La confrontation de deux styles
Le cas des rapports entre Italie et Flandre est assez particulier, surtout si on les compare à ceux qui s’établirent entre la peinture flamande et les autres régions artistiques en Europe, où l’influence de cette école fut assimilée de façon plus manifeste. En Italie, la peinture flamande ne réussit jamais à altérer l’évolution historique ou à déterminer la physionomie, justement parce que ce pays était, à son tour, au XVe siècle, le théâtre d’événements artistiques d’un très haut niveau qui naissaient d’une « révision » profonde et globale de la réalité picturale.
L’Italie a été le pays d’où provinrent les premiers et principaux clients de la peinture flamande, tous d’origine marchande ou aristocratique ; et c’est toujours de l’Italie, au XVe siècle, que nous viennent les premiers documents historiographiques élogieux sur la peinture flamande. La connaissance directe d’œuvres flamandes surtout exerça sur quelques-uns des plus grands peintres du Quattrocento une séduction si forte qu’elle se traduisit par un nouvel enrichissement du rendu pictural de la réalité. C’est cette recherche du réel, qui lie les deux civilisations de peinture; et qu’à la lente exploration de réalités analytiques propre à l’art flamand, s’oppose, surtout en Toscane, une conquête de cette réalité à travers la définition de l’espace et de la forme en leur synthèse lucide.
Les vastes paysages et les bergers réalistes ne constituent d’ailleurs pas un phénomène exclusivement florentin. L’Adoration des bergers de Mantegna qui remonte à 1450 mise déjà sur ces caractéristiques. Mantegna était exposé aux goûts raffinés des humanistes, et ce tant à Padoue ou à la cour savante de Mantoue qu’à Venise, où il fréquentait sans doute régulièrement la famille de son épouse, les Bellini. En lui, toute une génération de peintres vénitiens trouva son chef de file. Et son intérêt pour le style international eut d’énormes répercussions sur la peinture renaissante en Vénétie. Dans cette optique, la commande d’une Nativité à Ghirlandaio s’explique peut-être par une forme de concurrence amicale. Le commanditaire était en effet un des plus fidèles associés de Tommaso Portinari – son ancien partenaire de la banque Médicis, Francesco Sassetti. Il est fort possible que Sassetti, désireux de posséder un tableau d’une qualité presque équivalente à celle du chef-d’œuvre de Van der Goes, ait exigé de Ghirlandaio qu’il se basse sur le Triptyque Portinari.
Il existe de grandes analogies entre le groupe de bergers adorants de Hugo van der Goes et l' »Adoration » de Domenico, mais leur aspect, leurs visages, où se lit la plus tendre adoration que de l’ébahissement, sont moins rudes que ceux des bergers de Van der Goes, leur attitude est celle de personnes simples mais nullement frustes.
L’arrivée à Florence de cette Adoration des Bergers commandée par Tommaso Portinari et destinée à l’église Sant’Egidio de l’hôpital de Santa Maria Nuova, fut un événement d’une portée telle qu’elle prit de proportions considérables, et peut être considéré comme directement responsable de tous les échos flamands dans la peinture florentine ultérieure. Il fit sensation aussi par rapport aux portraits du donateur et de sa famille. Tommaso Portinari occupe une place de tout premier plan, difficilement comparable à celle d’autres clients italiens.
Un cas aussi fascinant des influences nordiques à Florence durant la quatrième et cinquième décennie du siècle demeure la peinture de Domenico Veneziano, cas étroitement lié à l’énigme de son éventuelle formation au Nord. Au sommet de la carrière de Veneziano se trouve le grand chef d’œuvre du Retable de Santa Lucia in Magnoli, peint probablement entre 1440 et 1450. La poésie de ce retable réside dans le rayon de lumière qui traverse cette grande pureté de marbres colorés et également la limpidité lumineuse qui exalte le moindre détail des bijoux, des tapis et des vêtements : la chape somptueuse de Saint Zénobie, véritable chef d’œuvre de l’art du tissage, et la tiare couverte de perles rivalisent avec celles de Saint Donatien de Van Eyck dans le Retable du chanoine Van der Paele.
Le cas du Sicilien Antonello da Messina était bien connu de l’époque de Vasari : l’adoption d’une pratique d’une peinture à l’huile proche de celle des maîtres septentrionaux et, à son exemple, par Giovanni Bellini et Piero della Francesca, tous les trois étroitement liés par l’élément flamand, jusqu’à la deuxième vague de présences flamandes en Ligurie et à ses répercussions en Lombardie entre la fin du XVe siècle et le début du XVIe. L’enchevêtrement d’événements historiques sert de toile de fond à l’évolution de l’art et témoigne de la continuité des contacts artistiques à l’échelon international. Aucune cour italienne ne put rivaliser avec le collectionnisme aristocratique napolitain, qui comptait de nombreuses œuvres de Van Eyck. Nous savons que le roi Alphonse d’Aragon avant de prendre possession du royaume de Naples, il avait déjà manifesté dans sa terre natale, son enthousiasme pour la peinture flamande, à tel point qu’il envoya en Flandre très tôt, en 1431, le peintre Lluís Dalmau pour y acquérir des connaissances de technique picturale. Nous savons que Rogier van der Weyden, lors du voyage qu’il fit en Italie en 1450, était déjà bien connu dans les milieux de cour à Ferrare, Naples, Urbino et Milan. Dans cette dernière cour, la duchesse Bianca Maria Sforza adresse de Milan une lettre au duc de Bourgogne, par laquelle elle entend envoyer le jeune peintre portraitiste Zanetto Bugatto à Bruxelles afin qu’il y travaille dans l’atelier de Rogier van der Weyden. Il séjourne environ deux ans dans l’atelier bruxellois et rentre en Italie. Son œuvre reste énigmatique, aucune de ses créations n’étant signée ni même documentée.
L’art flamand à Naples : Antonello da Messina, peintre italien et flamand
C’est à Palerme qu’on doit placer la formation artistique d’Antonello da Messina, vers 1450, dans l’atelier de Colantonio et au contact d’une culture ouverte aux expériences flamandes, espagnoles et provençales. Les récentes études ne cessent de se pencher sur la saison particulièrement foisonnante d’échanges culturels que Naples vécut pendant les trois ou quatre lustres compris entre le séjour parthénopéen du roi René et le règne suivant d’Alphonse d’Aragon, riches d’initiatives artistiques. Dans ses premières œuvres (Madonna Salting, Londres ; Crucifixion, Bucarest), l’espace s’impose avec une densité nouvelle, fruit d’un intérêt précoce pour l’art de l’Italie centrale. La critique relie cet effort de synthèse (entre la vérité microscopique des Flamands et la sensibilité des Italiens pour l’espace) à un éventuel voyage à Rome, où Antonello serait entré en contact avec Fra Angelico et Piero della Francesca. Après un premier séjour à Venise, vers 1470, durant lequel il put connaître et influencer Giovanni Bellini, Antonello retourna en Sicile et y laissa le Polyptyque de San Grégoire, importante synthèse de l’art de Piero della Francesca, et l’Annonciation de Palazzolo, influencés, d’une certaine façon par la peinture flamande. En 1474, il était encore à Venise où il réalisa quelques chefs d’œuvre comme le Retable de San Casiano. Porteur d’un langage complexe et articulé qui savait marier le naturalisme des Flamands au goût italien pour la perfection formelle et la définition plastique, Antonello da Messina (Messine, vers 1430-1479) eut une influence déterminante sur l’art italien, surtout à Venise où il aida Giovanni Bellini à traiter plus librement les couleurs et où il trouva des interprètes de valeur dans des artistes comme Carpaccio, Cima da Conegliano et Alvise Vivarini. Son renouvellement pictural et sa pratique si saisissante du portrait pourrait laisser supposer un hypothétique voyage en Flandre. Son interprétation des visages, focalisée sur le regard, avec une technique fine et lumineuse de la peinture à l’huile, ne peut être considéré que comme un développement d’exemples eyckiens, à l’image du Portrait d’homme (autoportrait ?) de la National Gallery de Londres.
Vers 1430, Van Eyck et ses contemporains avaient abandonné le portrait de profil, pratiqué dans toute l’Europe au XIVe siècle (exemple, portrait de Leonello d’Este par Pisanello), au profit de la vue de trois quarts, qui révèle une plus grande partie du visage, tout en montrant la structure tridimensionnelle de la tête et du corps ; souvent les mains étaient intégrées au portrait. L’éclairage réaliste, le rendu des textures autorisées par la peinture à l’huile contribuaient à produire l’illusion du réel, inaccessible aux Italiens qui travaillaient a tempera et restaient attachés à la vue de profil, bidimensionnelle et plus hiératique. À partir de 1470 environ, la vue de trois quarts remplaça le profil qui ne fut plus pratiqué que lorsque les circonstances particulières l’imposaient. Comme nombre de peintres vénitiens, Antonello da Messina misait sur les fonds sombres et l’éclairage concentré des portraits eyckiens.
Ce « Portrait d’homme » est si semblable au « Portrait d’homme » de Petrus Christus du musée de Los Angeles, qui ne fait que confirmer le caractère fortement flamand de cet art chez Antonello. L’image est souvent considérée comme un autoportrait. Le regard direct comme s’il aurait été peint en se regardant dans un miroir est typique des autoportraits. L’attention au détail et l’intensité de l’expression est comparable aux portraits flamands. C’est la maîtrise de la peinture à l’huile qui permet à Antonello de réaliser ces effets.
Dans cette « Vierge à l’Enfant », considérée comme une de ses premières œuvres, il faut souligner la force plastique toute bourguignonne et provençale du drapé ample et majestueux du manteau, des riches bijoux, et le goût ibérique par les tons brûlés. La Vierge apparaît non seulement comme la mère du Christ, mais comme la Reine du Ciel, avec deux anges tenant une couronne ornée sur sa tête. L’enfant tient dans la main une grenade, symbole de sa Passion.
Cette peinture a été probablement réalisée dans les années 1460 lorsque Antonello travaillait en Sicile et il a probablement servi à la dévotion privée. Les anges et la couronne rappellent l’art flamand, dont des exemples étaient à l’époque connus à Naples.
Piero della Francesca et l’apogée du goût flamand à Urbino
Durant la décennie 1465-1475, d’abord Piero della Francesca, puis Bellini se rapprochent des subtilités lumineuses de l’art flamand, tout en adoptant – voire perfectionnant – une technique mixte à l’huile; leur rencontre avec Antonello da Messina ne devait pas être étrangère à ces expériences. En ce qui concerne à Piero della Francesca, la dernière période de sa carrière semble être dominée par la recherche de solutions picturales difficiles, recherche qui reflète son ardeur spéculative infatigable qui devait aboutir sous peu au traité sur la perspective. Le Piero della Francesca flamand naît à l’âge de la maturité et presque à l’improviste, après les présages de préciosités du polyptyque de Pérouse; et, il naît, plus précisément, dans le Diptyque des Montefeltro des Offices et dans la Vierge de Senigallia. Previtali observe que le problème pictural ressortant chez Piero della Francesca après les fresques d’Arezzo correspond au troisième point de la subdivision d’Alberti : disegno, commensuratio et colorare : la couleur donc et surtout la manière donc les couleurs « prennent les variations des lumières » sera dès lors le principal problème de Piero della Francesca. L’expérience de Domenico Veneziano dans le Retable de Santa Lucia in Magnoli n’aura pas échappé à l’attention de Piero vu que, pour la première fois à Florence, le problème se posait de comment réintégrer la qualité analytique de la réalité au sein de la science florentine de la perspective. Et encore, n’oublions pas que Piero della Francesca avait eu l’occasion d’observer très tôt des œuvres flamandes au cours de ses pérégrinations : une première fois à Ferrare, dès l’année 1450, puis à Urbino où l’engouement pour l’art flamand s’était développé en même temps qu’à Ferrare, sans compter ce qu’il avait pu retirer de sa rencontre avec Antonello da Messina, que celle-ci eu lieu en 1460 ou à une autre date. Piero della Francesca se trouvait à Urbino en pleine activité artistique pendant que Juste de Gand ou, à la flamande, Joos van Wassenhove, travaillait à la Communion des apôtres qui lui avait été commandée par le duc, comme les documents l’indiquent.
Piero della Francesca adopte de manière évidente des solutions d’un goût manifestement flamand ; au recto et au verso des tableaux, les paysages ont des lointains à la flamande; ne manquent pas non plus certains éléments typiques du paysage flamand comme le fleuve serpentant sillonné de bateaux. Piero della Francesca réalise ainsi cette vision à deux niveaux ou « en terrasse » identifiée par Meiss comme un type de vision chère surtout à Van Eyck comme dans la Vierge au Chancelier Rolin, justement pour permettre au regard du spectateur d’embrasser l’infini comme d’un parapet au premier plan. Dans le portrait de Federico da Montefeltro également qui tend à la recherche super analytique de l’art flamand, la forme italienne l’emporte en dépit du profil.
On remarque dans le retable la minutie des objets d’inspiration flamande : étoffes, marbres, bijoux, sont tous des recherches du réel qui passent à travers de la recherche lumineuse. Le rapport entre personnages et architecture, si fondamental chez Piero della Francesca, se charge très probablement aussi d’une signification symbolique commune à Van Eyck et à Rogier van der Weyden.
La minutieuse analyse de la réalité approche Piero de Van Eyck. Un premier résultat d’une grande originalité s’apprécie dans la brillante superficie métallique de l’armure qui reflète l’intérieur d’une église, où l’on peut apprécier une fenêtre, source lumineuse du tableau. Le réalisme de cette image du surprendre à ses contemporains qui croyaient se trouver en présence d’une scène réelle, comme dans l’armure de saint Georges de la Vierge au chanoine van der Paele de Van Eyck.
L’art flamand à Venise
Après Antonello da Messina et après Piero della Francesca, Giovanni Bellini est le troisième grand protagoniste de la Renaissance italienne chez qui la composante flamande demeure un élément constant presque tout au long de sa carrière de peintre. La rencontre entre ces deux artistes date de 1475 ou, au maximum, de quelques années auparavant. À cette époque, la « question flamande » était ouverte à Venise depuis presque quarante ans déjà, avec la présence de certaines œuvres qui constituaient les primeurs absolues de la peinture flamande en Italie, précédant même celles de Naples. Les indications de Marco Antonio Michiel demeurent d’une importance capitale pour documenter l’existence d’un collectionnisme très vif à Venise; un collectionnisme ni aristocratique, ni marchand, mais plutôt d’une noblesse et d’une couche sociale érudite. Il suffit d’évoquer Grimani, Pietro Bembo ou Marco Barbarigo, consul vénitien en 1449 et doge en 1485, dont le portrait – aujourd’hui à la National Gallery de Londres, fut peint par un disciple de Van Eyck. Est important de remarquer que Venise, dès la quatrième décennie du siècle, compte quelques œuvres flamandes et de nombreux échos de ce style comme le tableau de la Ca’ d’Oro représentant une Crucifixion. Tout aussi importante est la mise en scène des Crucifixions eyckiennes sur une sorte de hauteur, selon un schéma « à plateau » qui, d’après Meiss, fut emprunté par Mantegna (qui devait avoir connu des œuvres de Van Eyck) pour la Crucifixion de la prédelle du retable de San Zeno (Louvre). Toutefois c’est seulement avec Giovanni Bellini que s’effectuera l’importante greffe de la peinture flamande sur la peinture vénitienne, de différentes façons et à différents moments de sa carrière. Il est impossible de savoir si et comment Giovanni Bellini pu avoir connaissance des œuvres de Rogier van der Weyden, mais toujours est-il que ce moment « weydénien » continuera pendant une décennie dans la peinture de Bellini. Cette atmosphère weydénienne émane du Christ bénissant du Louvre, d’une rare subtilité psychologique et iconographique, ainsi que de La Pietà (Pinacoteca di Brera, Milan). Mais c’est surtout dans le domaine des Madones et des portraits qu’il est possible de cerner quelques nouvelles affinités avec des accents memlinguiens. La piété adoucie des Madones de Memling aurait pu plaire aux Vénitiens, à cause justement d’une affinité de sensibilité; on peut dire autant de ses portraits qui, notoirement, étaient très appréciés de toute la colonie italienne à Bruges. D’autres exemples de l’art du portrait vénitien inspirés de Memling sont signés par le mystérieux Jacometto (actif de 1472 à 1498).
À l’origine, ce tableau a été attribué à Andrea Mantegna, et plus tard à Giovanni Bellini. Il est certain que cette « Crucifixion » est fortement tributaire des exemples contemporains de Giovanni Bellini. Toutefois, les formes plus dures et anguleuses, les volumes qui se tordent, les poses et les expressions des figures évoquent nettement les premières œuvres de Vivarini. Un écho flamand se perçoit dans l’expression pathétique du visage de la Vierge et dans le dessin des épaules de Madeleine qui rappellent le tableau de Van der Weyden conservé aux Offices La Mise au tombeau. Par ailleurs, dans les lointains du paysage, presque à contre-jour à l’horizon rose de l’aube, et dans l’intensité croissante du bleu du ciel, perce le souvenir du polyptyque de Dieric Bouts, aujourd’hui dispersé entre Londres, Bruxelles, Pasadena et Los Angeles, mais qui, autrefois à Venise, avait servi de modèle à Giovanni Bellini.
Les personnages se détachent isolés contre un ciel livide qui semble issu d’un rêve. Le muet échange émotionnel des visages se reflète dans le savant jeu des mains. La nature à l’arrière-plan, vide et métallique dans les grises lumières froides et nettes de l’aube, est en harmonie avec le sentiment d’angoisse qui pénètre la scène. Tant le Donatello de l’autel du Santo à Padoue que, encore une fois, Mantegna et les maîtres flamands (Rogier van der Weyden) sont les exemples qui poussent Giovanni Bellini sur la voie d’un pathos douloureux et amer.
Dans les panneaux de la prédelle du Retable de Saint Zénon l’art devient égal à la vie. Ils ne sont plus des « fenêtres » sur le monde mais des transpositions du monde lui-même dans la réalité d’une représentation sacrée en train de se dérouler sous nos yeux. Les figures coupées en deux au premier plan de cette Crucifixion sont la preuve que la représentation est en cours : ce sont deux figurants surpris par la brusque ouverture du rideau qui cachait la tragédie de la vie et de la mort. L’expédient des figures coupées en deux rappelle la peinture flamande perceptible également dans les « acteurs » hurlant de douleur (à comparer à ceux de Van der Weyden) et dans la lumière intemporelle (celle de Piero della Francesca). En 1456, le marquis de Mantoue, Ludovico Gonzaga, invite Andrea Mantegna à se rendre auprès de lui pour devenir peintre de la cour.
L’influence flamande à Florence
On peut retrouver dans la peinture florentine postérieure à Masaccio, les traces d’une influence flamande qui, grâce aussi au collectionnisme des Médicis, sera destinée à s’intensifier au cours du siècle jusqu’à acquérir durant le dernier quart du Quattrocento un poids prépondérant. À cet égard, la Toscane souffre de l’absence d’un grand protagoniste qui, à l’instar d’Antonello, de Piero della Francesca et de Giovanni Bellini, fût en mesure de greffer le microcosme flamand sur la forme italienne. Et pourtant la Toscane n’en reste pas moins la région où la peinture des vingt dernières années du XVe siècle comprendra de nombreux accents de goût flamand dans les paysages, dans les intérieurs, dans les portraits et dans les natures mortes. Le témoignage le plus significatif nous est donné par le jeune Filippo Lippi, de retour en 1434 d’un séjour de trois ans à Padoue qui manifesta un goût précoce pour le style eyckien. Certaines solutions iconographiques de Filippo Lippi ne peuvent être attribuées qu’à une rencontre directe avec une œuvre flamande, vue justement à Padoue. Sa Madone de Tarquinia de 1437 est étonnamment proche de la conception du tableau flamand « typique » : la Vierge représentée dans un intérieur, la fenêtre de gauche ouvrant sur un paysage, un vase en verre rempli d’eau, l’attention apportée aux marbres, aux bijoux et à la richesse des matières, et tout particulièrement le sens de l’atmosphère. Mais le cas certainement le plus important et fascinant de ces influences nordiques à Florence durant la quatrième et la cinquième décennie du siècle demeure le peinture de Domenico Veneziano, cas étroitement lié toutefois à l’énigme, de son éventuelle formation au nord. Longhi, lui aussi, laissait judicieusement ce problème en suspens après avoir proposé pour l’Adoration des Mages de Berlin, de provenance florentine attestée, la date très précoce de 1430-1435. De ce tondo, Longhi définissait le singulier mélange de styles avec ces mots : Domenico « se hausse au niveau des Flamands dans la vérité lenticulaire … » Dans la huitième décennie du siècle, comme en témoignent les rares documents parvenus jusqu’à nous, une nouvelle vague de commandes d’importance se produit avec, comme protagonistes, d’une part, Tommaso Portinari et, d’autre part, Memling. Un phénomène qui prit des proportions considérables surtout dans l’art du portrait et qui atteignit son apogée avec l’arrivée – qui fit sensation à Florence – du grand retable avec l’Adoration des Bergers de Hugo van der Goes.
Réalisée à Florence, il s’agit d’une œuvre appartenant déjà à la maturité artistique de Domenico, dans laquelle la mesure et la solide structure toscane (les routes et les chevaux sont articulés en profondeur selon les règles de la perspective) s’allient à la présence discrète de motifs iconographiques du monde féerique du gothique tardif ou gothique international.
L’attention naturaliste pour les détails et la luminosité du vaste paysage s’inspirent de modèles flamands. La double racine culturelle de l’Adoration des Mages nous renvoie donc à la mystérieuse éducation picturale d u vénitien Domenico.
Dans cet énigmatique portrait, la dame de profil est placée dans un intérieur de goût flamand avec, comme fond, une fenêtre encadrant un paysage, tandis que le jeune homme (peut-être il s’agit d’un portrait de mariage ou de fiançailles) se trouve à l’extérieur, ses mains placées sur le rebord d’une autre fenêtre, en train de parler à la jeune femme.
Le rôle joué par les portraits de Memling dans la genèse du portrait italien en général et des portraits florentins du XVe siècle en particulier a été très important. Beaucoup de commerçants vénitiens et florentins résidant à Bruges commandèrent à Memling des retables et des portraits, dont un bon nombre furent transférés en Italie. À Venise, ils inspirèrent notamment Giovanni Bellini et Jacometto. À Florence, il s’agissait surtout de peintres de l’entourage d’Andrea Verrocchio, qui ne tardèrent pas à assimiler dans leurs œuvres le modèle memlinguien du portrait assorti d’un paysage en arrière-plan. Ce fut en effet l’arrière-plan paysager qui connut le plus grand succès, à travers d’innombrables variantes, dont Ginevra de’Benci de Léonard de Vinci, le Jeune homme avec une médaille de Cosme de Médicis de Botticelli, et l’Homme à l’anneau de Francesco del Cossa. Cela n’a rien d’étonnant, non seulement parce que ce procédé était une spécialité de Memling, qui était particulièrement populaire auprès des mécènes italiens de Bruges, mais aussi parce que les Italiens éprouvaient une admiration sans bornes pour la peinture de paysage flamand en général. Outre Domenico Ghirlandaio et Fra Bartolomeo, il faut citer dans ce contexte le peintre ombrien le Pérugin, qui œuvra dans l’atelier de Verrocchio avant 1472, pratiquement en même temps que Léonard de Vinci. Il se peut que le Pérugin ait déjà pu se familiariser avec les paysages flamands et les œuvres de Piero della Francesca en Ombrie ; en tout cas, ses paysages – et pas seulement ceux des portraits – portent l’empreinte de Memling, jusque dans le rendu des feuillages et autres détails.
Ce portrait témoigne de la profonde influence de l’art du portrait flamand sur le Pérugin. Mais la gestuelle emphatique du personnage témoigne d’un développement affranchi des modèles.
Piero di Cosimo, dont l’œuvre a seulement pu être reconstituée grâce à certaines descriptions de ses tableaux par Vasari, et à ses débuts essentiellement influencé par Ghirlandaio et Filippino Lippi, tandis que ses talents de coloriste, inhabituels dans la peinture florentine de l’époque, sont stimulés par le « Triptyque Portinari » de Hugo van der Goes », qui se trouvait à Santa Maria Nuova, depuis 1483.