Architectures d’Uccello dans les fresques de Prato
L’architecture qui apparaît dans l’œuvre de Paolo Uccello (Pratovecchio, Arezzo 1397 – Florence 1475) n’appartient pas au domaine du projet, ni à celui de l’architecture comme phénomène culturel. Elle ne relève pas de la projection, dans le tempo rapide de la peinture, de ce débat architectonique qui imprime sa marque à nombre d’architectures peintes de l’époque, de la Trinité de Masaccio à l’École d’Athènes de Raphaël, pour se limiter aux exemples les plus illustres. L’architecture de Paolo est un repère nécessaire pour orienter le milieu spatial où se déroulent ses « histoires » :
elle n’a pas de rôle paradigmatique, même dans le domaine perspectif. Elle occupe simplement des espaces qui sont ceux de la tradition gothique toscane, dont elle reprend les modes et la présence discrète. Mais même là, dans ce rôle qu’on ne peut isoler du contexte, Paolo Uccello ne manque pas de laisser apparaître ses prédilections, d’apporter sa contribution à un projet plus général : celui d’une ville différente, qui n’appartient pas à cette histoire de l’architecture qui répertorie les œuvres, les auteurs et les caractéristiques stylistiques, une ville de chaux blanche, de bossages sévères, sans grandes recherches formelles mais d’une sereine et distante objectivité, celle du tissu urbain de la Florence du Quattrocento et de la tradition du Trecento, poétiquement documentée par les peintres non-architectes : par lui-même, Paolo, par Fra Angelico, par Filippo Lippi.
C’est surtout dans les Histoires du Dôme de Prato que l’on peut percevoir l’écho de l’époque, filtré, subtil, mais néanmoins significatif. Dans la Dispute de saint Étienne, la perspective centrale du temple à coupole résume tous les problèmes dont Paolo Uccello était évidemment informé : la question du tambour octogonal, le problème des contreforts, l’interprétation atypique des pinacles avec leurs gros vases, l’affaire de la coupole et celle de la lanterne pyramidale, munie elle aussi de contreforts. C’est une interprétation fantastique, mais où l’on retrouve tous les problèmes architecturaux du moment, de Santa Maria del Fiore à l’abside de San Lorenzo.
Dans cette œuvre, l’abside de l’église qui forme le fond rappelle le modèle de Santa Maria del Fiore, avec accentuation du caractère gothique des arcs-boutants. Le schème se répète au sommet, comme une proposition d’Uccello dans la querelle de la lanterne.
Et dans la ville qui forme le fond de la Lapidation de saint Étienne (si l’on admet l’attribution à Paolo Uccello), la référence est explicite à la Vieille Sacristie de Brunelleschi, comme est explicite, dans la Naissance de la Vierge, la référence à la balustrade de marbre et de fer forgé qui entoure le tabernacle d’Orcagna à Orsanmichele. Comme enfin, sur un plan plus général, dans la Présentation de la Vierge au Temple on trouve la référence au bossage florentin, et à d’autres formules de l’architecture civile du XIVe et XVe siècle toscan : les fenêtres espacées, la silhouette du bandeau vivement souligné par le clair-obscur, la simplicité de l’encadrement de la porte. Ce sont là des thèmes très florentins, dont Paolo donne une version chromatiquement enrichie, si l’on songe à l’uniformité de couleur de la pierre de Florence. Mais l’élément fondamental reste le temple, la proposition de Paolo Uccello en matière de plan central. Voici comment Uccello conçoit une architecture classicisante et délicate, dont il revoit les éléments morphologiques à sa manière bien à lui, comme par exemple les chapiteaux et le profil de l’architrave, sans aucun rapport avec les ordres et les proportions canoniques, et surtout la bordure polychrome, blanche, rouge et verte, d’une intensité de majolique sans équivalent dans l’architecture florentine, même si le blanc-rouge-vert constitue l’accord chromatique des incrustations de marbre à la cathédrale et au campanile de Giotto. Paolo reviendra sur ce thème particulier de la bordure polychrome dans la Naissance de la Vierge, où il imite la marqueterie pour donner l’illusion d’un zigzag dentelé, en accord avec le Gothique fragmenté de tous les éléments du tableau, où une bordure lisse aurait paru déplacée.
Dans les fresques du Dôme de Prato, Uccello utilise, pour équilibrer l’espace, des personnages qui semblent sortir des coulisses représentés quasi en grandeur nature. Tout aussi remarquable est l’architecture intérieure de la chambre de la Vierge : le plafond polychrome, la décoration en cuir dans le goût du Trecento, la grande « spalliera » du lit-coffre, le petit escalier de marbre, le pilier de la rampe avec sa boule : tout un souci de réalisme, mais passé au filtre de la géométrie et d’une volonté « puriste ».
Lorsqu’on en vient à la représentation de la figure humaine, Uccello déploie un naturalisme fortement teinté d’ironie. Ainsi la Dispute de saint Étienne étale-t-elle une grande variété de réactions psychologiques et physionomiques, devant la prédication inspirée du saint. L’intensité de ces réactions se retrouve ailleurs, mais elle était déjà « in nuce » dans certaines des petites têtes de la frise foliacée qui encadre les fresques de Prato. Une fois de plus, la narration se déroule avec une souplesse dans l’expérimentation qui reprend ici le discours des « attitudes », entamé au début du siècle par Starnina puis abandonné au profit d’une interprétation savante de la statuaire « antique », à partir de la célèbre Sagra de Masaccio au Carmine (perdue).
Si l’artiste s’intéresse à la psychologie des personnages qu’il cherche à différencier par leurs émotions à la façon de Giotto ou de Masaccio, dans la « Dispute de Saint Étienne » l’auréole du Saint reste encore fidèle à la tradition gothique, elle est toujours frontale. Le beau visage du saint et ceux des personnes se tenant autour de lui sont dépeints avec des expressions fortement marquées, frôlant le grotesque dans certains cas, dans la tentative à donner à chacun, des caractéristiques différentes.
Uccello et les cloîtres de Florence
Le Cloître Vert de Santa Maria Novella fut construit au milieu du XIVe siècle, dans un style encore roman à amples arcades en plein cintre, son nom lui vient des fresques à dominante verte et rougeâtre qui le décorent. Dans cette puissante vision tragique des dommages et de la mort provoqués par les eaux, Uccello montre clairement avec quelle originalité était capable d’interpréter les règles de la perspective d’Alberti; les lignes semblent se confondre ayant plusieurs points de fuite; les effets d’optique se multiplient et déforment parfois les personnages, créant des raccourcis audacieux. Certains dessins de mazzocchi, sortes de couvre-chefs de bois ou d’osier qui servaient de support à un bonnet et à une écharpe, taillés à facettes, témoignent des exercices de virtuosité du peintre. Ce pour quoi, selon Vasari, il dut subir les reproches de son ami Donatello à cause de son éloignement de la ligne générale de la Renaissance, dont l’humanisme conduisait les artistes à concentrer leur intérêt sur la figure humaine.
Le cycle de San Miniato al Monte apparaît comme l’un des plus singuliers du Quattrocento florentin. Il est pourtant parvenu jusqu’à nous en mauvais état, difficile à lire en raison des vastes lacunes, des agressions qu’ont subies les parois pour y implanter les poutres du toit, et de l’adjonction au XVIe siècle d’une fresque sans aucun rapport avec lui. Les fresques sont encadrées d’architectures feintes en terre verte, avec de grandes niches rouge vif, tout un ensemble en trompe-l’œil clairement en relation avec l’architecture du cloître, et qui constitue une mise en page complexe pour la perspective raffinée des scènes représentées. Celles-ci, accompagnées de longues légendes – lisibles en partie seulement -, illustrent des épisodes de la vie des Saints Pères et de l’histoire de l’ordre bénédictin, qui se rattachent à la biographie de saint Benoît par Grégoire le Grand. Ces scènes d’atmosphère comme raréfiée, situées dans un espace profond, peintes de couleurs pâles et délicates, soulignées de longues explications, correspondent au « temps long » de la méditation monacale.
Uccello sera soumis pendant toute sa vie à une perpétuelle expérimentation en vue de trouver une unité de la perspective. Le Conseil de fabrique du dôme de Florence lui commandera, en 1431, une peinture à fresque pour l’église Santa Maria del Fiore: le Monument équestre de John Hawkwood (dit Giovanni Acuto), achevé en 1436, sera l’une des rares œuvres de l’artiste signées et datées. Cette fresque est un splendide exemple de la façon dont Uccello a utilisé les nouveaux moyens d’expression picturale (perspective et qualité sculpturale), en i ajoutant l’effet monochrome du terra verde, le peintre a réussi à créer l’illusion d’une statue se tenant sur une plinthe.
Andrea del Castagno : De la fresque mystique à la fresque civique
Andrea del Castagno, (Castagno-Mugello vers 1421 – Florence 1457). Après avoir été formé à Florence, il travailla surtout dans cette ville, où il peignit de nombreux cycles de fresques. Il ne s’en éloigna qu’en 1442, appelé à décorer la chapelle de San Tarasio dans l’église Saint-Zacharie à Venise. Sa ville de Florence garde ses œuvres maîtresses : la Cène réalisée en 1447 qui couvre la paroi du fond du réfectoire du couvent de Sant’Apollonia, se déroule dans une élégante salle de style classique, enrichie de panneaux en marbre brillant. Le groupe constitué de Jésus, de son apôtre préféré, Jean, qui s’appuie sur son maître, et de Judas, le traître, isolé de l’autre côté de la table, sont la clé de voûte de cette composition, conçue comme la continuation de l’espace réel du réfectoire et fondée sur l’application rigoureuse de la perspective. La série d’Hommes et femmes illustres ornait la ville du gonfalonier Filippo Carducci à Legnaia, dans les alentours de Florence. Les figures statutaires de nos premiers parents, de trois condottieri (Pippo Spano, Farinata degli Uberti, Niccolò Acciaioli), de trois hommes de lettres (Dante, Pétrarque, Boccace) et de trois figures féminines légendaires (la sibylle du Cumes, la reine Esther, la reine Thomyris) sont situés dans une série de niches, qui faisaient partie d’un cadre architectural plus complexe. L’exaltation de l’homme de la Renaissance s’allie ici dans ces fresques à l’engagement civil, où le ton héroïque de la célébration des gloires de la patrie se fond avec le réalisme des visages et des attitudes des personnages, qui, grâce au jeu de la perspective, semblent s’avancer à la rencontre du spectateur.
Le trait acéré qui décrit les visages et les silhouettes accentue la dimension réaliste et l’intensité dramatique de la scène. La rigueur de la composition met en avant la puissance plastique de l’œuvre, tandis que le raccourci utilisé pour représenter la Sainte Trinité flottant au-dessus des personnages révèle l’ampleur du talent de l’artiste. Andrea imprègne ses figures avec la vérité brute qu’il avait graduellement maîtrisée au cours d’une vie de travail dur. Le saint est dépeint comme un ascète de la Renaissance, imprégné de mysticisme et d’humanité, avec de détails très réalistes, presque bruts, comme le sang qui jaillit de ses nombreuses blessures.
Filippo degli Scolari dit Pippo Spano, célèbre condottiere, mort en Hongrie en 1426, est l’une des trois figures de commandants militaires florentins représentés dans ce cycle. Le geste autoritaire et la description clairvoyante du caractère, confirme l’opinion de Vasari sur le travail de l’artiste: « il était extrêmement doué à dépeindre des figures dans des poses solennelles en les rendant impressionnantes… »
Benozzo Gozzoli : Fresques de Florence , San Gimignano et Montefalco
Benozzo di Lese di Sandro, dit Benozzo Gozzoli (Florence 1420 – Pistoia 1497) fut formé par Ghiberti et Fra Angelico. Il deviendra le premier assistant de ce dernier, à la chapelle de Nicolas V du Vatican et à la cathédrale d’Orvieto. Cette collaboration avec Fra Angelico représenta pour le jeune Gozzoli, le trait d’union avec la génération artistique née au début du siècle. Cette nouvelle génération avait apporté dans les différents domaines de l’architecture, de la sculpture et de la peinture une vague de nouveautés d’une qualité élevée qui marqua au début du XVe siècle à Florence le commencement d’une ère nouvelle et splendide de la culture artistique de la Renaissance. Cet artiste de la cour des Médicis du XVe siècle, avait choisi de graviter dans les milieux secondaires des petites villes et des villages de la région, loin des grandes commissions du pouvoir central. Il travaillera beaucoup en Ombrie puis en Toscane à Florence, San Gimignano et Pise. Il assimilera parfaitement toutes les découvertes de ses contemporains et s’épanouira dans un style narratif et précieux qui révèlera une imagination riche et un sens de la couleur, du décor et du détail. Son style sera dominé par le sens du pittoresque. Il exécutera notamment la Vie de saint Augustin, 1465, pour l’église Sant’Agostino à San Gimignano ainsi que les fresques du Camposanto de Pise, presque entièrement détruites aujourd’hui. Son Cortège des Rois Mages de 1459, qui sera pour lui l’occasion de peindre les fastes de la cour des Médicis, est considéré comme son chef-d’œuvre. Dans les fresques médicéennes, ainsi que dans les scènes bibliques du cimetière de Pise (1468-84) où dans les Scènes de la vie de saint Augustin à San Gimignano (1463-67), il atteint une forme de discours narratif calme, élégant, amusé, qui a plu à ses contemporains et à la postérité. Ce dans les fresques où s’expriment le mieux ses talents de décorateur brillant et désinvolte. Jusque dans ses dernières œuvres, la personnalité artistique de Benozzo a conservé toute la cohérence entre la grande peinture gothique toscane qu’il admire et met à profit l’héritage et son adhésion aux canons classiques de l’humanisme, selon la manière qu’il avait apprise de Ghiberti.
En 1459 Benozzo Gozzoli fut chargé par les plus illustres commanditaires de la ville, les Médicis, de la tâche prestigieuse de décorer les murs de l’élégante chapelle qui venait d’être achevée sous la direction de l’architecte Michelozzo, dans leur nouveau palais familial de la via Larga à Florence. Elle est consacrée au Voyage des Mages depuis Jérusalem, jusqu’à Bethléem, lieu de la Nativité. Benozzo utilise une technique d’exécution d’une complexité et d’une finesse extraordinaires, dans laquelle alternent la peinture à fresque et la peinture à sec. L’or pur en feuille fut généreusement appliqué de manière à ce que les représentations resplendissent même dans l’obscurité de la chapelle, éclairée aux bougies. Benozzo y travailla rapidement achevant l’ouvrage en quelques mois, aidé d’au moins un assistant (probablement Giovanni di Mugello), sous la surveillance de Pierre de Médicis. Le « Voyage des Mages » est le couronnement de l’œuvre de Benozzo pour l’heureux discours narratif, la richesse de la décoration, le rythme et l’équilibre des figures au milieu du paysage.
Le triple cortège des Mages, composé selon les règles d’un protocole précis, défile sur les murs. Les groupes des rois sont suivis et précédés de deux rassemblements de citoyens à pied et à cheval. On reconnaît les membres de la famille de Médicis, parmi lesquels Cosme, Piero di Cosimo, Laurent et Julien enfants, ainsi que l’autoportrait du peintre. Dans le Cortège des Rois Mages Benozzo montre qu’il a appris la leçon des innovateurs florentins de son époque.
Benozzo Gozzoli fut chargé par les moines franciscains de décorer d’Épisodes de la vie de saint François l’abside de l’église gothique San Francesco de Montefalco. Le cycle, daté 1452, porte la signature du peintre et le nom du commanditaire, le prieur Jacopo da Montefalco. La réalisation de ce cycle marque le premier succès personnel de l’artiste. Dans les douze épisodes, Benozzo a donné libre cours à une narrative détaillée et originale. Les décors de villes alternent avec des paysages ruraux, donnant lieu à des constructions de la perspective claires et soignées. De manière émouvante, Benozzo tente de traduire le langage artistique du XIVe siècle à travers une nouvelle vision de la perspective baignée de lumière dans Les diables chassés d’Arezzo et dans Le rêve d’Innocent III, épisodes inspirés par les scènes correspondantes réalisées par Giotto à Assise et qui furent peut-être suggérés à l’artiste par la commanditaire lui-même comme archétype de la narration franciscaine.
En 1464 Benozzo Gozzoli, quitta Florence pour aller orné de fresques le chœur de l’église Sant’Agostino à San Gimignano, première étape de la seconde série de voyages qui le conduisit dans plusieurs villes de Toscane et l’éloigna définitivement de Florence. Le commanditaire, l’augustin Domenico Strambi, ancien membre de la Sorbonne, on suppose qu’il établit le programme iconographique des Épisodes de la vie de saint Augustin. Benozzo s’acquitta d’un tel défi par une peinture ferme et décidée, qui nous la rend particulièrement proche et dans laquelle des personnages pleins et majestueux s’insèrent harmonieusement dans des représentations de villes ou des campagnes. Il ne manque non plus d’éléments narratifs souriants et légers, comme la description de l’école de grammaire dont la sévérité est attestée par la punition corporelle infligée à un élève paresseux.
Le cycle se déroule en dix-huit épisodes et narrent la vie de saint Augustin depuis son enfance jusqu’à sa mort. Le séjour de Benozzo à San Gimignano dura jusqu’en 1467 et fut marqué par des travaux d’envergure, dans des édifices tant religieux que laïques. Sous des ciels d’un bleu outremer, la clarté joyeuse des couleurs, rappelle le style riche et varié de la chapelle des Mages, mais la complexité de la composition spatiale à travers une maîtrise accrue de la perspective témoigne indiscutablement des progrès faits par Benozzo. Parmi les personnages, apparaissent de nombreux portraits, selon une habitude expérimentée pour les Médicis dans la chapelle des Mages et que Benozzo n’abandonna plus.