Un désir d’harmonie
L’œuvre d’August Macke (1887-1914) est imprégnée d’un désir d’harmonie. Contrairement aux artistes de la Nouvelle objectivité, Dix, Grosz et Beckmann, qui ont créé des documents impressionnants sur la guerre et la marginalisation sociale, l’œuvre de Macke ne fait aucune place au travail, à la douleur et à la mort. Il en va de même dans l’œuvre de son grand ami Franz Marc, dans la conception duquel l’homme est indigne d’être accepté au paradis ; seul l’animal a la capacité de vivre en harmonie avec la nature. Les personnages de l’œuvre de Macke ont donc dû paraître étranges dans le contexte expressionniste : dames en robes blanches et chapeaux à larges bords, messieurs en costumes élégants et chapeaux melons. Les dimanches après-midi oisifs, ils flânent dans les parcs et les avenues bordées de vitrines, ou se reposent dans les cafés de ces parcs. Ils sont les représentants typiques de cette classe sociale et de ces échelles de valeurs que les expressionnistes rejetaient avec déplaisir.
Bien que les premières œuvres de Macke s’inspirent de Böcklin, dont il avait vu les peintures au Musée d’Art de Bâle, ce n’est qu’après avoir été en contact avec les œuvres impressionnistes – à la suite de son premier voyage à Paris en juillet 1907 – que son travail a commencé à développer des traits esthétiques indépendants. La grandeur des couleurs imposantes et éclatantes fut pour lui une révélation : « Quand, après avoir été au Louvre et avoir tout vu, je suis arrivé au Luxembourg et que j’ai vu Manet, Degas, Pissarro, Monet, j’ai eu la sensation d’être sorti d’un cratère en plein soleil », écrit-il avec enthousiasme à sa future épouse Elisabeth Gerhardt.
Dans ses premières œuvres, les différentes valeurs de couleur sont clairement délimitées et séparées les unes des autres ; les motifs ont une structure simple et statique. Le désir de Macke de donner à chaque œuvre une harmonie intérieure se manifeste ici clairement ; cet effort est évident dès le début de son œuvre, et il s’est senti affermi par l’exemple de Matisse. Pour Macke, une peinture comme Fille blonde avec poupée, combine ces qualités. Le tableau est déterminé par ce contraste rouge-vert qui caractérisera également ses motifs ultérieurs dans Promeneurs dans le parc.
En janvier 1910, Macke se rend à Munich pour rencontrer Marc, dont il a vu les œuvres à la galerie Brakl. Dès lors, il développe une longue et profonde amitié avec Marc, par l’intermédiaire duquel il entre en contact avec les artistes munichois, Kandinsky et d’autres membres du Der Blaue Reiter (Le Cavalier bleu). Il a exposé avec eux et a contribué à l’almanach par un texte (Les masques).
La maturité et les motifs cubo-futuristes
Deux rencontres artistiques importantes ont amené l’œuvre de Macke à sa pleine maturité à la fin de 1912 et au début de 1913. L’orphisme de Delaunay est à l’origine d’une accélération du rythme des couleurs, tandis que le Cubisme et le Futurisme le poussent à insérer des formes dans une structure plus compacte et plus dense. Lors d’une exposition futuriste à Cologne en octobre 1912, Macke a vu pour la première fois des œuvres d’Umberto Boccioni, Gino Severini et Carlo Carrà. Deux ans plus tard, grâce au Futurisme, sa peinture ne peut plus éluder les idées d’une réduction formelle prismatique ou cubiste. Le Paysage avec vaches et chameau de 1914 et la Composition en couleurs de 1912 sont respectivement des exemples remarquables de son adaptation « orphique » et du processus vers l’abstraction dans son art. Dans ces tableaux, Macke compose et travaille exclusivement avec une innovation formelle et en fait le véritable sujet du tableau. Cependant, il a toujours abandonné ces positions extrêmes au profit de la recherche d’un équilibre harmonieux entre tous les éléments formels de la composition. Cela apparaît clairement dans Enfants au pied de la fontaine de 1914, comparable aux Baigneuses et ville de 1913, où Macke compose son motif à partir de segments géométriques de cercles, qui donnent à l’ensemble du tableau une surface mobile. La figure sombre au bord du premier plan sert de répoussoir et génère une perspective profonde et tourbillonnante vers les trois nus du second plan. Leurs corps lumineux éclairent l’ensemble de l’environnement et constituent le centre de la composition.
Dans Grande vitrine lumineuse de 1912, il est très probable que le motif cubo-futuriste fragmenté de cette peinture soit directement lié au tableau d’Umberto Boccioni, La rue entre dans la maison de l’année précédente, que Macke a vue en 1912 à la galerie Sturm de Berlin. Il est également fasciné par les peintures de fenêtre de Robert Delaunay, qui lui rend visite à Bonn en janvier de l’année suivante.
Dans Paysage avec des vaches et chameau de 1914, le motif est subordonné au réseau de triangles contigus et opposés. Aux valeurs sombres de la périphérie du tableau s’oppose le jaune clair et lumineux du centre. La couleur produit ainsi une aspiration spatiale et un magnétisme en soi, qui annule l’effet plat de la structure formelle. Dans Jeunes filles sous les arbres de la même année, Macke abandonne cette disposition strictement géométrique au profit d’une configuration formelle plus libre ; le contraste coloré du bleu et du blanc augmente la luminosité et la transparence du tableau.
Grand jardin zoologique
S’il est une œuvre qui occupe une place de choix dans l’œuvre de Macke, c’est bien le Grand jardin zoologique. Créée en 1912, c’est son œuvre la plus importante en termes de taille, et la seule à prendre la forme d’un triptyque. Cependant, Macke neutralise l’effet de triptyque en créant une composition homogène qui s’étend sur les trois toiles. Il représente l’essence de sa création artistique, tant sur le plan formel qu’iconographique, c’est-à-dire en termes d’élaboration de motifs futuristes et « orphiques » et d’expansion de son canon individuel de motifs. C’est l’œuvre la plus précise et la plus appropriée pour réaliser son thème du Jardin du Paradis terrestre. L’homme et l’animal s’y rencontrent dans la nature ; et bien que les grilles soient encore visibles, elles ont perdu leur fonction de barrière. Les figures semblent figées ; toute la scène est rythmée par un silence méditatif, pour lequel Macke s’est passé de tout détail narratif.
L’homme, en harmonie avec l’animal et la nature, n’apparaît pas comme un individu aux traits personnels ; il est seulement esquissé, typé, caractérisé comme représentant de sa classe et de sa couche sociale. La femme en robe blanche à la mode et les hommes en costume et chapeau sont les représentants de la société bourgeoise de l’ère industrielle.
L’Orient : cet inconnu
À l’automne 1913, Macke se rend à Hilterfingen, au pied du lac de Thoune, où il reçoit la visite presque quotidienne du peintre Louis Moilliet et tous deux y travaillent intensivement. Le 8 janvier 1914, Paul Klee les rencontre et leur soumet l’idée d’un voyage d’étude en Tunisie. Macke a pensé que c’était une excellente proposition pour un certain nombre de raisons. L’Orient a toujours été pour lui le lieu inconnu de ses nostalgies, où il espérait trouver le paradis terrestre. Un coup d’œil à la réalité qui l’entoure lui aurait suffi de comprendre que l’idylle qu’il avait peint dans ses tableaux n’était, malgré lui, qu’une illusion. Au début d’avril 1914, il se rend seul à Marseille, où il rencontre Klee et Moilliet. Ils ont continué leur voyage ensemble par bateau jusqu’à Tunis, puis vers d’autres endroits à l’intérieur du Maroc. Le voyage a duré trois semaines au total, mais a été d’une importance capitale pour les travaux ultérieurs des trois peintres. Pendant cette courte période, Macke a réalisé de nombreuses aquarelles et dessins, ainsi que des centaines de croquis dans ses carnets. Après son retour, 36 tableaux ont vu le jour, dans lesquels il a transcrit les motifs qu’il avait rapportés de son voyage.
Le déclenchement de la guerre a brusquement interrompu cette phase productive de son œuvre. Le 8 août 1914 Macke est mobilisé et quelques semaines plus tard, le 26 septembre meurt au front. Marc a publié un article nécrologique pour son ami : « Dans la guerre, nous sommes tous égaux. Mais parmi des milliers d’hommes courageux, une balle a blessé un irremplaçable. Avec sa mort, une main a été coupée de la culture d’un peuple, un œil a été aveuglé {…} Nous, peintres, savons bien qu’avec la séparation de ses harmonies de couleurs, l’art allemand pâlira dans certaines séries tonales et acquerra un accord terne et sec. C’est lui, parmi nous tous, qui a donné à la couleur l’accord le plus clair et le plus pur, aussi clair et pur que l’était tout son être ».
Bibliographie
Louis Moilliet. August Macke. Catalogue d’exposition, Berne Centre Paul Klee, 2014
Elger Dietmar. L’Expressionnisme. Une révolution artistique allemande. Taschen, 2000
Anna Meseure. August Macke, 1887-1914. Taschen, 2000.
Magdalena Moeller. August Macke : le voyage en Tunisie. Hazan, 1990
Collectif. Franz Marc, August Macke : l’aventure du Cavalier Bleu. Exp. musée de l’Orangerie. 2019