La naissance d’un génie. Les premières années
Salvador Dalí est né le 11 mai 1904, à Figueres, une petite ville située dans la province de Gérone. Les paysages de son enfance se trouvent en Catalogne. Comme Salvador Dalí, la Catalogne a un fier esprit entreprenant et, au fil des siècles, a développée des différences culturelles et politiques profondes avec le reste de l’Espagne. Elle a sa propre langue et une intense affinité avec l’art.
Sa capitale, Barcelone, a connu dans ces années, l’œuvre de l’architecte visionnaire Antonio Gaudí et des peintres Miró et Picasso, qui ont passé plusieurs années de sa vie artistique dans cette ville. Dalí réclamait le privilège d’être catalan : « Regardez ! Salvador Dalí vient de naître … C’est par un matin semblable que les Grecs et les Phéniciens ont débarqué dans les golfes de Rosas et d’Ampurias pour y préparer le lit de la civilisation et les draps propres et théâtraux de ma naissance, s’installant au centre de cette plaine de l’Ampurdan qui est le paysage le plus concret et le plus objectif du monde.» S’il aurait vécu à l’époque de la Renaissance, il est probable que son génie aurait été mieux reconnu et considéré comme normal. Mais à notre époque, qu’il avait qualifiée de « cretinizante » Dalí était une provocation permanente.
Dans cet autoportrait réalisé à dix-sept ans, le peintre joue avec le passé en se portraiturant comme dans un tableau de Raphaël (Portrait de Bindo Altoviti). Depuis le chemin donnant sur Cadaqués, on voit en arrière-plan le petit village perché sur sa grande baie. Les maisons brillent dans la lumière du jour et sont décrites avec des petites et savantes touches. « Je connais la forme de chaque crique, je connais le cap et les roches. On voit rarement un paysage comme celui-ci, uniquement sur la côte méditerranéenne et nulle part ailleurs … le plus beaux paysages, les plus intelligents et les plus intéressants de tous on les trouve à proximité de Cadaqués « .
Sa mère Felipa et son père, aimaient profondément Salvador et sa petite sœur Ana Maria, née trois ans après son frère. Les nombreuses femmes qui fréquentaient la maison – mère, sœur, tantes, grand-mère et gouvernante – animaient l’ambiance familiale de l’artiste. Son père était notaire, mais il aimait l’art et les artistes, et avait assuré à son fils la tranquillité d’une vie bourgeoise, « illuminée » par des stimuli culturels continus. Sévère et culte, il possédait une riche bibliothèque où Salvador a fait ses premières découvertes littéraires et philosophiques. En 1921, après la mort de sa mère, Salvador entre à l’École des Beaux-Arts de San Fernando à Madrid et vit dans la résidence universitaire où il se lie d’amitié avec Buñuel et García Lorca.
Le regard profond et un peu sévère révèle la forte personnalité du notaire Salvador Dalí i Cusí. Réalisé durant l’été à Cadaqués, ce magnifique portrait a été présenté lors de la première exposition du peintre à la mythique Galerie Dalmau de Barcelone.
Dali avait l’habitude d’étudier sa sœur de dos, pour peindre les lignes de son corps, ses cheveux tirés en arrière et la courbure du dos. La baie de Cadaqués est immobile. Cependant, une vitre de la fenêtre reflète un détail qui ne se voit pas dans le paysage. Des savants jeux de drapés, ombres, transparences, confirment la recherche de l’artiste vers un réalisme subtil et flamand.
À Madrid, Dalí se sent attiré par les œuvres de Velázquez et de Zurbarán exposées au musée du Prado, ainsi que par les maîtres de la Renaissance et du maniérisme. Comme s’il s’agissait d’un jeu, Dalí a également exploré toutes les tendances à la mode : l’impressionnisme, le pointillisme, le futurisme, le cubisme et le néo-cubisme, le fauvisme, rendant hommage, avec une maîtrise étonnante, à la fois à Picasso et à Matisse. Dalí avait provoqué des troubles à l’Académie de San Fernando en raison de sa violente remise en cause de certains enseignants. En 1926, il a été définitivement expulsé: « Mon père était très préoccupé. L’expulsion de l’académie d’art avait détruit tous ses espoirs de me voir poursuivre une carrière publique. » Finalement le père a accepté que son fils poursuit ses études à Paris. Cette même année, Dalí a visité Picasso : « Quand je suis arrivé à la maison de Picasso, j’étais tellement excité et intimidé comme si j’avais été reçu par le pape en personne. » Pendant ces années, Dalí a réalisé ses œuvres cubistes en utilisant des couleurs primaires. En fait, il était non seulement un néo-cubiste, mais il fusionnait toutes les techniques qu’il avait apprises depuis son enfance dans des compositions articulées et de lignes sinueuses.
Cet été, je connaitrai l’amour
A Paris, Dalí se trouve dans un cadre extraordinaire. Il semblait que les artistes s’étaient rassemblés pour donner vie à une communauté colorée à la recherche de la gloire. Le lituanien Chaïm Soutine, le toscan Modigliani, le russe Chagall, le roumain Brancusi, les Italiens, les Espagnols. Breton publie son essai Le surréalisme et la peinture, et les relations entre artistes étaient fréquentes et très prolifiques. À travers Tristan Tzara, le porte-parole du mouvement dadaïste, Dali a rencontré deux personnes qui vont changer complètement sa vie : le poète Paul Éluard et sa femme Gala, de son vrai nom Helena Deluvina Diakonoff. Pendant l’été 1929, René Magritte et sa femme, Buñuel, Paul Éluard et Gala ont visité Dalí à Cadaqués. Quelques mois plus tôt, Dalí avait prédit cette rencontre quand il écrit: « Cet été, je connaitrai l’amour. » L’artiste fut ébloui: « Elle était destinée à être ma Gradiva, mon précédant, mon idée de la victoire, ma femme. Mais d’abord, elle devait me guérir ». L’artiste connaissait peut-être l’essai de Sigmund Freud intitulé Le délire et les rêves dans la Gradiva de Wilhelm Jensen, publié en 1907 : « Nous restons à la surface, écrit Freud, tant que nous ne nous occupons que des souvenirs et des représentations. La seule chose qui compte dans la vie psychique, ce sont plutôt les sentiments ; toutes les forces psychiques n’ont de signification que par leur aptitude à éveiller des sentiments. » En effet, Gala, consacrant sa vie à Dalí, par sa patience, avait su maîtriser et gérer la folie qui le guettait: « Elle me guérit, grâce à la puissance indomptable et insondable de son amour dont la profondeur de pensée et l’adresse pratique dépassèrent les plus ambitieuses méthodes psychanalytiques. »
Une roche biomorphique, gelée par l’appel à la mère, devient une structure architectonique de Gaudí. Le visage de l’artiste repose sur le sol, sans défense, assailli par les fourmis. Le petit groupe de gauche semble représenter l’artiste embrassant son père, ainsi que d’autres symboles usuels et paranoïdes, le lion, une tête de femme, le poisson, le homard et la main avec le couteau. A travers la roche perforée l’on entrevoit un buste féminin. Ceci est également un élément constant dans les œuvres de l’artiste qui, avant de rencontrer Gala, révèle avoir été intimidé par les femmes.
Dali lui-même nous donne la clé historique et freudienne de cet amour qui dominera toute son œuvre seulement interrompu par la mort. Dans Le grand masturbateur (1929) la tête de Dalí subit une métamorphose pour devenir la tête d’une femme et les jambes d’un homme. Dalí venait de rencontrer Gala. Le souvenir de cette rencontre était encore frais, mais malgré son apparente douceur plusieurs signes révèlent l’obsession et la peur du sexe qu’éprouvait l’artiste. Le thème est tiré d’une lithographie représentant une femme sentant une fleur de lys, mais à travers son pinceau, l’artiste donne un autre sens à la scène.
Pour Dali le surréalisme a été l’occasion de faire ressortir son inconscient, selon le principe de l’automatisme psychique théorisé par Breton, et que Dalí nomme sa « méthode paranoïaque-critique ». La paranoïa était pour Dali, « une maladie mentale chronique, dont les symptômes les plus caractéristiques sont les délires systématiques … Les désillusions peuvent prendre une forme de délire de grandeur, de persécution ou d’ambition ». Les images qu’il cherchait à fixer su la toile naissaient de l’agitation de son inconscient et prenaient forme grâce a la rationalisation du délire. De cette méthode sont nées des images extraordinairement imaginatives qui ont choqué par son grand artifice dans sa conception. Sa technique fait référence au dessin et au chromatisme de la Renaissance italienne, mais dans ses peintures ont prévalu les effets illusionnistes et la complexité de l’exubérance de ses racines ibériques.
« Au cours d’un voyage au Cap de Creus, j’avais imagine découpées dans les plus hauts rochers les sculptures des deux personnages de l’Angélus de Jean-François Millet. Sa situation spatiale était la même que dans le tableau, mais ils étaient complètement couverts de fissures … Le passage du temps avait déformé la figure de l’homme, il ne restait que le bloc vague et informe de sa silhouette, une silhouette terrible et particulièrement angoissante. »
Réalisé en 1933 L’énigme de Guillaume Tell a été présenté en 1934 au Salon des Indépendants. A propos de ce tableau Dali écrit : « Guillaume Tell, c’est mon père, et moi, le petit enfant qu’il tient dans ses bras qui, au lieu d’une pomme, tient une côtelette crue sur la tête : il veut manger. À côté de son pied, une toute petite noix qui contient une sorte de berceau et ce berceau contient un tout petit enfant qui est l’image de ma femme Gala. Et elle est tout le temps menacée par ce pied… ». Le tableau illustre la révolte filiale de Dali, après que son père avait rompu avec lui à cause de sa relation avec Gala.
Le seul vrai artiste surréaliste
En 1934, Dalí débarque pour la première fois à New York avec le désir d’atteindre la renommée mondiale et, en effet, la première exposition personnelle à la Galerie Julien Levy obtient un énorme succès. La personnalité excentrique de Dalí et ses audaces surréalistes avaient subjugué les Américains. Le journal The Times écrit: « Comme artisan, artiste et magicien du pinceau, Dalí mérite une place parmi les grands … Les couleurs sont souvent d’un raffinement hors du commun ». Les surréalistes s’inquiètent de la personnalité de Dalí, qui, semblait-il, tentait de les surpasser présentant à sa manière l’objet irrationnel symbolique contre les récits de rêve et les mérites de l’écriture automatique, qui était au cœur même de la notion du surréalisme. Il est resté à New York jusqu’en 1935 et au cours de cette période, il s’était proclamé le seul vrai artiste surréaliste. Il allait d’une conférence de presse spectaculaire à un salon mondain où les dames de la haute société, pour lui plaire, apparaissaient vêtues de manière excentrique. Certaines avec une cage à oiseaux sur la tête ou simulant de blessures et de mutilations pour défigurer sa beauté. Le personnage de Dalí devient inoubliable et, pour la plupart du public, le surréalisme portait sa signature.
Pendant les années de New York, Dalí se réfère explicitement à ses phobies, comme dans cette figure sans tête, sans mains ni pieds, soutenue par deux béquilles. Un enfant, fait face à cette figure. Vêtu en costume de marin avec un cerceau à la main, représente l’artiste lui-même, dont le sexe lui semble quelque chose de mystérieux et d’inquiétant.
Des tableaux comme le Portrait de Gala avec deux côtelettes d’agneau en équilibre sur son épaule (1934) ont suscité l’intérêt des artistes du pop art qui célébraient de la même façon, les bouteilles de Coca-Cola, les boîtes de soupes en conserve ou les objets en plastique. Dans Poésie d’Amérique – Les athlètes cosmiques (1943) apparaît pour la première fois une bouteille de cette marque de soda dans un tableau, vingt ans avant la pop art et Warhol.
Il s’agit d’une allégorie où l’artiste mélange de souvenirs catalans et de découvertes américaines, comme le signe avant-coureur de la victoire des noirs sur les blancs et le déclin de l’Afrique réduite à une coquille vide. Les deux personnages masculins portent des tenues qui rappellent la Renaissance italienne.
Dalí se présentait à lui-même comme un surréaliste absolu. Mais il y avait aussi des raisons politiques, du fait de l’attachement de certains d’entre eux (y compris Aragon et Breton lui-même) au Parti communiste français, à la fois associé à l’establishment soviétique. Dalí s’amusait à les provoquer et scandaliser par sa préférence pour les riches élites américaines. En février 1934 Dalí sera expulsé du groupe sous l’impulsion de Breton par ses singularités et ses divergences politiques.
Dalí décrivait ainsi ce tableau: « Au coucher du soleil, je vis le clavier bleuté et luisant de mon piano où la perspective exposa à ma vue une série décroissante de petites auréoles phosphorescents entourant le visage de Lénine. »
Dans La Vie secrète de Salvador Dalí le peintre a écrit: « Je peignis un tableau… où je représentais un grand corps humain grouillant de bras et de jambes s’étranglant mutuellement dans le délire. La structure molle de cette énorme masse de chair dans la guerre civile, je l’ai garnie de haricots bouillis, parce qu’on ne peut s’imaginer avalant toute cette viande insensible sans l’accompagnement même banal de quelque légume mélancolique et farineux… Le titre dont j’ai baptisé le tableau – Prémonition de la guerre civile – avant même que celle-ci n’éclate reste en plein dans les prophéties daliniennes. »
La mystique dalinienne
Dans les années quarante, Dalí avait redécouvert la Renaissance italienne et l’élément religieux fait irruption dans l’œuvre du peintre. Dalí en détaille le détonateur : « L’explosion de la bombe atomique du 6 août 1945 (bombe d’Hiroshima) m’avait sismiquement ébranlé. Désormais l’atome était mon sujet de réflexion préféré… Pour pénétrer au cœur de la réalité, j’ai l’intuition géniale que je dispose d’une arme extraordinaire : le mysticisme, c’est-à-dire l’intuition profonde de ce qui est la communication immédiate avec le tout… Mort à l’académisme, aux formes bureaucratiques de l’art, au plagiat décoratif, aux aberrations débiles de l’art africain. A moi sainte Thérèse d’Avila … C’est dans cet état de prophétisme intense que j’ai compris que les moyens d’expression picturaux ont été inventés une fois pour toutes avec le maximum de perfection et d’efficacité à la Renaissance. » Ce mysticisme, qui vient tout naturellement au terme de ses expériences précédentes, Dalí va l’appliquer jusqu’à la fin de sa vie aux œuvres que lui restent à créer et qui comprennent de nombreux chefs-d’œuvre.
Dalí cherche à quitter la terre pour atteindre les sphères célestes. Cette dimension intermédiaire entre le Ciel et la Terre est représentée par les « pattes arachnéennes » de ses éléphants. Ceux-ci initient le thème de la lévitation qui s’étendra bientôt à ses « peintures mystiques-corposculaires ».
« Mon mysticisme – dit Dali – ce n’est pas seulement le mysticisme religieux, c’est la mystique nucléaire, hallucinogène, du cubisme gothique, la mystique de l’or, de la gare de Perpignan, la mystique des montres molles. » Désormais, Dali crée des œuvres de grandes dimensions et d’une grande monumentalité, avec une densité complexe d’images, de concepts et de motifs qui se chevauchaient et se mêlaient les uns aux autres. Avec sa Leda atómica, Dalí poursuit la saga terrestre du couple Salvador-Gala, et sa soif d’absolu : « Leda atómica est le tableau de notre vie. Tout est suspendu dans l’espace sans que rien ne se touche. Même la mer s’élève à distance de la terre. » Entre tradition et modernité, dans ce tableau Dali fait référence à l’art classique et religieux, à la mythologie et à les récentes explosions atomiques, réunissant l’ensemble dans un portrait de sa muse, qu’apparait entourée par les symboles de l’univers du peintre.
Léda, épouse de Tyndare (roi de Sparte), fut aimée de Zeus qui la séduit sous la forme d’un cygne. L’attitude de Gala-Leda en ce qui concerne le cygne parle de pureté et du sublime, comme l’amour que Dali avait pour sa muse. Les objets et leurs ombres sont suspendus dans l’espace comme des atomes fluctuants.
Ce tableau de Dali est un hommage à la Renaissance italienne. Dans la partie supérieure on trouve un coquillage duquel coule un fil qui soutient un œuf mystérieux, un ancien symbole de la création. Dans sa Conversation sacrée de Piero della Francesca (1470-1475, Milan, Brera) Piero a fait usage de ces symboles en référence au mystère de la conception de la Vierge. Dans Dali, la fluctuation des corps et des objets, le poisson, la rose et l’œuf se référent non seulement aux nouvelles idées mathématiques et sur la perspective, mais aussi à l’évolution de l’artiste, profondément absorbé par son mysticisme.