Le Caravage
Peintre parmi les plus appréciés de l’histoire de l’art, il doit son succès à l’expression véridique et passionnée des scènes qu’il a traitées. Michelangelo Merisi, dit le Caravage (Milan 1571 – Porto Ercole, Grosseto 1610), une vie courte, malheureuse et romanesque sert de cadre à sa très féconde activité artistique. Il fut apprenti à Milan auprès du peintre Simone Peterzano, élève de Titien. En 1592 il se rendit à Rome et connaît le cardinal Francesco Maria del Monte qui fut son premier puissant protecteur romain et exerça un sévère contrôle sur sa production de jeunesse, influençant certainement, au niveau théorique, sa formation artistique. Grâce au cardinal Del Monte, le Caravage entra en contact avec quelques-unes des familles romaines les plus importantes et c’est aussi grâce au cardinal qu’il obtient la décoration de la chapelle Contarelli à San Luigi dei Francesi (1600) où rompant avec la tradition, le Caravage offre une interprétation naturaliste des Saintes Écritures : les compositions bondées et visionnaires du Maniérisme tardif son substituées par un art simple, humain, une peinture réaliste, où les figures émergent d’un fond obscur avec une impressionnante expressivité. Le 29 mai 1606, le Caravage, qui avait déjà subi des actions pénales, tua au cours d’une querelle un certain Ranuccio Tommasoni, son adversaire dans une partie de jeu de paume. Il dut fuir Rome, protégé d’abord par les Colonna ; il se réfugia ensuite à Naples (1607), travaillant à des nombreux tableaux.
Le geste de Jésus appelant Matthieu est appuyé par le signe similaire, mais plus discret de Pierre. Surtout, le geste du Christ est surmonté d’un puissant faisceau de lumière, dont l’origine est située derrière lui, et qui plonge directement sur le visage du futur apôtre. La table dans laquelle Matthieu est assis est représentée avec le soin d’une scène de genre. Les personnages sont vêtus d’habits à la mode.
La description des nombreux fruits, les qualités transparentes ou veloutées de leur surface, de leur consistance, des différents accidents dans les feuilles, témoigne d’une habilité exceptionnelle. Caravage a été considéré tout de suite comme un prodige en la matière dans l’atelier du Cavalier d’Arpin, ce qui lui a permis de devenir bien vite célèbre dans les milieux cultivés de Rome. L’attitude du personnage dans ce tableau n’est pas moins engageante que la fraîcheur de la nature morte : le regard velouté, les lèvres entrouvertes sont l’expression d’un mouvement pour le moins ambigu, qui est à l’origine de plusieurs hypothèses non vérifiées quant aux goûts et à la personnalité de l’artiste.
Avec ce tableau, le Caravage introduit une nouvelle forme de peinture de genre qui contient un clair message moral, dont il aura une grande acceptation entre les caravagistes.
Dans les œuvres de la maturité, et surtout dans les deux grand cycles de San Luigi dei Francesi et de Santa Maria del Popolo, le Caravage accentue, avec une assurance inouïe, la représentation de la réalité la plus brutale et la plus immédiate en utilisant de fort contrastes d’ombre et lumière, essentielle dans les œuvres postérieures. Dans les toiles pour la chapelle Contarelli, la période de recherche est finie, le style de l’artiste est résolument mature.
La brutalité physique du clair-obscur empêche toute construction rationnelle de l’espace et renforce le caractère tragique de la scène, dans laquelle le spectateur se trouve immergé.
Le caractère religieux trouve écho dans l’impulsion donnée par certains secteurs de la Contre-Réforme catholique (Philippe Néri, Ignace de Loyola, Charles Borromée) à une pratique de culte s’adressant à un plus large éventail de peuple. Toutefois, l’adhésion anticonformiste des œuvres du Caravage au contenu humain des textes bibliques dépasse les intentions mêmes des réformateurs ; ce qui explique l’hostilité que suscitèrent certaines de ses œuvres comme la Mort de la Vierge et le profond isolement dans lequel il travailla.
Cette œuvre réalisée pour l’église Santa Maria della Scala de l’ordre des Carmélites, fut refusée par les commanditaires et mise en vente. Elle fut achetée par le duc de Mantoue Vincenzo Gonzaga, conseillé par Rubens pour sa collection. Le motif de son refus aurait été le manque de bienséance dans la représentation du corps de la Vierge, qui garde une certaine ressemblance avec une femme du peuple. Selon les racontars de l’époque, Caravage avait été accusé d’avoir utilise comme modèle une femme avec laquelle il entretenait une relation, ou aurait peint le corps d’une prostituée retrouvée noyée dans le Tibre.
En 1608, le Caravage se trouve à Malte où il réalise diverses œuvres, mais il quitte précipitamment l’île après un litige, poursuivi par les émissaires des chevaliers de l’Ordre. Les étapes de sa fuite angoissée sont marquées par ses dernières œuvres : de Syracuse, où il débarqua l’Ensevelissement de saint Lucie ; à Messine la Résurrection de Lazare ; à Palerme l’Adoration des bergers, alors à l’oratoire de Saint-Laurent ; à Naples enfin, où il arriva vers le mois d’octobre 1609, à la recherche du pardon qui est traité par le cardinal Vincenzo Gonzaga, duc de Mantoue. Reconnu, tout à fait accidentellement par les sicaires des chevaliers, il fut brutalement agressé. Guéri de ses blessures et la nouvelle s’étant répandue que le pape aurait pardonné son crime romain, il gagna Porto Ercole par la mer. Mais, à peine débarqué, il fut arrêté par erreur ; relâché deux jours plus tard, presque fou d’avoir perdu son bateau et tout ce qu’il possédait, brûlé par le soleil et délirant de fièvre, il mourut sur la plage, le 18 juillet 1610.
Cette œuvre tardive du peintre, se distingue par une composition plus rigoureuse et une simplification de l’espace qui la rend plus pure, tandis que la lumière crée des zones d’ombres encore plus profondes, mettant en évidence les figures à travers de sinistres éclats de lumière qui accentuent le côté dramatique de la représentation. Le rendu brutal de la réalité et la présence de la lumière comme apparition symbolique donnent aux œuvres du Caravage un contenu profondément religieux qui ne fut jamais atteint par aucun de ses nombreux disciples et admirateurs.
Le courant caravagesque
Présent à Rome jusqu’en 1606, le Caravage provoqua une véritable révolution picturale. Son luminisme dramatique, ses couleurs violemment contrastées, le réalisme exacerbé et l’expressivité de ses personnages provoquèrent admiration et rejet parmi ses contemporains. En Italie, il influença de nombreux artistes comme Orazio et Artemisia Gentileschi, Guido Reni et Bartolomeo Manfredi. Le caravagisme se diffusa rapidement en Europe durant les trente premières années du XVIIe siècle, grâce aux nombreux peintres étrangers de passage à Rome : les Français Nicolas Régnier, Valentin de Boulogne, Georges de la Tour, Claude Vignon et Simon Vouet, les Hollandais Gerrit van Honthorst et Dirck van Baburen. L’art du Caravage eut également une forte influence sur la création de peintres comme Rubens, Rembrandt, Murillo, Ribera et Vélazquez. Le mouvement caravagesque est, dans les années 1620, le premier courant de peinture européenne après le maniérisme.
L’air du clair-obscur mis en œuvre par Valentin de Boulogne (Coulommiers 1591 – Rome 1632) provient de sa connaissance directe du Caravage et de Bartolomeo Manfredi. La scène de ce concert à lieu dans un milieu bourgeois, caractérisé uniquement par un bas-relief classique.
Le caravagisme de Valentin de Boulogne apparaît dans la caractérisation mélancolique des personnages, dans le réalisme de ses visages, dans les violents contrastes d’ombre et lumière, dans les tons chauds et dans la matière picturale très compacte. Est extraordinaire l’intensité psychologique des figures des personnages qu’expriment étonnement, angoisse, tristesse et mélancolie.
Orazio Gentileschi
De tous les caravagistes, c’est Orazio Gentileschi (Pise 1563 – Londres 1639), un ami et disciple de Caravage, qui sait le mieux saisir cette poésie de la lumière qui caractérise les toiles du peintre. En 1576, Orazio voyage à Rome et s’intègre très vite dans le milieu artistique romain. Vers la fin du siècle, Orazio eut la chance de connaître Caravage. Le contacte avec cet artiste extraordinaire donne un nouveau élan à son art. L’union du naturalisme caravagesque avec sa grande habilité de dessinateur de tradition florentine, produit un changement définitif dans la peinture de Gentileschi, qui atteignit un style original d’un grand raffinement formel. Entre 1605 et 1613 le style personnel de l’artiste est pleinement formé et trouve son expression dans des chefs-d’œuvre comme les deux versions du David et Goliath de 1610 et les versions de Judith et Holopherne. À la suite du scandale provoqué par le procès contre le peintre Agostino Tassi, qui avait violé sa fille Artemisia, il s’éloigna de Rome pour un voyage dans les Marches et en Toscane en 1621. Après des étapes à Gênes et à Paris, à la cour de Maria de Médicis, il arriva en 1626 à Londres au service de Charles I, et il y restera jusqu’à sa mort en 1639.
Artemisia Gentileschi
Artemisia Gentileschi (Rome 1593 – Naples 1652), fille et élève d’Orazio Gentileschi, à son talent naturel, il faut ajouter le privilège de vivre dans une maison dans laquelle se pressaient nombre d’artistes, dans une époque, la première décennie du XVIe siècle, où Rome était un bouillonnement artistique et culturel. Dans la première phase de son activité artistique, Artemisia s’exerçait avec les thèmes qui peignait son père, mais attentive aux nouveautés caravagesques que l’on voyait à Rome, avec des œuvres d’un dramatisme extraordinaire. En 1614, suite au procès par violation contre Agostino Tassi, collaborateur de son père, elle dut quitter la ville pour s’établir à Florence avec son époux. Entre 1614 et 1620 Artemisia Gentileschi a travaillé comme artiste autonome et reconnue, jusqu’au point d’être admise dans l’élitiste Académie du Dessin. À cette époque, Florence était la nouvelle capitale de l’art, et Artemisia trouva des nouveaux et importants clients (sous le patronage de Cosme II de Médicis, Artemisia Gentileschi devient peintre de cour). Le peintre est resté à Florence à l’exception de courts séjours à Gênes, en Angleterre (pour aller visiter son père) et à Venise, avant de se fixer définitivement à Naples.
Cette œuvre fut réalisée à Florence, très probablement pour le grand-duc Cosme II de Médicis qui régnait alors dans le grand duché de Toscane. Judith est représentée dans une pose spectaculaire d’un grand effet, suivant les nouvelles géométries des peintres baroques. La femme est vêtue d’une élégante robe ornée de pierreries, et porte des magnifiques bijoux, qui reflètent la condition sociale atteinte par Artemisia à Florence. Dans la posture théâtrale de la servante est concentrée toute la tension de la narration. Sa belle figure, vue de dos, marque avec une maîtrise raffinée une silhouette cambrée dans le centre du tableau.
Dans ses œuvres, Artemisia Gentileschi reprit et modifia à plusieurs reprises les compositions de son père, auxquelles elle donna toutefois une certaine âpreté réaliste qu’on ne retrouve pas chez Orazio, en les insérant dans des contextes dramatiques aux violents clairs-obscurs, dans le goût du caravagisme napolitain, à l’évolution duquel elle contribua elle-même de façon déterminante (Marie Madeleine, Judith et Holopherne).
Il s’agit d’une des premières œuvres d’Artemisia peintes à Rome, dont la source principale est sans doute la « Judith » de Caravage qui se trouve dans la Galleria d’Arte Antica à Rome (ici Judith coupe la tête avec l’épée rappelant la leçon de Caravage). Peinte juste après le procès, l’œuvre reflète aussi les leçons de son père Orazio. La tête d’Holopherne est tenue à bout de bras, de même que l’épée. Elle ne montre plus rien du rude soldat, mais exprime, dans un réalisme cru, sa défaite définitive.
Bartolomeo Manfredi
Dans les années 1610, Bartolomeo Manfredi (Ostiano vers 1587- Rome 1620), disciple scrupuleux de Caravage, il dirigea un important atelier à Rome où travaillèrent divers artistes hollandais. Ses scènes de genre, de même que les sujets religieux, jouèrent un rôle fondamental dans la diffusion européenne de certains aspects du caravagisme, et séduisent les collectionneurs privés, d’où la définition de genre « à la Manfredi ». Les sujets, histoires bibliques ou scènes de taverne romaine, sont toujours traités de la même manière : les personnages coupés à mi-corps, tendent à occuper tour le champ du tableau et se détachent sur un fond neutre, leur mise en page est étudiée. Dans la Réunion de buveurs, les deux figures du premier plan, dans un éclairage contrasté, créent un effet de symétrie qui met en valeur le personnage du centre ; une lumière adoucie, provenant de la droite, souligne la plénitude rassurante des formes.
Le foyer napolitain
Parmi les différents foyers artistiques italiens, Naples, qui reste encore la ville la plus peuplée d’Europe en 1600, avec 400.000 habitants, offre un exemple singulier d’école. La domination espagnole sur le royaume de Naples contribue à donner à la capitale un rôle de premier plan, tenu dans sa tradition picturale par deux artistes étrangers, Caravage et Ribera. Le passage du Caravage en 1606 marque une étape décisive vers le naturalisme : Battistello Caracciolo, Mattia Pretti ou José de Ribera suivent cette voie avec enthousiasme.
Il s’agit de la seconde commande reçue par le Caravage à Naples, réalisée pour les gouverneurs du Pio Monte della Misericordia, une institution de bienfaisance. Avec cette œuvre, l’artiste fait un retour aux compositions complexes, genre « Mort de la Vierge » et obtient ainsi une composition très mouvementée, peut-être la plus complexe de toute sa carrière. Cette peinture devient un répertoire et un modèle pour tous les peintres napolitains du XVIIe siècle.
La référence stylistique pour toute la production artistique de Mattia Preti est le Caravage, dont il reprend, avec une voile romantique, le profond naturalisme ténébreux et les effets dramatiques de la lumière.
José de Ribera (le Spagnoletto)
José de Ribera (Játiva 1591 – Naples 1652), en Italie il signe comme « El Español » c’est pourquoi il fut appelé Spagnoletto. Actif dans le royaume de Naples, il introduit avec ses œuvres, l’influence caravagesque en Espagne. Il est probable que fut un élève de Francisco Ribalta à Valence, mais il arriva très jeune en Italie et séjourna probablement en Lombardie avant de s’établir à Rome où il compléta sa formation au contact du milieu des caravagistes de Nord, mais il étudia également des sculptures antiques et les œuvres de Raphaël. En 1616, l’artiste s’installa à Naples à la suite du nouveau vice-roi, le duc d’Osuna, pour lequel il peint le dramatique Calvaire et d’autres tableaux destinés à l’église collégiale d’Osuna en Andalousie. Les tableaux pour le duc d’Osuna, marquèrent le commencement d’une activité intense et heureuse pour les vice-rois de Naples, pour les églises et couvents de la ville et pour les nobles espagnols ; cette activité se prolongea sur presque trente ans.
Selon la tradition iconographique, la scène du martyre est observée par des nombreuses personnes : comme le faisait Caravage, ce peintre a recours pour ses peintures a des modèles issus des ruelles de Naples, ici placés en second plan en contrebas, ce qui contribue à l’impression théâtrale de l’œuvre. Ribera ne représente pas l’événement du martyre, comme il est fait habituellement, dans sa phase la plus brutale et sanglante ; il se concentre sur la préparation du supplice. Le bourreau est présenté dans une posture très réaliste, dont l’effort s’aperçoit dans la tension des muscles de ses bras.
Cette scène capte le moment ou Jacob, son bras recouvert d’une peau de chevreau, prétend être son frère Esau poilu, afin de recevoir la bénédiction de son père aveugle, Isaac. Derrière eux, la mère Rebecca, qui avait prévu cette supercherie, tandis que le vraie Esaü, est dans le fond. Ce récit de la Genèse est utilisé par Ribera pour composer un récit sur la ruse et l’ambition et offre une leçon de gestes et d’expressions.
Sous cette narration littérale se trouve le contenu symbolique qui convertit l’œuvre en une allégorie des cinq sens (toucher, vue, ouïe, odorat et goût), représentée par les actes des protagonistes. La magnifique nature morte qui se trouve sur la table dans le coin inférieur droite de la peinture, fait allusion au goût. Ce tableau se trouvait sur le dessus d’une porte ou d’une fenêtre, dans le palais de l’Alcazar de Madrid.