La peinture bourgeoise dans la Hollande protestante
Sous le gouvernement de Guillaume le Taciturne de la maison d’Orange, parmi les dix-sept provinces Pays-Bas, sept d’entre elles, celles du nord, s’affrontent dans une dure mais victorieuse guerre contre l’armée de Philippe II d’Espagne, se séparent de l’Empire et créent au XVIIe siècle une république indépendante. Cette rébellion est due principalement à la répression qui fait suite à la diffusion du calvinisme. Le Sud, catholique, dont la capitale économique est Anvers, reste sous domination espagnole. Amsterdam s’affirme comme la cité principale, et un centre important de l’Europe. Grâce principalement à l’activité de la Compagnie des Indes, les ports d’Amsterdam ou de Rotterdam sont des places financières et commerciales très importantes ; la richesse du peuple hollandais, la langue néerlandaise, très répandue suite à d’intelligentes campagnes d’alphabétisation, et la religion calviniste qui marque un mode de vie modéré avec de solides principes moraux. Dans ce contexte, se consolide une classe bourgeoise de commerçants, banquiers, prototype de démocratie capitaliste moderne. Les citoyens hollandais du XVIIe siècle jouissent d’une harmonie sociale sans précédents. La riche et abondante production d’œuvres d’art est à l’image de cette florissante société.
Hendrick Terbrugghen réside à Rome pendant dix ans où il rencontre Caravage et en observe les œuvres, ainsi que celles de ses diffuseurs, Gentileschi et Saraceni. Le fond obscur provient des études italiennes du clair-obscur caravagesque. Le personnage est inondé de lumière sans source précise. Elle concourt moins à la tension dramatique habituelle chez les Italiens qu’à la mise en valeur des formes et des coloris. Dans l’album de musique aux pages froissées, on perçoit la passion d’un artiste nordique pour la représentation réaliste.
De retour d’Italie, à Utrecht entre 1614 et 1620, Dirck van Barburen, Hendrick Terbrugghen, et Gerrit van Honthorst introduisent la poétique caravagesque qui gagne Haarlem, séduit Rembrandt et s’implante durablement à Delft. Portraits et portraits collectifs, paysages de ville et de campagne, tables servies, bouquets, vanités, etc., les artistes hollandais déclinent les genres avec des objectifs poétiques différents. Si Rembrandt et Franz Hals savent aborder le visage avec pénétration, les bourgeois d’Amsterdam se plaisent à des portraits plus convenus qui affadissent la leçon de Van Dyck et de Rembrandt ; si les scènes de genre de Brouwer, de Jan Steen et de Van Ostende prolongent lointainement les drôleries de Bruegel. Vermeer donne à ses petits tableaux l’éclat précieux et ambigu d’un madrigal pictural.
Franz Hals
Franz Hals (Anvers vers 1580 – Haarlem 1666) s’est presque exclusivement consacré au portrait. Installé avec sa famille à Haarlem quand il avait dix ans, il fut l’élève de Karel van Mander jusqu’à 1603. Il reçut donc une formation dans le milieu maniériste. Inscrit à la guilde dès 1610, il commença son activité comme peintre de genre, passant ensuite au portrait, soit pour des commandes, soit à partir de modèles choisis par l’artiste (femmes, garçons, buveurs, vieillards). Ses œuvres, très homogènes stylistiquement, se caractérisent surtout par le choix de rendre de façon immédiate et très vivant le sujet à travers un traitement pictural constitué de touches rapides et irrégulières. Il approfondit en deux formes de portrait: le portrait individuel et le portrait de groupe, avec lequel il acquit une vivacité inhabituelle, comme dans le Banquet des officiers de la garde municipale de Saint-Georges de 1616. Hals établit pour les portraits de groupe un nouveau schéma de composition qui devait devenir canonique dans la peinture hollandaise, bouleversant les traits inertes des personnages et impliquant ces derniers dans des actions liées entre elles. Les portraits de personnage seul sont traités avec une extraordinaire richesse chromatique, les expressions souriantes, les gestes pleins de vie ; ils se distinguent par un goût propre au Caravage pour les tons lumineux, revu par les peintres d’Utrecht.
La scène représente un portrait de mariage. Isaac Massa (1586-1643) jouissait à Haarlem d’une position importante en tant que marchand fortuné et cultivé. Massa et Hals se connaissaient probablement très bien. En 1622, Massa épousa Beatrix van der Laen, la fille du bourgmestre de Haarlem, alors âgée d’une trentaine d’années. Les deux époux transmettent une fraîcheur et une joie contagieuses, dans le regard complaisant et insouciant de l’homme et dans le sourire subtil de la jeune femme, à mi-chemin entre l’astuce et l’embarras. La jeune femme pose tendrement la main gauche sur l’épaule de son époux, tandis que Isaac pose la main droit sur le cœur, un geste de loyauté bien connu.
Il s’agit d’une des premières toiles connues du peintre : on reconnaît sa formation attaché au climat fastueux d’Anvers dans la richesse de la couleur et dans le fond, en partie inspiré du maniérisme tardif, avec un jardin à l’italienne enrichi avec de fontaines et de statues, qui rappellent les peintures maniéristes de Hans Vredeman de Vries. Dans ce « jardin d’amour », le peintre a représenté la statue de la déesse romaine du mariage, Junon, et une fontaine jaillissante, symbole de fertilité. Vases renversés et fragments d’architecture renvoient à la fugacité des choses.
Les premiers portraits de Franz Hals son la quintessence de l’art baroque et offrent l’image brillante des protagonistes du Siècle d’Or hollandais : les personnages apparaissent dans des attitudes empreintes de noblesse, habillés avec de vêtements somptueux, adoptant des poses un peu affectées et théâtrales, qui révèlent aussi une auto complaisance social et personnelle.
Ce mystérieux personnage, dont on ne connaît pas son identité, est portraituré de trois-quarts, affiche toute son assurance sociale dans son visage souriant. Sous le bras replié, parmi les splendides étoffes de la tunique, on aperçoit la poignée d’une épée. C’est un élément indiquant généralement la noblesse, mais elle a ici un rôle imaginaire, comme celui d’une ultime confirmation de la grandeur de l’homme représenté. La position de la main sur la hanche, sous l’incroyable dentelle amidonnée, est un signe indiscutable de supériorité condescendante et d’assurance.
Gerrit van Honthorst
Avec Terbrugghen, Gerrit Van Honthorst (Utrecht 1590-1656) synthétise l’évolution de la peinture hollandaise en ce qui concerne les modèles italiens. Sa première formation s’est développée à Utrecht avec le peintre maniériste Abraham Bloemaert. Il séjourna à Rome (1610-1620), où il fut profondément influencé par le Caravage ; il en reprit les thèmes et les types, qu’il élabora dans une forma classicisante proche de celle de Guido Reni de Jacopo Bassano. Durant son séjour à Rome, Van Honthorst obtint l’appui de commanditaires et de collectionneurs puissants, comme le cardinal Borghese et le marquis Vincenzo Giustiniani et développa avec grande originalité le thème du « nocturne », ce qui lui a valu son surnom de Gherardo delle Notti (Gérard des nuits), suivant l’exemple de Caravage. De retour à Utrecht, il devint le chef de file des caravagesques en continuant à peindre des scènes à sujet religieux, mais il se fit surtout connaître par ses scènes de genre caractérisées par des effets de lumière élaborés. Il travailla ensuite pour Charles I d’Angleterre (1628) pour Frédéric-Henri d’Orange-Nassau, pour le roi du Danemark et pour le prince de Brandebourg et se consacra alors presque exclusivement au portrait de cour.
Une jeune femme souriante, en pleine lumière. Un jeune homme portant, tout comme elle, un étonnant chapeau à plumes. Il tend la main droite vers elle et tient dans l’autre une bourse. Une vieille femme coiffée d’un turban regarde la jeune femme en désignant l’homme. Il s’agit d’une entremetteuse et nous sommes dans un lieu où l’amour s’achète et se vend, le bordel. La lumière de la bougie conditionne les solutions formelles de la peinture, un nocturne étonnant dans une démonstration de virtuosité.
Rembrandt van Rijn
Doté d’une sensibilité et d’un esprit remarquablement inventif, Rembrandt van Rijn (Leyde 1606 – Amsterdam) aborde avec succès une grande variété de techniques et de genres. Ce peintre, dessinateur et graveur qui ne sortit jamais de son pays, produit, grâce au traitement original de ses sujets et de la lumière, des œuvres d’une grande universalité et d’une grande spiritualité. Formé à Leyde auprès du peintre Swanenburg, qui a voyagé en Italie et lui enseigne la peinture d’histoire puis en 1624 avec Pieter Latsman, auprès de qui il s’initia au clair-obscur. Installé à Leyde en 1625, puis à Amsterdam en 1631, où il connut un grand succès comme portraitiste, peintre d’histoire et graveur, mais il laisse au domaine du paysage ou de la nature morte des contributions magistrales. Les œuvres de sa maturité peuvent rivaliser avec le souvenir des grands maîtres italiens ou le renom plus récent d’un Rubens ou d’un Velázquez. Peu à peu, il délaissa la recherche de l’effet dans son travail de la lumière au profit d’une intensité expressive apte à traduire le monde intérieur des sentiments et de l’âme dans un élément souvent mystérieux. L’évolution de la mode, à partir du milieu des années 1650, est défavorable à l’orientation psychologique et introspective d’une peinture dont la richesse n’est plus jugée assez démonstrative.
Même pour un portraitiste aussi sollicité que Rembrandt, la représentation de scènes empruntées à la Bible, à l’histoire et la mythologie gréco-romaine figurait au sommet de la hiérarchie picturale. Rembrandt narre ici une histoire très populaire à l’époque : déguisé en taureau blanc, Jupiter enlève Europe, princesse phénicienne dont il est amoureux et la conduit vers le continent qui portera son nom.
Soulignée par l’éclairage dramatique, l’intensité de la scène est remarquable. Le fait qu’Europe (d’après Ovide) ait été enlevée sur la plage donne au peintre l’occasion de faire allusion à l’activité portuaire du port d’Amsterdam où il résidait : une grue contemporaine et des voiliers émergent de la brume sous un ciel menaçant.
Au XIXe siècle, à cause d’une couche de vernis jauni, l’œuvre fut baptisée « La Ronde de nuit’. En 1975, cette couche fut enlevée et la composition retrouva sa lumière originale. Mais le célèbre titre a été conservé. Au siècle de Rembrandt, les gardes civiques étaient des associations de citoyens haut placés. Au sein de la cité, elles étaient responsables du maintien de l’ordre, mais acquirent peu à peu une fonction cérémonielle. Afin de décorer leurs salles de fête, ces gardes commandaient des portraits de groupe où se faisaient immortaliser. Dans cette toile gigantesque, le peintre présente une vue instantanée d’un groupe de personnes en mouvement : leur cortège vient de passer une porte de la ville.
Le capitaine Cocq tend le bras gauche. Ce geste révèle son statut de chef et semble inviter le groupe à se mettre en mouvement. L’ombre de son bras se dessine sur le lieutenant Van Ruytenburch, l’homme au remarquable habit jaune violemment éclairé. La tension dramatique qui caractérise ce tableau doit beaucoup aux jeux de lumière. À l’instar du lieutenant, la fillette – également vêtue de jaune – se trouve en pleine lumière. Elle court de la gauche vers la droite, à contresens du groupe. Un poulet mort pend à sa ceinture. Il s’agit là d’une allusion aux arquebusiers (« kloveniers »).
Gabriel Metsu
Après s’être probablement formé chez Gerrit Dou, le jeune Gabriel Metsu (Leyde 1629 – Amsterdam 1667) entra dans la corporation de Leyde en 1648 ; en 1657, il s’installa à Amsterdam, où il affina ses qualités artistiques sous l’influence de Rembrandt, tout en étudiant également des œuvres de ses contemporains de l’école de Delft, Vermeer et de Pieter de Hooch. Auteur de scènes de genre allégoriques ou religieuses, caractérisées par des jeux de lumière et de couleurs raffinées et par une exécution extrêmement minutieuse, il est connu surtout par ses scènes galantes, ses scènes de marché (Le Marché aux herbes à Amsterdam, Paris, Louvre) et ses représentations de malades (L’Enfant malade, Amsterdam, Rijksmuseum). Les deux tableaux de la National Gallery de Dublin, réalisés par Metsu et qui forment une unité comme l’indique leur format identique, racontent une histoire simple et paisible : un beau jeune homme, écrit une lettre qui est ensuite lue par sa destinataire. Les deux protagonistes sont très concentrés. Chacun des deux panneaux baigne dans une lumière diurne claire et argentée. La lettre d’amour est un thème populaire dans la peinture hollandaise du XVIIe siècle, époque où la pratique épistolaire se répand parmi la population bourgeoise. Les hommes comme les femmes écrivent des lettres.
Le jeune homme, manifestement de condition aisée, est assis dans un intérieur riche : tapis de table oriental, globe, paysage à l’italienne dans son encadrement baroque. La femme par contre est assise dans un espace bien plus sobre. Se manifeste ainsi une double tendance de la société hollandaise, à la fois ouverte vers l’extérieur et repliée sur soi.
La servante écarte la tenture placée devant un tableau. Derrière cette tenture verte, on découvre une marine avec un navire luttant contre une mer impétueuse, métaphore courante à l’époque pour évoquer les risques de l’amour passionné. Ou peut-être le mari de la femme était-il en mer, comme cela arrivait fréquemment dans cette société commerçante et maritime qu’était la Hollande. Une mule sur le sol peut être un symbole érotique ; le chien est l’image de la fidélité conjugale. Victime de l’attention exclusive accordée à la lettre, le dé à coudre gît sur le sol. Les détails des tableaux de genre contribuent à révéler la psychologie des personnages.
Un enfant pâle et amorphe sur les genoux de sa mère regarde tristement dans le vide ; la femme se penche sur le petit malade. Le pot de bouillie est resté inutile su le petit meuble. Le bonnet qui lui a été enlevé se trouve sur la chaise. Le tableau sur le mur représente une Crucifixion, évocation qui hausse la scène domestique à un niveau spirituel. Il s’agit ici d’une scène ordinaire, calme et émouvante de la vie quotidienne avec deux figures dans uns intérieur.
Jan Steen, peintre et conteur
La principale caractéristique de la peinture de Jan Steen (Leyde 1626-1679) est l’observation minutieuse de la vie du peuple hollandais, tour à tour ironique, moraliste, amusée, émue. Plusieurs de ces scènes correspondent à des proverbes populaires. Le tableau Le monde à l’envers fait partie de la tradition hollandaise et flamande de peindre les proverbes (Les Proverbes de Bruegel), si présents dans la vie quotidienne, pour expliquer les contrariétés et les plaisirs de la vie, dans la manière de la peinture de genre hollandaise. Si la plupart de ses collèges hollandais restèrent dans sa ville natale, Steen change très souvent de résidence (Utrecht, Haarlem, La Haye, Delft, Warmond), pour s’établir définitivement à Haarlem en 1670 où il peignit ses plus belles œuvres. Il connut la peinture vénitienne du Cinquecento (par des estampes) et les gravures de J. Callot. La production de Steen est très importante : on lui attribue près de sept cents œuvres exécutées sans l’aide d’un atelier. Il acquit très tôt une grande renommée et travailla pour la cour de Vienne et pour la noblesse scandinave. Il traita avec génie tous les genres de son temps, y compris les sujets religieux, mythologiques et allégoriques (ce qui est exceptionnel pour un peintre hollandais du XVIIe siècle), en copiant souvent les tableaux les plus célèbres ; il manifesta surtout ses qualités de brillant narrateur dans les scènes de genre, qui s’inspirent parfois de représentations théâtrales. Le regard personnel et les qualités précieuses de la couleur font de Steen un des plus grands peintres de son pays.
Dans ce tableau, Jan Steen raconte ce qui se passe et évoque les diverses émotions suscitées par cette fête. La petite fille serre fermement dans ses bras sa nouvelle poupée à l’image de saint Jean-Baptiste qu’elle vient de recevoir – selon la croyance populaire, saint Jean protége les enfants de la maladie -. Un seau rempli de bombons et de jouets pend à son bras. Manifestement, elle n’est pas prête à s’en séparer… Grand frère pleure. Derrière lui, la servante montre ce qu’il a reçu : une chaussure d’où sortent des petites banches mortes. Son frère cadet, qui lui, a bien reçu un cadeau, le montre du doigt en se moquant de lui. Mais peut-être la grand mère, qui fait un signe à l’arrière plan, apportera-t-elle un peu de consolation : y aurait-il quelque chose de caché derrière le rideau ?
La fête de Saint-Nicolas (6 décembre) est une importante fête familiale. La veille, le saint généreux descend par la cheminée et dépose des petits cadeaux et des friandises aux enfants sages. Ceux qui espèrent recevoir quelque chose y déposent un soulier. À l’époque de Steen, cette fête « catholique » fut abolie par l’Église réformée, qui rejetait le culte des saints. Ainsi, dans bon nombre de villes, il était interdit de cuire des biscuits à l’image du saint homme. Steen étant lui-même catholique.
Les enfants sont encore ici les petits protagonistes de ce tableau : un petit garçon qui fume la pipe, l’enfant qui va dans le garde-manger prendre des friandises, et celui, tout à gauche, qui veut sauter de sa chaise, il a pris les bijoux de sa mère et a déchiré un livre, le singe qui joue avec une horloge. La mère s’est endormie et l’abandon de ses devoirs a de fâcheuses conséquences. Le panier suspendu au plafond avec des balais, des pointes et des bâtons, symbolise la punition possible, planant un peu comme une épée de Damoclès. Il s’agit là d’une sorte d’avertissement moral.
Frans van Mieris
Apprenti chez Gerard Dou, Frans van Mieris (Leyde 1635-1681) décrivit les milieux et les mœurs de la bourgeoisie du XVIIe siècle : la peinture de genre, les intérieurs domestiques et le portrait. Dans ses tableaux, d’une facture très soignée, dont le coup de pinceau lisse rappelle la netteté de la porcelaine. Il fut un peintre apprécié et un homme respecté. Il reçut nombre de commandes à Leiden, sa ville natale, mais aussi de l’extérieur, avec l’estime de Cosme III de Médicis, grand duc de Toscane, et de l’archiduc Léopold Guillaume. Accablé par les dettes, probablement dû à son penchant pour la boisson, problème qui n’a pas affecté ni son style minutieux et très soigné, ni son prestige personnel.