Ludovic Sforza, mécénat artistique.
Ludovic Sforza (1451-1508), second fils de Francesco Sforza, il s’en révéla le plus digne héritier. Son amour de la musique, des beaux esprits et des mises en scène spectaculaires expliquent les faveurs qu’il déversa sur Léonard de Vinci, dont il partagea la passion pour les sciences. Grâce à lui Léonard peignit La Cène
pour les dominicains de Santa Maria delle Grazie et réalisa la décoration de quelques pièces du château. Son mécénat architectural fut très brillant : il avait le projet d’achever la chartreuse de Pavie, qu’il entendait doter d’une nouvelle cathédrale. Nombre de fondations religieuses furent agrandies par ses soins, à commencer par Santa Maria delle Grazie et San Ambrogio, sur les plans de Bramante. Sa culture et les fastes de son mécénat furent chantés par de nombreux courtisans littéraires qui, à l’instar de Castiglione, déplorèrent la dispersion de son cercle après 1499.
Stimulé sans doute par les recherches menées par Léonard sur le thème « d’église à plan centré », il expérimente un type de plan centré à Santa Maria delle Grazie : la « tribuna » qu’il ajoute à la nef déjà édifiée, après avoir démoli l’abside de Solari, est l’amplification de la Vieille Sacristie de Brunelleschi à San Lorenzo de Florence. Toutefois, le traitement de l’extérieur n’a rien de florentin : la silhouette massive de l’église, découpée par de nombreuses arcades, son toit aplati, s’inscrit dans la pure tradition locale, et les pilastres à balustres de terre cuite dégagent un pittoresque étranger au goût florentin. L’influence de l’architecture de cet artiste est certainement l’aspect essentiel de son séjour à Milan. Dans les années où l’artiste d’Urbino travaille à la tribune de Santa Maria delle Grazie, Léonard peint dans le réfectoire de la même église, son œuvre milanaise la plus célèbre : la « Cène ». Après la chute de Ludovic le More, Bramante gagna Rome et trouve bientôt en Jules II un mécène à sa mesure.
Surnommé il Moro soit en raison de son teint, soit à cause de son second prénom, Mauro, il avait été formé par des humanistes. Écarté du pouvoir à la mort de son frère, Galeazzo Maria, assassiné en 1476, il défia sa belle-sœur Bonne de Savoie et s’arrogea la titre de duc à la mort de son fils Gian Galeazzo en 1494. Sa politique étrangère à la veille de l’expédition de Charles VIII fut dominé par son hostilité envers Naples. Il s’allia à Venise et aux papes contre Naples et Florence. Charles VIII ayant atteint Naples, il s’empressa de constituer la ligue italienne d’avril de 1495, mais il refusa de prendre part aux opérations qui allaient contraindre Charles VIII à quitter l’Italie. En 1499, il affronta sans s’y être préparé Louis XII qui s’était allié à Venise. Un bref retour d’exil en février 1500 lui valut une nouvelle défaite. Il mourut au donjon de Loches près de Tours.
Taciturne et enclin au secret, Ludovic le More avait épousé en 1491 Béatrice d’Este, fille d’Ercole d’Este de Ferrare et sœur d’Isabelle d’Este. Béatrice, quinze ans et demi, dont il appréciait la turbulence, mais qui ne parvint pas à l’arracher à ses maîtresses. Sa mort en couches (janvier 1497) le plongea dans de tels remords qu’il multiplia les dons à l’Église pour assurer son salut aux dépens de ses intérêts.
Dans l’action de « La Cène », les paroles du Christ passent comme un souffle impétueux sur les Apôtres, qui commentent par groupes de trois la révélation bouleversante du Seigneur « L’un de vous me trahira » (Math. XXVI, 21). C’est comme si la sérénité de cette pièce, à l’architecture et aux proportions classiques, avait été bouleversée tout d’un coup, et que les présents prenaient conscience d’une tragédie qui dans peu de temps se serait réalisée inéluctablement. Au-delà des trois ouvertures du fond, un ciel très clair, de fin d’après-midi d’été, est l’annotation naturelle que Léonard introduit dans la représentation d’un drame essentiellement humain qu’il sait fondre cependant avec une harmonie suprême dans le milieu environnant. On trouve dans cette œuvre, la fascination d’une superbe mesure du contenu et de la forme, peut-être jamais plus atteinte, si on exclut quelques fresques des Chambres de Raphaël au Vatican, où cependant l’effet illustratif domine davantage.
Léonard, un génie au service du pouvoir
Léonard (Vinci 1452 – Amboise 1519) fait son apprentissage près du maître le plus versatile et le plus demandé de Florence à cette époque-là : le sculpteur, orfèvre et peintre Andrea Verrocchio. Il existe peu d’exemples de la peinture de Verrocchio, mais la tradition veut Léonard l’auteur de l’ange et du paysage du Baptême du Christ de l’atelier de Verrocchio. Dès 1472 il est inscrit comme maître à la Compagnie des Peintres. Il est attiré par toutes les disciplines artistiques auxquelles il porte une curiosité sans égal et la capacité de les intégrer à ses connaissances scientifiques, fruits d’une recherche inlassable sur les phénomènes naturels dont il est l’observateur aigu. En 1480 on le trouve dans l’extraordinaire académie de sculpture du Jardin de Saint-Marc, sous le patronage de Laurent le Magnifique. La même année, il est chargé de peindre pour l’église de Saint Donat de Scopeto, l’Adoration des Mages. Mais le milieu florentin est désormais pour lui restreint et décevant. C’est peut-être sa non inclusion parmi les quatre peintres envoyés à peindre les parois de la Sixtine qui le pousse à partir de Florence, ou peut-être son inquiétude naturelle qui l’exhorte à tenter continuellement de nouvelles expériences et de nouvelles créations. En 1482 il se présente ainsi au Duc de Milan, Ludovic Sforza, avec une lettre où il énumère et décrit ses capacités, y compris celles d’ingénieur civil et de constructeur de machines de guerre. L’accueil dans la ville lombarde est favorable. Il habite avec les frères De Predis et dès 1483 il travaille à la décoration du grand retable dans la chapelle de l’Immaculée Conception de l’église de Saint-François le Grand. Il peint ainsi la Vierge aux Rochers dans les deux versions de Paris et de Londres. Durant ces années, il travaillera à l’œuvre la plus tourmentée et la plus ingrate de sa carrière : le « monument équestre » en bronze de Francesco Sforza, pour lequel il fera des croquis, dessins, esquisses, maquettes, tentatives de fonte. En 1489-90 il prépare la décoration du Château des Sforza pour les prochaines noces de Gian Galeazzo Sforza avec Isabelle d’Aragon. Petit à petit son activité s’étend à des nouveaux domaines : en 1494 il se consacre à la bonification des terres des Sforza en Basse Lombardie.
Nous savons qu’en 1498 le modèle en terre cuite était prêt et que les projets pour la fusion étaient désormais à un stade avancé, à tel point que les procédés techniques inventés par Léonard purent ensuite être employés par d’autres artistes. Par une étrange fatalité, Léonard ne put pas mettre à exécution sur ce travail tourmenté et gigantesque ses méditations d’artiste et ses pénibles acquisitions de la technique de fusion : en 1499 le Duché de Milan est envahi par les troupes françaises ; Ludovic le More fuit et le modèle du monument est détruit.
Le groupe est conçu et réalisé en bloc unitaire, où cependant se ressemblent divers sentiments qui ont donné lieu aux différentes interprétations. Conservée actuellement à la National Gallery de Londres, cette œuvre est d’une exceptionnelle importance pour l’influence qu’eut sur la peinture italienne du XVIe siècle la composition en pyramide des figures qui y sont représentées. Mais l’œuvre est en elle-même un exemple sans égal de beauté formelle, d’harmonie compositive et de profonde signification conceptuelle. Elle est le couronnement logique d’une recherche complexe sur la capacité de la peinture de révéler les sentiments de l’homme sans rompre l’équilibre des formes qui doit être à la base de toute expérience artistique. Aucune peinture ne dérive de ce carton. Bernardino Luini, dans la « Sainte Famille » conservée actuellement à la Pinacothèque Ambrosienne de Milan, le reprit tel quel, en y ajoutant saint Joseph.
La Vierge aux Rochers du Louvre
La première œuvre que Léonard exécuta à Milan est la Vierge aux Rochers, qui devait orner le retable (un autel en bois sculpté qui présente des vides pour l’insertion des tableaux) de la chapelle de l’Immaculée Conception dans l’église du couvent San Francesco il Grande à Milan. Le 25 avril 1483 les membres de la Confrérie de la Conception chargèrent de l’exécution des tableaux (une Vierge à l’Enfant au centre et deux toiles avec des anges musiciens sur les côtés) Léonard, auquel on assigna le compartiment le plus important, et les frères Ambrogio et Evangelista de Predis. La critique pense désormais que les deux toiles au sujet identique conservées, une au Louvre de Paris et l’autre à la National Gallery de Londres, ne sont que les deux versions d’un même tableau, avec de variantes significatives. La Vierge aux Rochers, totalement autographe, est celle qui la première décora le retable de San Francesco il Grande ; peut-être fut elle donnée par Léonard lui-même au Roi de France Louis XII en signe de gratitude pour son arbitrage dans la cause entre les acheteurs et les peintres pour le paiement des tableaux. Celle de Londres la substitua dans le retable.
Pour la première fois Léonard put réaliser en peinture ce concept de fusion entre les figures humaines et la nature qui lentement prenait forme dans sa problématique artistique. Ce ne sont pas des trônes ou des structures architectoniques qui fournissent ici le cadre spatial aux figures, mais les rochers d’une grotte qui se réfléchissent dans des eaux limpides, décorées de feuilles de différents types de plantes et de formes, alors qu’au loin apparaissent comme émergeant d’une brume filtrée par la lumière du soleil, les pics des montagnes. Cette lumière révèle les traits doux et anxieux de la Vierge, le visage souriant de l’ange, les corps rosés et potelés des deux petits enfants.
La scène se réfère à un épisode des Évangiles apocryphes, racontant la rencontre de l’Enfant Jésus et de saint Jean dans le désert rocheux du Sinaï. Léonard insiste particulièrement sur le dialogue entre les personnages. Ceux-ci sont disposés en demi-cercle suivant un schéma pyramidal et sont mis en relation les uns avec les autres à travers les gestes des mains, les regards et les attitudes. Même le spectateur est impliqué, car l’ange se tourne vers lui en désignant l’Enfant. Le paysage souligne la sensation de mystère qui caractérise cette œuvre.
Pour cette œuvre, les études de Léonard sont nombreuses, et l’expression figurative s’adapte lentement au programme de la représentation. Le dessin du visage de l’ange, qui dans l’ébauche est purement féminin, avec un charme qui n’a rien d’ambigu tandis que dans le tableau, le sexe est indéfini et peut se rapporter indifféremment à un jeune garçon ou à une jeune fille.
Cependant en 1495 la fresque de la Cène à Santa Maria delle Grazie devient l’objet presque exclusif de ses soins. L’œuvre sera terminée seulement en 1498. Un an après le roi de France Louis XII envahira le Duché de Milan. Léonard abandonne la ville, il va à Mantoue et à Venise; en 1503 il est à Florence où il est chargé de décorer de fresques le Salon du Grand Conseil dans le Palais de la Seigneurie, aux côtés de Michel-Ange. On confie à Léonard l’illustration de la Bataille d’Anghiari et à Michel-Ange celle de la Bataille de Cascina. Peut-être l’anxiété de trouver de nouveaux procédés techniques pour l’exécution de la peinture empêche l’artiste d’achever l’œuvre. De juin 1506 à septembre Léonard est de nouveau à Milan, où en 1512 s’installe le nouveau duc Massimiliano Sforza. Le 24 septembre de cette année, il part à Rome avec ses disciples : il y accomplit des études mathématiques et scientifiques de tout genre. En mai 1513 il accepte l’invitation de François Ier, roi de France, qui l’appelle à Amboise. Durant ce séjour, qui durera jusqu’à sa mort (1519), Léonard s’occupera de projets pour des fêtes, mais il continuera aussi à l’élaboration de projets hydrologiques pour quelques fleuves français.
La Cène de Santa Maria delle Grazie : technique et restaurations
Aucune œuvre d’art n’a probablement assumé un caractère aussi universel que la fresque de la Cène de Léonard de Vinci, réduite désormais à une ombre très pâle de ce qu’elle devait être à peine terminée par la main du maître : tant du point de vue religieux (protestants et catholiques ont accepté sans réticences qu’elle représente pour les uns et pour les autres le point central de la doctrine chrétienne du salut, l’institution de l’Eucharistie durant la cène de la Pâque juive célébrée en commun par le Christ et les Apôtres), que du point de vue artistique. Aucune œuvre n’a fourni de plus grandes préoccupations à l’opinion publique pour sa conservation et restauration. Elle commença à se détériorer rapidement après son exécution et déjà à l’époque de Vasari (1568) elle était très peu lisible. Dans la réalisation de la Cène au réfectoire de Santa Maria delle Grazie, Léonard utilise l’huile et la détrempe sur diverses couches de préparation. Il expérimente, en fait, une technique typique de la peinture sur bois qu’il a choisie pour pouvoir agir avec un rythme plus lent, puis aussi à cause de la nature du mur et des nappes dans le sous-sol. Or, justement en raison de cette technique, l’œuvre commença rapidement à se dégrader et il fallut la restaurer à plusieurs reprises. Sous cet angle, l’histoire de la Cène est inséparable de l’histoire des théories et des modes de restauration.
Les restaurations, presque toutes malheureuses – sauf les très récentes – menées par Pellicani, qui ont même rendu possible quelques récupérations, comme le plan de la table et la figure de Judas – et qui en définitive ont contribué à aggraver toujours davantage l’aspect de l’œuvre, commencèrent dès le XVIIIe siècle et occupèrent les différentes administrations qui se succédaient dans le gouvernement de l’État de Milan (d’abord l’autrichienne, puis celle du nouveau Royaume unitaire d’Italie à la fin du XIXe siècle) : cet itinéraire d’interventions témoigne de la célébrité ininterrompue de cette fresque.
L’œuvre atteste l’extraordinaire maîtrise de l’artiste dans l’utilisation des pigments chromatiques, des passages en clair-obscur et des glacis. La nuance (sfumato) caractérise sa peinture et atteste que l’artiste reprend ici sa conception sur la « perspective aérienne » pour lui donner son expression la plus achevée dont l’apogée est l’ouverture de la scène vers l’espace infini de la nature. Par ailleurs, l’agencement iconographique de l’œuvre est nouveau. Il est basé sur les célèbres « mouvements » du visage et de l’attitude des apôtres et sur leur regroupement. Or, la dernière intervention de restauration avait justement pour but de retirer les ajouts et les modifications de toutes sortes pour restituer aux convives les transitions délicates de tonalité, nous permettant ainsi de redécouvrir leurs émotions. L’invention exceptionnelle de Léonard est le fait d’avoir interprété le sujet de dévotion en le transformant en un miroir des sentiments humains.
TDes années de projets, de nombreux dessins préparatoires qui révèlent différentes solutions de composition préludent à l’exécution de ce chef-d’œuvre, qui fut caractérisé par des phases d’exécution alternatives : des journées entières d’application intense et quelques minutes de coups de pinceau rapides. Ceci peut donner une idée de l’anxiété avec laquelle Léonard s’appliqua à cette œuvre.
Léonard et les portraits milanais
Parmi les expériences picturales de Léonard durant son premier séjour milanais il ne faut pas oublier celle du portrait qui aura une importance capitale pour les peintres de son entourage. Il faut dire que la tradition lombarde du portrait différenciait nettement de la tradition florentine. Cette dernière était célébrative (tradition liée à la production numismatique d’inspiration classique que l’on appliquait en la répétant inlassablement dans la décoration sculpturale et picturale, ainsi que dans les tableaux de représentation), la tradition lombarde était quant à elle réaliste, analytique, attentive aux vêtements, aux coiffures, aux éléments accessoires en somme. De plus la présence dans la Plaine du Pô d’Antonello da Messina (il était à Venise en 1475), avait contribué à diffuser un type particulier de portrait, avec la figure sur un fond sombre et une représentation soignée des expressions et des attitudes. Dans ceux que la critique a indiqués comme de probables travaux de Léonard (la Dame à l’hermine et le Portrait de musicien) nous pouvons noter de caractéristiques communes, comme le fond du tableau laissé dans l’ombre, la figure vue demi-buste ou à peine plus, inclinée de trois quarts pour se faire voir de l’observateur. Les portraits de Léonard sont à insérer dans le milieu de la cour des Sforza, où naturellement ce qui comptait était la célébration de l’individu et de la cour elle-même.
Dans ce portrait, on a tenté d’identifier un maître de chapelle de la Cathédrale milanaise, mais en réalité semble seulement le portrait d’un jeune homme qui tient dans la main une bande de papier sur laquelle sont reportées des notes musicales, on retrouve encore certaines volumétries d’origine toscane, comme le béret à calotte et la masse des cheveux frisés qui forment deux hémisphères aux côtés du visage : mais les traits incisifs et le clair-obscur rappellent immédiatement le milieu lombard et la connaissance des portraits d’Antonello. Ce portrait, l’unique de Léonard -s’il est de lui – représentant un personnage masculin, révèle une personnalité décidée, un regard intelligent et résolu. Aucune pose forcée donc dans l’intention de célébrer rhétoriquement le sujet, mais la représentation de la force morale à travers la lumière intrinsèque du visage et du regard. La leçon d’Antonello est apprise et appliquée avec une technique supérieure, démontrant que chez Léonard n’importe quelle tendance artistique pouvait trouver le moyen de s’affirmer et d’être développée.
Le second portrait du groupe milanais attribué à Léonard représente une jeune fille mince, au sourire léger et au regard pénétrant, qui tient dans ses bras une petite bête blanche, la serrant délicatement de sa main agile et fuselée. L’hermine est une allusion au nom de famille de Cecilia, Gallerani, car le grec ancien « galé » désigne la belette et divers petits animaux. Symbole de pureté et de vertu, l’hermine est aussi l’un des emblèmes de Ludovic, qui a reçu du roi de Naples l’ordre de l’Hermine. C’est donc lui-même que, symboliquement, la belle Cecilia tient tendrement enlacé dans ses bras. Cecilia Gallerani est la favorite de Ludovic le More depuis 1489, et ce tableau a été réalisé peu de temps avant le mariage de celui-ci avec Béatrice d’Este. Cecilia est coiffée à la manière espagnole en vogue alors en Lombardie, avec une raie au centre délimitant deux bandeaux joints derrière la tête en une longue tresse. Les cheveux sont maintenus par une coiffe en soie transparente si légère que les fils de sa trame ne peuvent se voir que de très près. Léonard nous la fait deviner par son bord doré sur les sourcils. Dans ce portrait, il a appliqué le principe dynamique qu’il a formulé dans son « Traité de la peinture » : le buste est tourné vers la gauche, la tête vers la droite. L’hermine même répète cette opposition de mouvements.
Malgré son attribution discutée, le portrait de cette jeune femme était considéré pendant des nombreuses années comme le pendant de celui du « Musicien » de Léonard et tous les deux attribués au maître. Aujourd’hui la majorité convient de l’attribution à Ambrogio. La figure de la jeune femme est ici représentée de profil suivant la tradition lombarde qui présentait encore les personnages de profil, dans une pose rigide et solennelle, parfois presque inerte, mais réaliste, analytique, attentive aux vêtements, aux coiffures, aux éléments accessoires en somme. Ambrogio de Predis fut peintre de cour des Sforza où il assimila le style de Léonard, avec lequel il collabora (1483) peignant les panneaux latéraux du polyptyque, dont il faisait partie la « Vierge aux Rochers », et participant probablement, sous la tutelle du maître, à la réalisation de la version qui figure aujourd’hui à la National Gallery de Londres.
Action et mouvement
Léonard s’était consacré à des études sur les physionomies humaines : des visages ridés des vieillards aux profils lisses d’adolescents ; aux observations sur la connaissance réelle du corps humain et de son anatomie ; à l’analyse des sentiments et des attitudes, dans les visages, dans les membres, dans les poses des figures, dans la retombée des draperies. Et encore aux études sur les animaux, sur leur mouvement et sur leurs capacités expressives, sur les plantes ; enfin à de véritables observations scientifiques, dues à son intérêt pour la recherche humaine et pour tout ce que l’homme crée infatigablement. Le tableau l’Adoration des Mages des Offices est le fruit de l’attention que l’artiste, âgé de vingt-neuf ans, a posé sur le monde environnant, et des suggestions formelles qu’il en avait tiré. La représentation du mouvement a dans cette œuvre une grande importance : elle est l’une des composantes figuratives de l’apprentissage de Léonard dans l’atelier de Verrocchio, et rentre dans la tendance expressive de cette phase de la peinture du Quattrocento à Florence.
Après la résolution du problème de l’insertion correcte des figures dans l’espace – qui était à la base de la problématique artistique de la première Renaissance – ce nouveau motif occupera à Florence, à partir d’Andrea del Castagno, la génération des peintres de la moitié du XVe siècle (représentation du nu en mouvement d’Antonio del Pollaiolo dans les années 1470). Le mouvement est non seulement à la base de la vie, mais il est aussi l’instrument de représentation des affections, et la figure ne sera louable que si celle-ci, le plus possible, exprime avec l’acte la passion de son âme. Ceci est l’engament sur lequel se base l’expression de Léonard, et l' »Adoration des Mages » en est la première réalisation, les conséquences dans le domaine figuratif seront l’approfondissement du concept du mouvement, jusqu’à intéresser la plus petite particule de peinture. Les éléments composants de cette œuvre extraordinaire, qui apparaît à ce stade inachevée à un effet peut-être plus immédiat et plus libre que tous les dessins préparatoires.
Autour de la Vierge et l’Enfant, nous retrouvons les sentiments de toute une humanité pensive, incertaine, bouleversée, étonnée, implorante, tout un kaléidoscope d’affections et de passions, presque une symbologie complète de l’activité intérieure de l’homme, de sa manie de connaissance.