Le Pérugin et la manière douce
Pietro di Cristoforo Vannucci, appelé « le Pérugin » parce qu’il est né dans une petite ville dépendant de Perugia (Città della Pieve), Pietro Vanucci (vers 1445/50-1523), s’est formé à Arezzo, auprès de Piero della Francesca, puis à Florence dans l’atelier de Verrocchio. Il joue un rôle prépondérant dans la décoration de la Sixtine : il y réalise six fresques, dont la « Remise de Clefs à saint Pierre« . Il dirige ensuite un important atelier à Florence.
Il jouit d’une immense réputation dans les années 1490, à tel point que, dès la fin du XVe siècle, on le considérait unanimement comme le premier peintre d’Italie. Sa peinture « avait alors tant de succès que beaucoup venaient de France, d’Espagne, d’Allemagne et d’autres provinces pour l’étudier. Beaucoup faisaient commerce aussi avec ses œuvres et les envoyaient dans divers lieux, et cela avant que n’arrive Michel-Ange« . C’est ainsi qu’en parla Vasari dans ses « Vies des plus éminents peintres, sculpteurs et architectes ». C’est bien le Pérugin qui inventa une nouvelle « manière », qui atteignit des effets de pureté formelle, caractérisée par l’équilibre serein des compositions, le dessin défini et élégant, la couleur claire et pleine de lumière. Grâce à cet artiste, « le caractéristique, l’émouvant et l’impressionnant » sortent de scène et le succès qu’il remporte favorise son art fait de grandes compositions spatiales équilibrées, d’hommes et de femmes qui ont perdu leurs caractéristiques terrestres au profit d’un « air angélique très doux », dont tous éprouvaient alors le besoin. Dans ses quinze dernières années, il ne travaille plus qu’en Ombrie, incapable de s’adapter à l’esthétique de la compétition et du renouvellement qu’ont notamment lancés les « Sainte Anne » de Léonard. Pérugin transmet sa douceur à Raphaël, qui entre en apprentissage dans son atelier, sans doute vers 1495. Le « Mariage de la Vierge » de l’élève (Milan, Brera, 1504) ressemble beaucoup à celui du maître (musée de Caen, vers 1502-1504). À partir de 1504, Raphaël se met à l’école des grands florentins.
On retrouve dans cette œuvre toute la passion du peintre pour le rendu architectonique d’éléments s’inspirant du monde antique, tels les deux arcs de triomphe qui sont une copie de l’Arc de Constantin et le temple central de tendance prébramantesque, qui est une transposition idéale du temple de Jérusalem. La composition de la « Remise de clefs » était extraordinairement originale. Elle fut, d’ailleurs, reprise et développée dans le célèbre « Mariage de la Vierge » (Caen, musée des Beaux-Arts). La nouveauté de cette composition eut un impact énorme en raison de la puissance et de la force qui se dégageaient de l’art du jeune Pérugin. Cette œuvre se caractérise par un déploiement scénographique et spatial sans précédent où rien n’est laissé au hasard, mais où tout répond à un parfait contrôle intellectuel. Dans l’ensemble du cycle, il s’agit sans aucun doute de la scène qui interprète le mieux le message idéologique complexe du programme iconographique en un langage à la fois clair et uniforme.
Le rendu du visage humain est également d’une grande nouveauté. Les drapés parfois plus marqués et parfois retombant en plis rythmés, témoignent des dons d’un artiste dont le vaste répertoire est parfaitement assimilé. Les figures sont alignées sur des files parallèles et divisées en deux groupes. Elles évoluent de manière extrêmement naturelle et leurs têtes sont mises en évidence sur un fond d’espace clair. Il s’agit parfois de portraits exceptionnels dont l’image est rendue avec une puissance extrême. Ces portraits s’apparentent au portrait masculin de la National Gallery de Washington, car on y reconnaît les mêmes caractéristiques formelles et une manière absolument identique de peindre la mâchoire. En outre, lorsque le Pérugin ne doit pas peindre des figures tirées de la réalité, mais simplement créés par sa fantaisie, il réalise des images d’une extrême élégance, d’un raffinement très doux et d’un rendu pictural très souple.
Saint Sébastien devint rapidement un prototype idéal pour les commandes liées à la dévotion privée. Il fut reproduit plusieurs fois de suite tout seul, puis avec la variante d’un bras levé dans le fragment de tableau de Saint-Pétersbourg et dans deux œuvres du Louvre et de Londres (British Library). Les références à l’œuvre de Pollaiolo et de Verrocchio font désormais partie d’un langage personnel arrivé à maturité. Les suggestions linéaires se sont transformées en une douce cadence musicale. L’ensemble chromatique lui-même s’oriente vers une peinture de tonalité uniquement composée de couleurs et de vibrations lumineuses.
C’est dans l’entre-deux siècles que le peintre atteint l’apogée de sa gloire. Il travaille pour les plus grands commettants, les plus raffinés aussi, telle Isabelle d’Este, marquise de Mantoue qui lui demande, en janvier 1503, le célèbre tableau avec « La Lutte entre Amour et Chasteté » (Louvre) pour son cabinet de travail (studiolo) de Palais Ducal. C’est aussi à ce moment, à l’apogée de son succès, que le style du Pérugin commença à être critiqué. Le retable du maître-autel de l’église de la Santissima Annunziata de Florence, c’est la grande dernière œuvre du Pérugin pour la ville qui avait été un des centres principaux de son activité. Mais les Florentins critiquèrent son œuvre avec férocité. Vasari raconte que le Pérugin se défendit en ces termes: « Moi, j’ai représenté les figures que vous aviez louées et qui vous plaisaient infiniment autrefois : a présent, si vous ne les aimez plus, si vous ne les louez plus, qu’y puis-je faire? »
Les fresques du Collegio del Cambio à Pérouse
À la fin du XVe siècle et au début du XVIe siècle, Pérouse est le centre brillant et vital d’une culture humaniste d’origine toscane qui donne naissance à des innovations littéraires et linguistiques aussi importantes que significatives. De plus, la ville se présente également comme un lieu de rencontre et d’échange entre peintres comme Fra Angelico, Domenico Veneziano, Benozzo Gozzoli et Piero della Francesca, qui se communiquent leurs thèmes figuratifs et leurs styles. Or, c’est dans ce milieu que le Pérugin va adopter une ligne picturale qui conjuguera les idéaux littéraires classiques et la représentation correcte et rigoureuse de l’image. L’œuvre la plus significative de cette harmonieuse fusion entre thème littéraire et représentation explicative est la décoration de la Salle d’Audience de la Corporation du Change (Collegio del Cambio), situé près du Palais des Prieurs. La même harmonie vaut pour tout l’ameublement. La réputation du Pérugin avait alors largement dépassé les frontières de la ville et on le réclamait continuellement à Rome et à Florence, car il représentait un point de rencontre entre les expériences du passé et l’ouverture vers l’avenir. L’humaniste Francesco Maturanzio élabora le programme iconographique aux alentours de 1498 en s’inspirant principalement des Factorum et dictorum memorabilium libri de Valère Maxime. De son côté, le Pérugin se souvint certainement de la série d' »hommes illustres » peints à fresque par Ghirlandaio au Palais de la Seigneurie de Florence (1481-1485), ainsi que des personnages célèbres peints au Palais Trinci de Foligno au début du XVe siècle. Cet ensemble de sources lui permit de traduire en images, dans des schémas de composition déjà élaborés en partie, le programme complexe de Maturanzio. Cette transposition de concepts littéraires, humanistes et classiques en images figurées, harmonieuses et sereines réussit admirablement, puisque l’œuvre qui en dériva est une des plus impressionnantes de la peinture italienne de la Renaissance.
Lieu de réunion et centre d’activités commerciales, cette salle répond à un programme iconographique homogène, analogue à d’autres expériences parallèles de cette époque, qui consiste à unifier l’ensemble des décorations, qu’il s’agisse d’œuvres en bois ou de peintures murales. Domenico del Tasso réalisa (1491-1493) l’ameublement en bois et fournit un des premiers exemples de décoration de bois avec des dessins à grotesques s’inspirant de reliefs et de dessins découverts dans des villas romaines.
Le Pérugin commença très probablement ce travail en peignant à la détrempe la voûte en pavillon dont les murs étaient sans doute prêts. Il aurait donc profité de ce support afin d’accélérer le travail. L’artiste peignit la personnification d’une Planète liée aux signes du Zodiaque, porté en triomphe sur un char et insérée dans un plan iconographique riche en citations érudites. Il représenta successivement la Lune, Mercure, Mars, Jupiter, Saturne Vénus et Apollon. En outre, des éléments décoratifs fantastiques servent de lien d’ensemble, on y trouve des putti nus à cheval sur des chèvres et des panthères, satyres, des harpies, des mascarons, et des groupes érotiques. La décoration s’inspire des fresques qui venaient d’être redécouvertes dans des villas romaines à moitié enfouies et que l’on appelait « grottes », d’où dérive le terme « grotesque » servant à définir ce genre de décoration.
Pour la décoration de la partie supérieure des murs, au-dessus des dossiers alignés le long du périmètre, le peintre divisa l’espace en cinq tableaux en forme d’arc entourés d’un cadre monochrome. L’ensemble de programme glorifie le triomphe de la Vertu. Les quatre Vertus Cardinales – Prudence, Justice, Force et Tempérance – sont représentées dans deux lunettes par des figures tirées de l’histoire grecque et romaine. On trouve, en outre, les trois Vertus Théologales – Foi, Espérance et Charité – dans les lunettes représentant la « Transfiguration du Christ sur le mont Thabor » (allégorie de la Foi), la « Nativité » (allégorie de la Charité) et le « Père Éternel avec des prophètes et des sibylles » (allégorie de l’Espérance). Sur le mur de gauche, sur un pilier intermédiaire, on trouve un superbe tableau suspendu avec des rubans qui semble tout à fait réel alors qu’il s’agit d’un trompe-l’œil. L’œuvre est un autoportrait du peintre.
Dans cette fresque, le Pérugin a volontairement crée un contraste entre le plan rapproché, où les personnages appuient les pieds, et les fonds lointains et lumineux. Cet effet de mise à distance de l’horizon est obtenu par l’emploi de simples glacis. Les ombres sur le sol apparaissent nettement et tous les personnages, jeunes guerriers et sages anciens, ont des allures élégantes, quasi précieuses.
Ce sont précisément ces images tranquilles, ces harmonies de couleurs, de lumières théâtrales, de perspectives étudiées qui suscitèrent, et suscitent encore, une émotion intense, totale. L’effet provient aussi de son extraordinaire palette de couleurs qui crée des contrastes forts, comme l’union de l’orange et du vert, du jaune et du bleu, du rose et du vert. Le tout est exprimé à travers une technique presque pré-impressionniste, faite de jeux de lumières, où cette lumière devient une couleur segmentée en filaments infinis qui vibrent et se décomposent pour se recomposer dans un effet final d’unité et de totalité.
C’est le moment où le Pérugin est le plus apprécié. Son langage influence bien d’autres artistes déjà importants qui convertissent ou tentent de convertir leur art dans une direction classique. C’est aussi une période où il faut presque par nécessité recourir à l’atelier. Les princes, les rois et les grands seigneurs se disputent le Pérugin ; aussi ne travaille-t-il personnellement que par des commandes bien précises. Il ne se donne qu’avec modération, ce qui est typique de sa personnalité de grand artiste, mais surtout d’entrepreneur attentif qui sait gérer avec soin sa propre image.
Bernardino di Betto, dit il Pinturicchio (1454-1513)
Bernardino di Betto, dit Pinturicchio est né à Pérouse, il suivit le Pérugin, chargé de la décoration de la Sixtine, et gagna l’estime de la Curie. C’est Alexandre VI qui lui commanda son chef-d’œuvre, les fameux appartements Borgia (l’actuel musée d’Art religieux moderne) du Vatican. Pour le pontife espagnol « opulent et voluptueux », l’artiste s’est surpassé en effets bizarres et précieux. Son surnom renvoie à la splendeur de ses couleurs et de ses ors. Fidèle au style du XVe siècle, Pinturicchio refusa les multiples innovations artistiques des années 1500. D’où l’hostilité de Vasari qui attribue à son éphémère assistant Raphaël, les cartons de sa grand dernière réalisation, la Librairie Piccolomini de Sienne, dont le contrat fut signé en 1502 et dont les travaux traînèrent jusqu’en 1508. Il revint à Rome en 1507 décorer le chœur de Santa Maria del Popolo, avant de gagner Sienne où il travailla jusqu’à sa mort.
L’œuvre, représentant des épisodes du mythe d’Isis et d’Osiris offre, en fait, un témoignage tout à fait fascinant sur la redécouverte et sur le succès de cette civilisation égyptienne qui était encore entourée de mystère à la Renaissance.
Fresque provenant de la décoration du palais de Pandolfo Petrucci à Sienne, dont le programme iconographique comprenait des thèmes de la mythologie grecque et romaine. Au premier plan, Télémaque entre dans la chambre où sa mère, Pénélope, tisse sa toile légendaire. À la fenêtre, les épisodes de l’île de Circé, des Sirènes et du naufrage illustrent les péripéties d’Ulysse chantées dans l' »Odyssée ». On a décelé dans cette scène des allusions à l’histoire civile de l’époque : les pièges d’Ulysse évoqueraient ceux que Cesare Borgia tendait à Petrucci (embuscades mortelles, ambassades trompeuses). Le majestueux métier à tisser en raccourci détermine la netteté du cadrage de la perspective. On peut encore y apprécier le soin apporté à la rédaction picturale d’origine, soin suggéré par les détails de l’arc et du carquois d’Ulysse pendus au métier.
La décoration de la Libreria Piccolomini de Sienne
Pinturicchio, étant aussi célèbre dans sa ville natale qu’à Rome, lui confie-t-on l’un des plus importants chantiers picturaux de l’Italie centrale, la Libreria Piccolomini. Le cardinal Francesco Todeschini Piccolomini, évêque de Sienne, l’avait fait construire contre le flanc gauche du Dôme pour y placer les précieux manuscrits ayant appartenu à son oncle, Eneas Silvio Piccolomini, humaniste, homme de lettres et pontife sous le nom de Pie II de 1458 à 1464. La haute salle couverte en pavillon, éclairée par deux grandes fenêtres, fut commencée en 1492 et achevée vers 1508. Le contrat signé entre le cardinal et le Pinturicchio, le 29 juin 1502, engageait l’artiste à glorifier les hauts faits de la vie de Pie II par une fastueuse chronique peinte. Cette « chronique peinte » est remplie de personnages nobles, de détails soignés et de belles couleurs de manière à obtenir, ainsi qu’il advint réellement, une apothéose de la peinture murale du XVe siècle avec un sujet clairement célébratif et fastueux. Il voulait également que l’artiste prépare lui-même les dessins, qu’il peigne les têtes et les retouches à sec. Le contrat prévoyait de nombreux apprentis, mais Pinturicchio fut surtout aidé par des maîtres tels qu’Aspertini et par le jeune Raphaël, ce qui fit de la Libreria le carrefour artistique le plus animé d’Italie centrale.
Piccolomini, alors âgé de vingt-sept ans, est l’élégant chevalier qui se tourne vers l’observateur. Les vicissitudes de son voyage sont racontées dans les « Commentaires » qu’avait rédigés Eneas Silvio lui-même. Une tempête s’abattit, en effet, sur son navire entre l’île d’Elbe et la Corse et il fut entraîné vers le Sud. Cet épisode est évoqué par l’impressionnant nuage orageux situé sur la gauche, tandis que l’arc-en-ciel indique le retour du beau temps et l’arrivée à Porto Venere ou à Gênes. Raphaël s’occupa des dessins préparatoires de cette scène consacrée, en particulier, à la cavalcade.
L’antipape Félix V envoya Piccolomini à Aix-la-Chapelle pour rendre hommage à l’empereur Frédéric III qui venait d’être élu. Eneas Silvio sut gagner les faveurs de l’empereur. Il devint ainsi protonotaire et reçut, la couronne de laurier et d’autres privilèges de poète. Le couronnement a lieu sur une place de la ville remplie de spectateurs. On a fait un rapprochement entre un dessin de Raphaël (Ashmoleam Museum d’Oxford) et le groupe d’hommes armés, placé au centre.
Après un long procès, on proclama la sainteté de la mystique de Sienne le 29 juin 1461. Sur la tribune du pape, le trône de Pie II est recouvert par un élégant baldaquin orné de grotesques. Devant les gradins du trône, gît la dépouille intacte de la sainte. Au milieu de la foule de prélats et de laïcs, il faut remarquer, en particulier, les deux gentilshommes sur la gauche. Vu leurs vêtements élégants à la mode et la légère ostentation de leur pose, on les identifie généralement avec Raphaël et Pinturicchio lui-même qui ressemble ici à son autoportrait de Spello. Le décor architectonique au-dessus du baldaquin est assez surprenant, car son aspect sombre et triste contraste avec le côté aimable de tout le cérémonial.
En juin 1464, Pie II décida de rencontrer la flotte vénitienne à Ancône. Commandée par le doge Moro, celle-ci s’apprêtait à prendre la mer pour aller combattre les Turcs. Toutefois, le voyage et la maladie avaient épuisé le pontife et il mourut juste après l’arrivée de la flotte. La vue fidèlement reproduite d’Ancône met particulièrement en évidence murs du XIVe siècle avec l’arc de Trajan. Le peintre se limita à retirer à la cathédrale San Ciriaco ses traits les plus « gothiques » pour la moderniser suivant la tendance de la Renaissance.