Le portrait urbain
Les tableaux d’Edward Hopper (New York 1882-1967) dépeignent des situations qu’aucun autre artiste américain n’a réussi à thématiser. Hopper se situe entre la peinture romantique du XIXe siècle et les peintres de l’École Ashcan, avec toute sa critique sociale, d’une part, et entre une avant-garde de l’activité conceptuelle du début du XXe siècle et la peinture schématique des précisionnistes comme Sheeler, d’autre part. Cette tiédeur, voire cette indifférence, fait de Hopper un prédécesseur du Pop Art américain. Ce qui le trahit en tant que peintre américain, c’est moins son attachement à la tradition que son utilisation consciente d’objets issus de son environnement américain. Il ne faut pas oublier qu’après ses visites à Paris, Hopper n’a plus jamais quitté les États-Unis. Dans le tableau Soir Bleu, Hopper jette un regard rétrospectif sur sa période française et impressionniste, et renvoie également, par son codage psychologique, à des tableaux ultérieurs. Ce n’est pas un hasard si Soir Bleu apparaît un an après l’Armory Show de New York, avec lequel l’art abstrait européen a frappé à la porte de l’Amérique. Plusieurs éléments indiquent que Hopper a alors mis l’accent non seulement sur son identité de peintre américain, mais aussi sur l’ambiance psychodramatique de ses tableaux.
Hopper transforme la vie quotidienne en un thème intemporel et universel, un petit événement isolé dans une histoire sans héros. Parmi les nombreux exemples, on peut citer le tableau Dimanche, où l’isolement de l’homme assis au bord de la rue est tel qu’il ne semble pas du tout participer à l’environnement qui l’entoure. La ville semble morte, personne ne passe, les vitrines sont vides. L’éclairage intense ne fait qu’accentuer le sentiment d’éloignement et le silence laconique qui se dégage du tableau. Aucun peintre n’a su mieux que Hopper dépeindre le sentiment de solitude et d’isolement de l’homme contemporain.
Chop Suey est une image ambivalente, en équilibre entre la sensualité de la femme représentée au centre du tableau et la solitude qui enveloppe et isole les personnages dans leur incapacité à communiquer, à entrer en relation avec la personne qui se trouve en face d’eux. La femme qui regarde le spectateur est maquillée de façon éclatante, le rouge de ses lèvres fait ressortir le blanc de sa peau, et sa rigidité fait penser à un mannequin inanimé, tout comme les autres clients de la boutique. Il en va de même pour New York Restaurant, où l’on retrouve une animation inhabituelle dans les tableaux de Hopper, avec une affluence de personnes. Mais il est immédiatement évident qu’il n’y a aucune communication entre eux. Comme dans d’autres tableaux, il règne dans ce lieu une étrange tranquillité, produite par l’angle de vision et les figures découpées, qui composent une scène subjective et introvertie.
Le tableau Gens au soleil (People in the Sun) est un mélange de comique et de tristesse. Un petit groupe de personnes prend le soleil sur des chaises disposées en ligne. Mais sont-ils là pour se faire bronzer ? Si oui, pourquoi sont-ils habillés comme s’ils étaient au travail ou comme s’ils étaient dans la salle d’attente d’un médecin ? Le jeune homme qui lit, assis derrière la rangée de quatre, semble absorbé par la lecture plutôt que par la nature. On ne peut imaginer que ces personnes prennent réellement un bain de soleil. Ils semblent plutôt regarder au loin, aussi loin que possible, vers une large prairie qui s’étend en une rangée de collines. La nature et la civilisation semblent se regarder l’une à l’autre.
Vue à travers une fenêtre
Hopper place souvent à la place de la vue de la nature, la vue à travers une fenêtre dans un espace intérieur, ou des vues de la fenêtre limitées par des maisons ou d’autres signes de civilisation. Il faut rappeler que déjà les peintures de fenêtre du romantisme européen non seulement rendent présent le disparu, mais représentent un renversement visuel vers l’intérieur qui amène finalement le spectateur à se regarder soi-même. Cette transformation psychologique du regard vers l’intérieur crée une nouvelle iconographie : le regard coupé vers l’extérieur est remplacé par un art réaliste de l’intérieur. La reproduction réaliste est transformée en la conception d’un système de signes codés, qui transforme la perception consciente en perception inconsciente. Les images à travers la fenêtre que Hopper propose ne nous garantissent pas la vision de quelque chose. En fait, ce sont des images superficielles, des images dans l’image, parfois un peu plus fortes, objectives, comme dans Soleil du matin, parfois plus faibles, abstraites, comme dans Soleil dans la ville. Dans Bureau à New York, avec les fenêtres sombres et anonymes de l’immeuble d’habitation, Hopper donne au tableau un caractère privé, voire anonyme ; devant lui apparaît la sphère publique, éclairée à l’extérieur comme à l’intérieur.
Tables pour dames est un tableau dont on ne se rend compte qu’après une observation attentive que le regard passe également par une vitrine, cette fois à l’intérieur d’un restaurant. Comme dans le célèbre tableau Noctambules, la scène semble s’offrir au spectateur dans un écrin de verre, une scène séparée mais accessible au regard. Le verre est le motif utilisé par Hopper pour différencier l’intérieur de l’extérieur dans le tableau.
Les idées plastiques commencent à psychologiser et à dramatiser les délimitations établies entre l’espace intérieur et extérieur. La suite et le point culminant se trouvent dans Chambres pour touristes, où le jeu avec les frontières est essentiellement ambivalent. Hopper veut peut-être illustrer la doctrine freudienne selon laquelle le manifeste et le caché peuvent s’associer et avoir la même origine. La maison d’hôtes est un refuge au milieu de la nuit ; ses chambres éclairées sont un gage de sécurité. Cependant, ce royaume de l’intime et du sûr est irréel. Non seulement on ne peut découvrir personne derrière ses fenêtres éclairées, mais la lumière sort des fenêtres du rez-de-chaussée avec autant d’éclat que si elle était éclairée au centre par une source lumineuse. La double source de lumière qui imprègne l’ensemble de ce tableau produit une double codification du contenu plastique, qui s’éloigne progressivement des lois du réalisme.
La vision picturale des paysages renvoie à des images archétypales : l’expérience de la « frontière », la rencontre de l’homme et de la nature aux confins de la civilisation. Souvent, dans les tableaux de Hopper, la représentation de la nature est, soit traversée par des signes de civilisation – les vues obsessivement répétées de routes, de passages à niveau et de phares – soit les signes de la civilisation sont montrés perdus et menacés dans une nature intacte : c’est l’impression que donnent la plupart des peintures de maisons de Hopper. La station-service dans le tableau Gas pourrait être considérée comme un avant-poste indiquant un espace illimité de la civilisation, un espace qui doit prévaloir sur celui de la nature. Tant les contrastes des couleurs que la géométrie de la disposition du tableau soulignent ce contraste. Il guide également le regard du spectateur du bord de la route vers la pompe à essence, destinataire du logo Mobilgas.
La tyrannie de l’intimité
Dans sa thèse Tyrannies de l’intimité, le sociologue Richard Sennett a déclaré : « Dans une société où l’expérience intime est devenue un critère de mesure de la réalité, toute expérience est organisée de deux manières qui ont un caractère destructeur inattendu. Dans une telle société, les énergies narcissiques latentes de l’homme sont mobilisées de telle manière qu’elles pénètrent toutes les interactions humaines. Dans une telle société, le critère décisif pour l’échange de relations intimes est mesuré par des concepts tels que authenticité et ouverture aux autres ». Chez Hopper, cette interaction a lieu entre l’image et le spectateur, que l’artiste transforme en voyeur de diverses manières : tantôt il le « met » dans l’image, tantôt il le laisse simplement voir. Dans Soir d’été, il montre cette interférence. La lumière donne à cette scène intime un caractère public. Nous retrouvons ici des situations que nous avons déjà vues dans d’autres tableaux : dissimulation et manifestation. Les ouvertures des rideaux et des fenêtres recréent le mécanisme du cacher/montrer chez la femme.
La suppression de la vie publique, de l’espace public sous la tyrannie de l’intimité, a été capturée par Hopper dans toutes les variantes possibles. La femme assise dans Compartiment C, voiture 193, ne porte pas son attention sur le paysage qui défile devant ses yeux, préférant feuilleter un magazine. Elle est assise loin de la fenêtre, vers l’intérieur du wagon, loin de la contemplation du monde dont la vitesse du train ne permet qu’une vue fragmentaire. Le dépassement de la distance entre un lieu et un autre n’est pas consciemment vécu, l’espace est en fonction du mouvement, le compartiment du train en fonction d’une zone intime et fermée. L’isolement est renforcé par le chapeau qui couvre ses yeux.
L’objet d’attention émanant des figures féminines de Hopper change, tout comme l’environnement. Mais l’introspection ne fait jamais défaut dans le contexte d’une situation intime.
Dans Appartement résidentiel, la perspective de l’intérieur d’une habitation est reproduite dans un style cinématographique. Comme souvent dans l’œuvre de Hopper, l’observateur devient voyeur, bien qu’il n’y ait pas grand-chose à voir à l’intérieur, hormis les activités normales d’une ménagère ou des employés. Hopper ennoblit le motif isolé, l’image fixe, pour utiliser un terme cinématographique, en fragmentant l’espace et aussi le temps.
L’influence des relations humaines que Hopper attribue à la ville n’est pas exactement positive. Dans Chambre a New York, il utilise un élément qui apparaît souvent dans ses tableaux comme une frontière séparant celui qui regarde de celui qui est regardé, l’intérieur de l’extérieur, un écran sur lequel projeter ses sentiments et ses émotions. A l’intérieur de la pièce, un salon bourgeois, il y a un couple. Chacun se retirant dans son individualité : l’homme lit le journal, la femme joue quelques notes au piano, plongée dans ses pensés. Il n’y a aucune relation entre les deux personnages et, cet isolement silencieux, est souligné par leurs visages à peine esquissés, sommairement modelés par la lumière artificielle venant d’en haut.
Le théâtre du monde
Le cinéma, symbole de la civilisation contemporaine, est l’un des thèmes les plus fascinants de Hopper. Il a exercé une grande influence sur son œuvre, et de grands réalisateurs se sont par la suite inspirés de ses tableaux ou leur ont rendu hommage, comme dans le cas récent de Win Wenders. L’image du « théâtre du monde » est reconnaissable dans presque toutes les œuvres de l’artiste. Mais un groupe particulier est constitué par les peintures autour du thème du théâtre et du cinéma. Une de ses premières œuvres, Seul au théâtre (1902-1904), est un avant-goût de ce qu’il fera plus tard. Son pendant ultérieur est Entracte, l’une de ses quatre dernières œuvres. Comme il s’agit d’une pause ou d’une interruption du spectacle, le rideau étant fermé, le parterre devient la scène. Le point de vue de Hopper, et celui du spectateur, est extérieur, la perspective ne participe pas à l’action. Si nous assimilons le théâtre à la vie, et que l’homme y joue son rôle, nous retrouvons ce « sentiment » si souvent évoqué dans les tableaux de Hopper. Le peintre et sa femme donnaient des noms aux personnages des tableaux – a la femme d’Entracte ils l’ont appelé Norah – et, comme dans un scénario, ils impliquaient les personnages dans des situations qu’ils inventaient.
Dans Cinéma à New York, le spectacle auquel assistent quelques spectateurs plongés dans la pénombre n’intéresse pas la jeune ouvreuse qui se tient à droite, absorbée et pensive. La lumière joue un rôle fondamental dans ce tableau : c’est un élément actif de la composition, utilisé par l’artiste pour mettre en valeur certains détails, donner plus d’authenticité à l’image et plus de vivacité aux couleurs, comme le rouge qui domine tout le tableau.
Deux Comédiens est l’une des dernières peintures de Hopper. Avec sa femme, il fait ses adieux à un public imaginaire et jette un regard ironique et mélancolique sur la vie elle-même, montrant une fois de plus comment son art doit être compris : comme la mise en scène de la peinture.
Bibliographie
Ormiston, Rosalind. Edward Hopper. Les 100 plus beaux chefs-d’œuvre. Larousse, 2012
Renner, Rolf G. Hopper. Taschen, 2015
Ottinger, Didier. Hopper : Ombre et lumière du mythe américain. Gallimard, 2012
Grillet, Thierry. Edward Hopper. Place des Victoires, 2018
Wells, Walter. Un Théâtre Silencieux : l’Art d’Edward Hopper. Phaidon Press, 2007