organisées en harmonies opposées de tons froids et chauds) et des contours rapidement tracés. L’un des aspects les plus significatifs de l’œuvre, outre son échelle gigantesque, est l’utilisation par Dufy d’une peinture à séchage rapide nouvellement inventée qui imite les effets translucides et vibrants de l’aquarelle et lui permet de travailler très rapidement : l’ensemble de la peinture murale a été achevé en 10 mois.
Au cours de sa carrière, Dufy a travaillé sur un certain nombre de commandes d’art public à grande échelle. Avec leur combinaison de sujets modernes et allégoriques rendus dans des contours exubérants et des couleurs intenses, ces œuvres monumentales représentent l’interprétation moderniste réussie de l’artiste sur la tradition classique de la peinture murale ou peinture à fresque.
La lumière des couleurs
Coloriste exquis, Raoul Dufy est également un excellent dessinateur, capable de faire vibrer d’innombrables touches qui rejoignent l’arabesque, pleines de fraicheur et de vivacité. Ses œuvres véhiculent une nonchalance insouciante qui, comparée à l’approche laborieuse et intellectuelle de Cézanne, a conduit les critiques à qualifier Dufy de frivole. Mais la beauté et la gaieté de l’art de Dufy ne le disqualifient pas en tant que moderniste. Dans ses toiles, Dufy parvient à transmettre, avec une économie de moyens magistrale, l’atmosphère essentielle des lieus et d’une époque spécifiques comme dans les œuvres qui représentent le Vieux Casino de Nice qui montrent l’utilisation par Dufy de contours lâches pour délimiter les formes, qu’il remplit avec de minces lavis de couleur. Les œuvres représentant le vieux Casino de Nice, sont peintes dans son style « sténographique » : une nuit de l’ère du jazz sur la Côte d’Azur, le phare rougeoyant du casino, le ciel crépusculaire aigue-marine teinté de pêche ou le croissant de lune planant au-dessus de la Baie des Anges et les silhouettes d’élégants promeneurs se combinent dans une image ludique et sans complexe. Le trait calligraphique et fluide de Dufy et l’utilisation libérée de couleurs vives sont la marque de fabrique de l’artiste et renforcent la sensibilité paradisiaque si unique de son art. Tout est dans son œuvre harmonie et grâce.
Dans son œuvre de maturité la peinture de Raoul Dufy se simplifie et devient plus émouvante ; tout élément pittoresque, toute recherche de description disparaissent ; le besoin de grandeur se manifeste. La révélation de Matisse permit à Dufy de « se réaliser », désormais il s’attache à découvrir et à faire vivre « son arabesque ». Semble que le crayon, rehaussé ou non de couleur, ait été pour lui un langage direct, spontané ; il est arrivé par ce moyen à exprimer toute la subtilité d’un objet ou d’un paysage, à saisir la mobilité d’un visage.
Le temps et sa représentation sont également présents dans l’œuvre de maturité de Raoul Dufy. Pour lui, la peinture doit représenter non seulement le visible, mais aussi une accumulation de souvenirs, de traditions et d’expériences liés à un lieu particulier. Ainsi, ses représentations du monde moderne incluent souvent des éléments allégoriques, mythologiques ou des constructions du monde classique. C’est le cas de Port au voilier, hommage à Claude Lorrain (1935), dans lequel il représente le Colisée au bord d’un port idéalisé qui rappelle à la fois Marseille et les paysages du peintre français du XVIIe siècle.
Bibliographie
Éric Baudet, Dufy, le fiancé du Havre, Le Havre, Éric Baudet, 2003.
Jean-Claude Le Gouic, Raoul Dufy, la modernité en mouvement, Paris, La Différences, 2008.
Martine Contensou, La « Fée Électricité », Paris, Paris-Musées, 2008.
Gérard Landrot, Les Céramiques de Dufy, Paris, Langlaude Éditions, 2008.