Henri Matisse, peintre de la couleur

Premiers pas

L’habilité dont Henri Matisse fait preuve dans ses premières œuvres s’explique en partie par le fait qu’il est un exemple rare de vocation tardive, puisque dans sa jeunesse et en tant qu’assistant d’avocat, il tombe malade de l’appendicite en 1890. Alors qu’il est en convalescence, une boîte de couleurs lui tombe entre les mains. Il avait 21 ans à l’époque. Sa réaction est immédiate : il abandonne le droit et s’inscrit à l’Académie Julian, où il reçoit l’enseignement de William Bouguereau, qui lui reproche de ne pas savoir peindre. « Comme je ne voulais pas reproduire fidèlement les contours des figures en plâtre, je suis allé voir Gabriel Ferrier, qui enseignait sur le modèle vivant ». Matisse trouve enfin le professeur idéal, le « charmant » Gustave Moreau, un esprit moins obtus, qui l’emmène dans son atelier, lieu de rencontre des futurs complices de l’aventure fauve : Manguin, Camoin, Derain, Marquet…

Autoportrait, 1906, Henri Matisse
Autoportrait, 1906, Henri Matisse, Copenhague, Statens Museum for Kunst.

Dès le début, les compositions de Matisse gardent les bonnes proportions. La couleur apparaît dans toute sa splendeur dans La Desserte. Moreau, qui était un critique indulgent mais excellent, a découvert qu’il y avait déjà quelque chose de révolutionnaire dans cette œuvre. Matisse expose La Desserte au Salon de la Société National des Beaux-Arts. L’œuvre fait penser à Chardin. Rien de plus classique que cette servante penchée sur une table, plaçant un bouquet de fleurs dans un vase. Sur la nappe blanche, plusieurs plateaux de fruits, des cruches et des verres en cristal sont disposés dans une nature morte dans laquelle le peintre a mis tout son talent.

Henri Matisse, La Desserte (Les Préparatifs - nature morte), 1896-1897
La Desserte (Les Préparatifs – nature morte), 1896-1897, Collection privée.

Le rôle de la couleur

Pour Henri Matisse, les dernières années du XIXe siècle seront celles des expériences et des découvertes fondatrices. En Corse, où il passe le printemps et l’été de 1898, il épreuve pour la première fois ce « grand émerveillement pour le Sud » pour cette lumière toute en intensité et en contrastes, qui le met sur la voie d’un traitement renouvelé de la couleur. À la même époque, Paul Signac publie dans la Revue blanche son étude « D’Eugène Delacroix au néo-impressionnisme », où il théorise la leçon de Georges Seurat sur la division de la touche et du ton et l’usage des contrastes simultanés pour une restitution de la sensation lumineuse à la fois plus picturale et plus réaliste.

La Porte ouverte, Corse, 1898, Henri Matisse
La Porte ouverte, Corse, 1898, Henri Matisse, Collection privée.
Nature Morte. Buffet et table, 1899, Henri Matisse
Nature Morte. Buffet et table, 1899, Henri Matisse, Zürich, Kunsthaus.

La technique pointilliste de Signac, avec qui Matisse passe l’été 1904 à Saint-Tropez, et qui fait danser les couleurs sur la toile en les imprégnant de lumière dans un jeu continu de reflets oscillants, est une solution à laquelle Matisse recourt pour un tableau qui restera dans l’histoire de l’art moderne : Luxe, calme et volupté – titre évocateur tiré de L’invitation au voyage de Baudelaire – achevé en 1905 et exposé au Salon des Indépendants ; Comme la La joie de vivre, se sont des œuvres placées sous le signe de la félicité bucolique des bergers et bergères errant dans un Eden rêvé. C’est l’une des étapes de la conquête définitive de la couleur par l’artiste.

Henri Matisse, La Joie de vivre, 1905-1906
La Joie de vivre, 1905-1906, Merion, The Barnes Foundation.

« Dire que la couleur est devenue expressive, c’est faire son histoire. Pendant longtemps, elle ne fut qu’un complément du dessin. Raphaël, Mantegna ou Dürer, comme tous les peintres de la Renaissance, construisent par le dessin et ajoutent ensuite la couleur locale. Au contraire les Primitifs italiens et surtout les Orientaux avaient fait de la couleur un moyen d’expression… De Delacroix à Van Gogh et principalement à Gauguin en passant par les impressionnistes qui font du déblaiement et par Cézanne qui donne l’impulsion définitive et introduit les volumes colorés, on peut suivre cette réhabilitation du rôle de la couleur, la restitution de son pouvoir émotif. » Propos de l’artiste par Gaston Diehl, Problèmes de la peinture, Paris, 1945.

Henri Matisse, Pastorale, 1905
Pastorale, 1905, Paris, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris.

Collioure et la naissance du fauvisme

L’été 1905 est resté dans les annales, avec la ville de Collioure, où Matisse, rejoint par André Derain, réalise alors les œuvres qui ont participé à la naissance officielle du fauvisme, au Salon de Automne de la même année. L’Intérieur à Collioure (La Sieste) et La Gitane, renferment bien les caractéristiques de ce qui est apparu comme la première révolution picturale du XXe siècle. Qu’il s’agisse d’une scène du quotidien ou d’un portrait, cet un même usage de la couleur : pure, posée en aplats, non mimétique, ses contrastes marqués, équilibres et échos structurent les compositions et en définissent l’atmosphère spécifique. « Je sens par la couleur – déclarait l’artiste -, c’est donc par elle que ma toile sera toujours organisée. » L’Intérieur à Collioure est ainsi dominé par les complémentaires vert et rouge, à l’instar des tenues des deux figures féminines qui l’occupent. De là, les polarités se déclinent : intérieur et extérieur, ombre et lumière, chaleur et fraîcheur, encadrement de la fenêtre et du lit, verticale et oblique, veille et sommeil, corps couvert et découvert. La Gitane, variation sur le buste de l’Olympia de Manet, frappe par ses touches, visibles et empâtées, donnant corps à la figure et à la peinture, de même que le modelage des volumes en couleurs chaudes et froides. Ici, l’intensité chromatique établi la présence.

Henri Matisse, Intérieur à Collioure (la Sieste), 1905
Intérieur à Collioure (la Sieste), 1905, Collection privée.
Henri Matisse, La Gitane, 1905
La Gitane, 1905, Paris, Centre Pompidou MNAM.

Matisse voit dans l’influence de Gauguin et de Van Gogh le point de départ du fauvisme, dont Collioure est une sorte de creuset. C’est là que Matisse et Derain ont créé leurs œuvres les plus puissantes, comme dans Fenêtre ouverte à Collioure, dans laquelle Matisse tente de combiner le pointillisme de Seurat avec la peinture plate de Gauguin. Le tournant dans l’œuvre de Matisse s’accentue lorsque, de retour à Paris, il utilise exclusivement la technique de Gauguin pour le portrait de sa femme, coiffée d’un chapeau fleuri. Il s’agit de la célèbre Femme au chapeau, qui a fait scandale auprès de nombreux visiteurs du Salon d’Automne. La couleur du visage, qui va du jaune au vert, contraste avec le rouge des cheveux et le mauve et le violet du chapeau ; toutes les couleurs ont une texture pastel, avec une touche ludique, jamais brutale ou élémentaire, comme chez Vlaminck.

Henri Matisse, La Fenêtre ouverte à Collioure, 1905; Femme au chapeau (Madame Matisse), 1905
La Fenêtre ouverte à Collioure, 1905, Londres, Tate Gallery ; Femme au chapeau (Madame Matisse), 1905, Collection privée.

L’art décoratif de Matisse

Ce qui intéresse Matisse avant tout, ce sont les oppositions de nuances de couleurs, et une ligne qui coordonne et résume les lignes essentielles. Tout au long de sa vie, il a tenté de réaliser cette synthèse. Sa passion se porte avant tout sur les tapisseries et les tissus réalisés sous l’influence de l’art islamique, qui marquent le début de l’art décoratif de Matisse. Dans les Tapis rouges, des plis profondément creusés assujettissant les tissus à la perspective. On peut suivre cet étrange prolifération irréaliste d’un motif floral décoratif à partir d’une étoffe réelle dans l’Intérieur aux aubergines (1911) où tout tend en revanche vers la planéité, à l’instar de ce motif floral sur fond sombre qui unifie l’ensemble de la composition et l’apparente presque à un collage. À travers la révolte du tapis contre le tableau de chevalet, on assiste ici à la rébellion de l’abstraction bidimensionnelle, dont le premier est l’instrument par excellence, contre la tridimensionnalité réaliste, pour laquelle le tableau de chevalet a été véritablement inventé. Des Tapis rouges (1906) au Rideau égyptien (1948), les tableaux où le tapis joue les premiers rôles se comptent par douzaines. À travers eux, nous pouvons suivre l’évolution de Matisse – une évolution qui ne va pas sans fluctuations, sans retours en arrière – d’un art réaliste, dans la tradition occidentale, à un art abstrait, tel que l’Orient en offre maint exemple. Les Tapis rouges évoque déjà La Desserte rouge de 1908, dans laquelle la table semble se prolonger dans le mur, avec son décor unitaire et stylisé. À cette époque, le fauvisme faisait encore référence à la fausse perspective de Cézanne.

Les Tapis rouges, 1906, Henri Matisse
Les Tapis rouges, 1906, Henri Matisse, Grenoble, Musée de Peinture et de Sculpture.
Intérieur aux aubergines, 1911, Henri Matisse
Intérieur aux aubergines, 1911, Henri Matisse, Grenoble, Musée de Peinture et de Sculpture.

Dans Figure décorative sur fond ornemental de 1925, avec son effet hiératique, presque cubiste, Matisse la détache des volutes décoratives, qui apparaissent plates, sans profondeur. Le miroir à l’arrière-plan est une tache bleue déconcertante au milieu de ces arabesques. Entre le décor du mur et celui de la tapisserie, on peut observer au moins une demi-douzaine de grandes unités décoratives différentes. On voit que Matisse est ici au mieux de sa forme, jouant avec les arabesques et les volumes, cherchant à pousser à l’extrême les deux plans expressifs du tableau : la « figure » et le « fond », qui dans l’esprit et la fonction sont aussi éloignés que possible, doivent coexister.

Henri Matisse, Figure décorative sur fond ornemental, 1925-1926
Figure décorative sur fond ornemental, 1925-1926, Paris, Centre Pompidou, MNAM.

Quand, après la Seconde Guerre mondiale, Matisse s’arrache définitivement aux limites du tableau de chevalet et aux ultimes vestiges du réalisme, c’est tout naturellement par des tentures, des tapis muraux – la paire Océanie et la paire Polynésie – qu’il aborde cette ultime phase, purement abstraite, décorative. S’il ne représente plus de tapis dans les grandes gouaches découpées des dernières années, c’est qu’elles sont elles-mêmes devenues alors des tapis muraux.

Henri Matisse, Polynésie, la mer, 1946
Polynésie, la mer, 1946, papiers collés rehaussés de gouache, Paris, Centre Pompidou, Musée National d’Art Moderne.

La lumière de La Danse et La Musique

En 1909-1910, les deux panneaux décoratifs La Danse et La Musique commandés par le collectionneur moscovite Serge Chtchoukine, saisissent le spectateur, l’éblouissent avec une énergie, une férocité qui sont le propre de la manifestation du sacré. On sait que Matisse lui-même fut épouvanté par l’éclat de La Danse et chercha, pour se rassurer, des explications optiques. La vérité es autre : la réduction extrême des moyens – trois couleurs pures, un dessin linéaire – appelle le sujet religieux. « Dieux es simple », dit Socrate : inversement, le simple est Dieu. Or La Musique élabore un motif de La joie de vivre, le joueur de pipeau, alors que La Danse en isole, comme au zoom, le motif central, la ronde des danseuses. Ces deux épiphanies de la religion du bonheur hanteront Matisse toute sa vie. Le motif de La Danse, en particulier, ressurgit, intact, après de longues années de sommeil, en 1930, lorsque Matisse accepte une nouvelle commande décorative pour la Fondation Barnes. Le retour au style simplifié, décoratif, ressuscite infailliblement le retour au thème mythique.

Henri Matisse, La Danse de Chtchoukine (première version), 1909
La Danse de Chtchoukine (première version), 1909, New York, The Museum of Modern Art.
Henri Matisse, La Musique, 1910
La Musique, 1910, Saint-Pétersbourg, Musée de l’Ermitage.

La lumière de La Danse et de La Musique irradie deux autres panneaux « décoratifs » : La Desserte rouge, peint peu avant La Danse (1909), et La Conversation, sans doute peint peu après La Musique, (1911). Or les sujets de ces deux œuvres semblent, à première vue, totalement profanes, voire prosaïques. Pourtant, loin de réduire à néant l’hypothèse d’un accord intime entre signes et sens, entre style « abstrait » et thématique sacrée, elles la confirment. Le sujet de La Conversation est certes bourgeois : le peintre en pyjamas rayés et son épouse en robe de chambre se font face à la fenêtre d’un pavillon de banlieue. Cela n’a point empêché de rappeler à Chtchoukine une œuvre d’inspiration religieuse : « Je la trouve comme un émail byzantin, tellement riche et profonde de couleur ». Plus révélateur encore est le schéma compositionnel employé par Matisse. Ce devrait être celui, proprement bourgeois du couple marié, tel qu’on le retrouve dans Les Époux Arnolfini de Van Eyck. Mais, dans La Conversation, les époux sont séparés l’un de l’autre par l’irruption d’un tiers : la fenêtre. De ce fait, un autre schéma s’impose à Matisse : celui qu’utilisent d’innombrables Annonciations, de l’Angelico à Bellini. Toutefois, le sacré annoncé ici n’est plus la naissance du Seigneur mais cet autre Unheimlichkeit, la peinture, « une force que je perçois aujourd’hui comme étant étrangère à ma vie d’homme normal » et dont la fenêtre restera, tout au long de sa vie, la figure symbolique.

Henri Matisse, La Conversation, 1911
La Conversation, 1911, Saint-Pétersbourg, Musée de l’Ermitage.

La Leçon de piano

La tension plus raffinée d’un Matisse de plus en plus exigeant n’atteindra ses pleins effets qu’avec La leçon de piano, qui représente la fin d’un long processus d’évolution d’une période où il a traité des problèmes de composition et d’espace. Dans ce tableau, Matisse semble plus proche que jamais des dogmes cubistes, tout en restant fidèle à ses propres aspirations. En regardant cette grande toile, Gaston Diehl note que « l’irrégularité de ses déformations géométriques, la rigueur d’une composition strictement architecturale, s’oublient devant les modulations persuasives des rythmes verticaux qui animent les surfaces, devant cette joyeuse mélodie d’arabesques sur la balustrade de la fenêtre ou le lutrin du piano, qui donnent à l’espace sa structure vivante. La discipline s’est imposée, le lent travail de réflexion et de révision, s’est transformé en un calme souriant, en une composition majestueuse et tranquille. »

Henri Matisse, La leçon de piano, 1916
La Leçon de piano, 1916, New York, The Museum of Modern Art.

La Leçon de piano marque la fin d’une période de mutations, de recherches et de tourments ; c’est une œuvre clé dans l’évolution de la peinture de Matisse, qui s’ouvre désormais à de nouvelles influences et se distancie de l’influence prédominante de Cézanne. Dès lors, Matisse s’est retiré. Il se réfugie à Nice, tourne son regard vers Ingres, Courbet et Manet, dans un monde plus intime, plus jovial et surtout plus calme que celui qui l’entoure, ravagé par la guerre.

Henri Matisse, Odalisque au fauteuil turc (Odalisque en gris à l’échiquier), 1928
Odalisque au fauteuil turc (Odalisque en gris à l’échiquier), 1928, Paris, Centre Pompidou, Musée National d’Art Moderne.
Henri Matisse, Femme à la voilette, 1927
Femme à la voilette, 1927, New York, The Museum of Modern Art.

Matisse, après 1928

Après 1928, la production picturale de Matisse, jusqu’alors abondante, s’arrête presque, pour ne reprendre véritablement qu’après 1930. Si Matisse était mort à cette date, les historiens auraient sans doute conclu qu’après s’être amenuisée durant les années vingt sa veine avait fini par tarir. L’œuvre du quart de siècle suivant prouvera qu’il n’en était rien. Elle verra, au contraire, Matisse faire « le grand bond en avant » de la peinture de chevalet à ce qu’il nomme « la peinture architecturale ». Il élaborera un art radicalement décoratif dont la chapelle de Vence (1948-1950) et les gouaches découpées (1947-1954) seront les exemples culminants. Art tellement hardi, révolutionnaire qu’il paraîtra aux historiens – et parfois à l’artiste lui-même – en rupture totale avec sa production antérieure.

Henri Matisse, La Blouse roumaine, 1940
La Blouse roumaine, 1940, Paris, Centre Pompidou, MNAM.
Henri Matisse, La Tristesse du roi, 1952
La Tristesse du roi, 1952, papiers gouachés découpés, Paris, Centre Pompidou, MNAM.


Bibliographie

Néret, Gilles. Matisse. Taschen, 2002
Schneider, Pierre. Matisse. Flammarion. 2020
Verdier, Aurélie. Matisse, comme un roman. Centre Georges Pompidou. 2020
Essers, Volkmar. Matisse. Taschen, 2016
Grammont, Claudine. Tout Matisse. Bouquins. Robert Laffont, 2018