Hans Memling, biographie et œuvre
Hans Memling (Seligenstadt 1435/40 – Bruges 1494) est mentionné pour la première fois dans un document du 30 janvier 1465, lorsqu’il se fit inscrire dans le registre des bourgeois de la ville de Bruges. On suppose que Memling avait à peu près vingt-cinq ans lorsqu’il arriva à Bruges, mais il était déjà un peintre accompli. On ne sait rien de ses années de jeunesse, mais les historiens de l’art pensent qu’il fut d’abord apprenti à Cologne et travailla ensuite pendant quelque temps à titre de compagnon dans l’atelier de Rogier van der Weyden à Bruxelles.
Malgré ses origines allemandes et l’influence, parfaitement visible dans certaines œuvres, du peintre colonais Stefan Lochner, Memling peut être considéré, tant pour le style comme pour la technique, comme une des grandes figures de la peinture flamande du XVe siècle. Il s’établit à Bruges en 1465. C’est dans cette ville que la majeure partie des œuvres de sa main qui ont été conservées doivent avoir vu le jour. À l’instar de ses contemporains Bouts et Van der Goes, il suivit les traces de ses célèbres prédécesseurs Jan van Eyck et Rogier van der Weyden. Son art opère une synthèse de recettes eyckiennes : importance de la couleur et de la lumière, rendu des matières, sens du paysage. Il se rattache au style de Van der Weyden en ce qui concerne la composition, les attitudes, les formules du portrait. Il assimile ces apports pour en faire un canon brugeois qui servira d’exemple à des contemporains tels que Gérard David ainsi qu’aux peintres brugeois de la génération suivante. L’influence de Rogier van der Weyden est particulièrement perceptible dans les premières œuvres de son élève, notamment dans la Vierge à l’Enfant de Bruxelles, qui faisait certainement partie d’un petit diptyque ou triptyque de portraits. Memling habitait avec sa femme Tanne (Anna de Valkenaere) et leurs trois enfants une grande maison en pierre. Il y disposait certainement d’un atelier où plusieurs assistants étaient chargés de tâches comme la préparation des pigments et des panneaux, l’application des couches préparatoires ou l’exécution de paysages. Son rythme de production était en effet très élevé, particulièrement dans les années 1480, quand il était parvenu au sommet de sa carrière. Il mourut à Bruges le 11 août 1494. Un contemporain nota dans son journal le décès du « maître le plus habile et le plus accompli de toute la chrétienté ».
Bruges est à cette époque le centre commercial le plus cosmopolite de l’Europe du nord-ouest et jouit d’un rayonnement à l’échelon international. Dans cette ville, Memling ne tarda pas à recevoir d’importantes commandes et devint le peintre favori de la haute bourgeoisie, du clergé et des marchands et banquiers étrangers séjournant à Bruges. Son style brillant et mesuré, le luxe chromatique, la sûreté du rythme spatial des compositions sont déjà parfaitement fixés dans les premières œuvres connues et en particulier dans le triptyque du Jugement dernier peint entre 1466 et 1473 pour le Florentin Angelo Tani, agent des Médicis à Bruges. Par la suite, les variations stylistiques son rares et il semble donc problématique de tenter de classer chronologiquement de nombreuses œuvres par rapport aux grands triptyques datés : ceux du Mariage mystique de sainte Catherine et de l’Adoration des Mages (tous deux de 1479), celui de Saint Christophe (1484) et celui de la Crucifixion (1491). L’art de Memling atteint son sommet non seulement dans les somptueux tableaux d’autel, dans de nombreuses images tendres de Vierge à l’Enfant et dans l’extraordinaire diptyque de Maarten van Nieuwenhove (1487), mais encore dans des œuvres d’un élan de dévotion plus intense : la Descente de Croix et Les Saintes Femmes pleurant (Grenade, Capilla Real), la Lamentation sur le Christ mort ainsi que les récits très vifs et fascinants des Sept Joies de Marie, de la Passion, du Reliquaire de sainte Ursule ; il faut aussi rappeler les nombreux portraits, ceux de Tommaso Portinari et de sa femme Maddalena, commanditaires également du petit triptyque aujourd’hui démembré entre les Offices à Florence et les Musées de Berlin, l’Homme à la pièce de monnaie.
Le Retable des deux saints Jean
Quatre religieux occupant une position important à l’hôpital Saint-Jean de Bruges commandèrent le Retable des deux saints Jean pour leur église, probablement à l’occasion de la construction de la nouvelle abside du chœur. Ils se firent représenter au revers des volets. Ces personnages en prière, accompagnés de leurs saints patrons, étaient les seuls visibles quand le triptyque était fermé ; par contre, quand on l’ouvrait, le dimanche et les jours de fête, les hôtes de l’hôpital pouvaient admirer le tableau dans toute sa splendeur. Le cadre, en sa partie inférieure, porte l’inscription OPUS IOHANNIS MEMLING ANNO MCCCC LXXIX 1479 (œuvre de Iohannis Memling en l’an 1479). Le panneau central représente la Vierge en reine des Cieux. Elle est assise avec l’Enfant Jésus sur un trône. Les femmes élégantes qui se tiennent à ses pieds sont Catherine et Barbe, deux saintes médiévales populaires. Derrière elles se trouvent Jean-Baptiste et Jean l’Évangéliste, les saints patrons de l’hôpital. Catherine est reconnaissable à la roue sur laquelle, d’après la légende, elle fut suppliciée et à l’épée qui servit à la décapiter. Le « mariage mystique » avec le Christ, dont elle avait une vision, est également représenté : l’Enfant lui glisse un anneau au doigt. Le thème était approprié puisque les deux commanditaires féminines étaient des religieuses, « épouses du Christ ». La légende de Barbe renvoie également à la vie monastique. Barbe passait en effet ses journées en prière et dans l’isolement, car son père, un païen, l’avait enfermée dans une tour ; il finit pour la mettre à mort en raison de son attachement à la foi chrétienne.
D’après la bible, Jean-Baptiste était un cousin et précurseur du Christ. Il fut décapité sur l’ordre du roi Hérode. L’agneau qui l’accompagne renvoie à ses propres paroles relatives à Jésus : « Ecce Agnus Dei » (Voici l’Agneau de Dieu). L’autre Jean, un disciple de Jésus, est l’auteur d’un des quatre évangiles et de l' »Apocalypse ». Il tient un calice rappelant la coupe empoisonnée qu’il fut obligé de boire. Le petit groupe est réuni dans une loggia. À l’arrière-plan apparaît un paysage comportant des ruines et des édifices urbains. Les chapiteaux des colonnes de marbre, le paysage ainsi que les volets offrent des épisodes de la vie légendaire des deux Jean.
Dans la moitié gauche du panneau central, on distingue notamment la prédication de Jean-Baptiste, son arrestation et la crémation de son corps décapité. Les scènes principales du volet gauche sont le baptême du Christ et la danse de Salomé au palais d’Hérode. Pour sa récompense, Salomé a demandé la tête de Jean. La décapitation a lieu devant la sombre tour de la prison.
Des retables d’autel pour des chapelles privées
À l’instar du Jugement dernier pour le banquier florentin Angelo Tani, qui valut à Memling des commandes d’autres émigrés italiens, le Retable des deux saints Jean semble avoir entraîné dans son sillage toute une série de contrats. Ce travail pour l’hôpital Saint-Jean lui a manifestement donné du crédit aux yeux des commanditaires locaux, notamment les guildes, qui lui confièrent la réalisation de tableaux d’autel pour leurs chapelles : un retable pour la guilde des enlumineurs (aujourd’hui perdu), le retable des Sept Joies de la Vierge, destiné à la chapelle des tanneurs de l’église Notre-Dame de Bruges. Ensuite, le peintre reçut diverses commandes, entre autres le Triptyque Donne, une commande du diplomate anglais sir John Donne of Kidwelly et de son épouse Elizabeth Hastings, probablement exécuté vers 1480.
D’autres membres de la communauté hospitalière de Saint-Jean commandèrent au peintre des œuvres pour de petits autels privés: ainsi le triptyque de l’Adoration des Mages, dont une inscription sur le cadre original nous apprend qu’il fut réalisé en 1479 par Memling pour Jan Floreins. Jan Floreins, qui rejoignit la communauté en 1471-1472. Le panneau central le représente, à l’âge de 36 ans, en témoin de l’Epiphanie.
Commandé par le frère Jan Floreins, ce triptyque ne quitta jamais l’hôpital Saint-Jean de Bruges (aujourd’hui Memlingmuseum). D’ailleurs, le commanditaire s’est fait représenter sur le panneau central : il est agenouillé en prière derrière un muret. Memling s’est appuyé sur plusieurs compositions et figures de son maître Rogier van der Weyden. L’architecture et le groupe principal du panneau central sont empruntés à l’Adoration du Retable de Sainte Colombe par Rogier. Comme d’ordinaire chez les primitifs flamands, l’épisode biblique est situé dans un décor flamand médiéval, une pittoresque vue de ville dans un paysage vert et vallonné. Un groupe de cavaliers, dont l’un sur un chameau et quelques figures mystérieuses, quitte la ville et se dirige vers l’étable.
Le Triptyque de la Déploration, commandé par Adriaan Reins à l’occasion de son admission au sein de la communauté hospitalière en 1479, date d’un an plus tard. S’il ressemble par sa structure au Triptyque de Jan Floreins, il donne une impression d’ensemble plus modeste ; l’encadrement architecturé des volets fermés, en particulier, est moins élaboré. Sur le cadre ne figure ni inscription ni blason. On remarque, entre les volets et le panneau central, une différence de hauteur et des disparités stylistiques évidentes : peut-être le donateur, son saint patron et sainte Barbe constituent un ajout postérieur. Cela confirmerait l’hypothèse selon laquelle Memling produisait à l’avance certaines compositions particulièrement prisées et les complétait le cas échéant par des volets personnalisés en fonction du commanditaire.
Le Triptyque Moreel
Spéculant probablement sur une demande anonyme constante, Memling produit donc, à partir des années 1480, de plus en plus de panneaux standard, qu’il individualise ensuite en y adjoignant un ou deux volets. Il n’en continue pas moins de recevoir des commandes de grands tableaux d’autel, dont il ajuste l’iconographie aux souhaits particuliers des donateurs. Vers le milieu des années 1480, ces commanditaires sont principalement des patriciens brugeois. Le Triptyque Moreel est une commande de Willem Moreel, homme politique, banquier et négociant brugeois influent (il faisait le commerce des épices), et de son épouse Barbara van Vlaenderberch. La commande s’inscrivait dans le cadre de la fondation par le couple, en 1484-1485, d’un autel consacré à saint Maur et saint Gilles dans l’église Saint-Jacques à Bruges. Du point de vue de l’histoire de l’art, ce retable de Memling intéresse aujourd’hui par la place qu’il occupe dans l’évolution de la peinture de paysage du XVe siècle ; parallèlement aux œuvres de Jan van Eyck, Rogier van der Weyden, Dirk Bouts et Hugo van der Goes, il illustre les progrès d’un genre pictural qui ne devint un genre à part entière qu’au début du XVIe siècle avec les paysages de Joachim Patinir.
Aspect le plus frappant de l’œuvre, les trois saints monumentaux, avec Christophe au milieu, attirent toute l’attention sur le panneau central. On ne retrouve pas ici les nombreux petits groupes narratifs – faisant référence aux vies des saints – disséminés dans le paysage. Les trois grands saints sont seuls, mais situés dans un paysage qui se prolonge sur les volets et présente des traits typiquement memlinguiens. La juxtaposition de saints monumentaux fait penser à certains retables italiens tels que le Retable de Santa Lucia dei Magnoli de Domenico Veneziano. Aussi aux œuvres de Piero della Francesca, par exemple le retable de Sant’Agostino de 1460-1465 (Pérouse, Galleria Nazionale dell’Umbria) ou le polyptyque de la Madonna della Misericordia de 1445-1460 (Sansepolcro, Museo Civico) aux figures monumentales. La question est de savoir si Memling a connu ces œuvres et par quels canaux. Il est établi qu’il avait de nombreux contacts avec la colonie italienne de Bruges.
Ce retable fournit aussi, l’un des premiers exemples du portrait de famille conçu comme un groupe qui deviendra à la mode en Flandre à partir de 1485 et qui traduit un changement de mentalité des élites – et plus précisément du patriciat urbain – à l’égard du lien familial et de la généalogie. La réalisation du Triptyque Moreel par Memling a dû prendre plusieurs années, pendant lesquelles Barbara van Vlaenderberch donna encore naissance à plusieurs enfants ; n’étant pas initialement prévus dans la composition, ceux-ci furent intégrés par après. C’est ainsi que le triptyque montre effectivement les cinq fils et onze des treize filles de Moreel et sa femme, six filles ayant été rajoutées a posteriori sur le paysage déjà peint. Compte tenu de cette iconographie personnalisée, il ne fait guère de doute que les principaux édifices représentés dans le paysage d’arrière-plan font allusion aux propriétés de la famille Moreel.
Outre des tableaux d’autel de grand format, des œuvres plus petites, destinées à la dévotion privée, voient également le jour dans la seconde moitié des années 1480. La commande par Willem Moreel et sa femme d’un diptyque de dévotion est d’ailleurs presque concomitante à celle de leur tableau d’autel. Mari et femme figurent dans une loggia donnant sur un paysage en contrebas. Les revers des volets arborent les blasons des époux disposés en croix. Ces œuvres remplissaient également, malgré leur format plus modeste et leur finalité première, une fonction d’apparat, ce qui implique qu’elles étaient vues par un public, fût-il restreint. Il est significatif, à ce propos, que Marten van Nieuwenhove, également issu d’une famille patricienne brugeoise, demande à Memling un diptyque marial à peu près à l’époque où le peintre exécute le Triptyque Moreel. De toute évidence, les principaux clients du peintre se recrutent désormais dans la haute bourgeoisie de Bruges, tandis que les marchands italiens, qui avaient joué un rôle prépondérant au début de sa carrière, disparaissent à l’arrière-plan dans les années 1480. Daté de 1487, le Diptyque de Maarten van Nieuwenhove, dont il est quasiment certain qu’il était exposé dans un oratoire, compte sans nul doute parmi les inventions les plus originales et les plus réussies de l’artiste, même si le panneau de la Vierge est, une fois de plus, basé sur un modèle standard.
Maarten van Nieuwenhove, dont le patron, saint Martin, apparaît sur le vitrail en haut à droite, fit exécuter ce diptyque de dévotion privée en 1487, alors qu’il n’avait que vingt-trois ans. Issu d’une famille brugeoise influente, dont les nombreux membres jouaient un rôle actif dans le conseil communal de Bruges, il envisageait sans doute avec une certaine assurance la carrière politique que lui permettaient ses origines. Ce qui distingue ce diptyque, non seulement dans l’œuvre de Memling, mais dans la peinture des primitifs flamands, c’est le rapport spatial entre le donateur et la Vierge, pour lequel Memling s’est servi d’une grille visible à l’œil nu sur le volet du donateur. Cette grille ne sert pas à tracer les lignes de fuite d’une perspective frontale, courante dans la peinture florentine. Memling s’est efforcé d’obtenir un effet de perspective cohérent, en établissant un équilibre visuel entre les volets qui montrent des parties de la pièce situées l’une par rapport à l’autre dans un angle de 135 à 90°. À ce niveau, le reflet du miroir convexe à gauche de la Vierge joue un rôle déterminant. Il montre précisément quel est le rapport spatial entre le donateur et la Vierge (elle lui apparaît de profil) et entre le spectateur et la Vierge (il la voit de face), tout en révélant les parties invisibles de la pièce.
L’éclairage réaliste, le rapport des valeurs et le rendu des textures autorisées par la peinture à l’huile contribuaient à produire l’illusion du réel, inaccessible aux Italiens qui travaillaient à tempera et restaient attachés à la vue de profil, bidimensionnelle et plus hiératique. On imagine l’effet de ces portraits sur les amateurs italiens.
La Châsse de sainte Ursule
Dans les dix dernières années de sa vie, Memling semble n’avoir plus guère reçu de commandes notables de la part de corporations ou d’institutions religieuses, à l’exception peut-être de la Châse de sainte Ursule et de ses onze mille vierges (achevée en 1489) pour l’hôpital Saint-Jean. Six scènes reproduisent la légende de sainte Ursule et de ses vierges, suivant le récit de la Legenda Aurea ou Dorée de Jacques de Voragine. Les petites peintures – presque des miniatures – sont d’une remarquable précision, comme la vue de Cologne, qui constitue l’arrière-plan de trois des six scènes, ce qui fait dire à certains que le peintre séjourna dans cette ville au début de sa carrière. On est frappé par le réalisme des vues, des bateaux, plantes, costumes et des armures dans lesquelles se reflète l’image des personnages voisins. La tradition, toujours vivace au XIXe siècle dans la communauté hospitalière de l’Hôpital Saint-Jean, voulant que Memling se soit rendu spécialement à Cologne à la demande de l’hôpital, paraît toutefois plus proche de la vérité. Six scènes représentent le pèlerinage d’Ursule, trois sur chaque face longitudinale. Chaque scène comprend plusieurs épisodes de légende. L’ensemble est détaillé avec une subtilité extraordinaire. Les épisodes de la vie de Sainte Ursule inspireront aussi le vénitien Carpaccio en 1490 dans le grand cycle réalisé pour la confrérie de Saint Ursule.
D’après l’acte de translation de la châsse, le travail du peintre est terminé en 1489. Ses représentations en miniature des scènes de la vie et du martyre de la sainte, prouvent l’originalité de Memling en tant que peintre narrateur (le récit de l’histoire d’Ursule se déroule comme dans une bande dessinée).
L’artiste s’efforce de rendre ses représentations plus vraisemblables par la précision topographique : ses deux vues de Cologne, avec l’église romane Saint-Martin et le chœur gothique de la cathédrale inachevée, sont considérés à juste titre comme deux prototypes de vues urbaines, que l’on désignera plus tard d’un nom italien : « vedutte ».
La carrière brugeoise de Memling était étroitement liée aux événements historiques de la ville. Ses quinze premières années d’activité coïncident avec la dernière phase d’une période de stabilité économique et politique exceptionnelle, consécutive à l’apogée, vers 1450, de la puissance bourguignonne. Avec la cour, les gens d’église, les guildes et les confréries, cette élite urbaine, qui cherche à imiter le faste culturel de la noblesse bourguignonne, garantit à des peintres tels que Memling un carnet de commandes bien rempli, car l’un des moyens d’affirmer leur richesse et leur rang est d’établir de généreuses fondations. La mort de Charles le Téméraire, en janvier 1477, ébranle la situation politique dans les Pays-Bas bourguignons, déjà minés économiquement par ses visées expansionnistes et militaires. Mais Bruges tira en tout cas un certain profit politique du décès inopiné du duc, car elle se fit rétribuer sa loyauté envers son héritière Marie de Bourgogne, par la confirmation d’une série de privilèges urbains qu’on croyait perdus. Les corporations et les grandes familles brugeoises reprennent confiance. Vers 1480, elles sont, les principales commanditaires du peintre, dont la réussite économique atteint alors son apogée. La loyauté de Bruges prend fin avec le décès soudain de la duchesse en 1482. Bruges et les autres villes flamandes ne sont pas disposées à reconnaître à son veuf, l’archiduc Maximilien, le futur empereur, la tutelle de son fils mineur, Philippe le Beau. Après de nombreuses révoltes armées, Bruges finira pour se soumettre à son autorité en 1491, trois ans avant la mort de Memling. Le Triptyque de la Passion de Lübeck, daté de 1491, est sans doute la dernière grande commande de Memling. Lorsqu’il reçoit cette commande, cela fait longtemps qu’il n’est plus considéré comme l’unique peintre de Bruges. Ce n’est pas à Memling, en tout cas, mais à un contemporain plus jeune, l’anonyme Maître de la Légende de sainte Lucie que l’association des marchands de Reval commandent, à peu près à la même époque, un portrait de groupe entouré de doubles volets dédiés à leurs saints patrons.
Portraits
Memling fut sans conteste le portraitiste le plus éminent de sa génération aux Pays-Bas bourguignons, et aucun de ses contemporains n’a légué, loin s’en faut autant de portraits. De celui qui fut à l’époque l’autre grand portraitiste de Flandre, Hugo van der Goes, il ne nous reste pas un seul portrait autonome même s’il excellait dans le genre, à en juger par quelques représentations de donateurs et de personnages secondaires. Le succès de Memling peut s’expliquer pour avoir été l’élève ou le collaborateur de Rogier van der Weyden, il s’était familiarisé avec la technique et les compositions de son maître. En outre, on suppose qu’il connaissait certains portraits de Robert Campin ainsi que d’autres collaborateurs d’atelier. Memling n’a jamais cessé, tout au long de ses quelque trente années de sa carrière à Bruges, de s’appuyer, dans sa propre peinture de portraits, sur la typologie de Rogier. Il lui emprunta le schème typique des portraits à mi-corps, qu’il enrichit de divers traitement de l’espace pour mieux répondre aux désirs des clients ; une œuvre comme le Triptyque Braque de Van der Weyden doit avoir été, indirectement, une inspiration déterminante pour les portraits à mi-corps sur fond de paysage. Outre Van der Weyden, dont l’influence fut décisive, il convient de mentionner Jan van Eyck, dont le peintre avait tout loisir, à Bruges, d’étudier les portraits raffinés. L’illusionnisme de certains portraits de Memling, avec leurs différents niveaux de réalité, leurs tablettes de balustrade, leurs cadres en trompe- l’œil et en faux marbre, semble directement tributaire des portraits de Van Eyck. Comme dans ses compositions religieuses, Memling mêle dans ses portraits les apports de Van der Weyden et de Van Eyck en une synthèse personnelle, qui plaisait manifestement à sa clientèle. Les négociants et les banquiers italiens, Florentins en tête, furent au début les principaux commanditaires de Memling, quand celui-ci se fixa à Bruges en 1465.
Ce Portrait d’homme est l’un des portraits sur fond de paysage les plus impressionnants de Memling. Un homme nu-tête aux cheveux bruns frisés est représenté en buste, tourné de trois quarts vers la gauche. Il se détache devant un faux cadre en pierre ouvert sur un paysage d’été partiellement boisé et vallonné dans le lointain. Son visage baigne dans une lumière venant de la gauche qui modèle ses traits empreints de calme et de sérénité ; la position de sa main exprime la détermination. Le château au fond à droite était peut-être le château familial du portraituré, dont l’identité n’a pas toujours été établie.
Ce portrait est non seulement l’un des premiers portraits sur fond de paysage de Memling, mais aussi l’un des tout premiers portraits qu’il réalisa après son arrivée à Bruges. L’homme d’âge moyen est représenté en buste et de trois quarts vers la gauche. Son costume se compose d’un pourpoint noir à col étroit, porté sous une veste noire doublée de fourrure brune. Du haut bonnet rouge s’échappent des cheveux bruns lisses. Le portrait présente un fait nouveau : le paysage couvre pratiquement tout l’arrière-plan du tableau.
Tenu d’abord pour une œuvre d’Antonello da Messina, l’homme de ce portrait, comme dans des nombreux portraits de Memling, était probablement un Italien. Le peintre brugeois étant le portraitiste favori des marchands de la Péninsule établis dans la métropole flamande. Ce petit panneau montre un homme vêtu de noir, devant un paysage, tenant dans la main gauche une monnaie romaine frappée à l’effigie de l’empereur Néron. L’homme, représenté en buste, se tourne légèrement vers la droite et regarde le spectateur. Sur la partie inférieure du cadre, on aperçoit au centre des feuilles de laurier. Ce sont, avec la pièce de monnaie antique, qui fait probablement allusion à l’intérêt que le portraitiste portait aux antiquités, et le palmier représenté à droite au plan médian, les seuls indices concernant son identité. Il pourrait s’agir d’attributs ou de pictogrammes se référant au nom de l’homme ou encore à une devise. Palmier et laurier étaient les emblèmes de l’humaniste vénitien Bernardo Bembo (1433-1519), ambassadeur de la Seigneurie de Florence aux Pays-Bas bourguignons de 1471 à 1474. Bembo n’était pas seulement un grand collectionneur de monnaies antiques ; sa collection de tableaux qu’il prêta avant sa mort à Isabelle d’Este, comportait aussi un diptyque de Memling dont hérita son fils, le célèbre écrivain Pietro Bembo. L’identification du modèle représenté ici avec Bernardo Bembo, demeure cependant une hypothèse. On a souvent souligné la parenté de ce portrait de Memling avec le portrait de Botticelli représentant un homme avec une monnaie avec l’effigie de Cosme l’Ancien (Uffizi). Aucun des deux tableaux ne pouvant être daté avec certitude, on ignore si le Florentin s’est approprié une création iconographique de Memling.
Le collier d’une extraordinaire complexité et l’anneau d’or rehaussé de deux pierres précieuses devaient être particulièrement chers à la jeune femme, car le contemporain de Memling, Hugo van der Goes, les a intégrés dans son propre portrait de Marie, qui figure vêtue de la même robe, dans son Retable Portinari. Les changements apportés dans le portrait de la dame par Hugo van der Goes au niveau du hennin, ainsi que le remplacement d’un empiècement noir du corsage de la robe, par un décolletage plus élégant, jouant sur la transparence, ont probablement été demandés par Marie elle-même.
L’homme est représenté en buste coiffé d’un bonnet noir. Le visage se détache avec netteté sur le fond clair devant un paysage vallonné auquel mène, à gauche, un chemin, tandis qu’à droite, on aperçoit une étendue d’eau et, dans le lointain, un château. L’homme serre entre le pouce et l’index un bout de papier plié, vraisemblablement une lettre, qui remplit ici une fonction d’attribut ou d’accessoire. Le portrait, arrivé en Italie peu de temps après avoir été achevé, aurait probablement été commandé par un homme d’affaires italien séjournant momentanément à Bruges. L’influence fondamentale de l’art flamand sur le portrait italien de la fin du Quattrocento et, dans ce contexte le rôle déterminant joué par le « Portrait de l’homme à la lettre », notamment dans l’évolution des portraits de Giovanni Bellini et de Pérugin. Le Portrait de Francesco delle Opere de ce dernier, daté 1490, est particulièrement révélateur à cet égard.