L’école de Padoue
Padoue, ville d’université toute proche de la puissante Venise devint, grâce à la présence de Giotto, l’une des capitales de la peinture italienne, que favorisa aussi l’impulsion donnée aux arts par les De Carrara, seigneurs de la cité à partir de 1337 à 1405. Avant de devenir une seigneurie, Padoue, comme les principales cités italiennes de l’époque, avait été une commune indépendante, dirigée par une oligarchie de marchands et de notaires. Dans les années 1370 et 1380, sous Francisco le Vieux, le régime seigneurial connut son apogée. Fina Buzzacarina, épouse de François, encouragea fortement les arts dans la cité. Malgré les guerres qui, à partir de 1370, amenèrent Padoue à tenter d’étendre sa domination sur les territoires environnants, et malgré la peste noire, qui frappa par vagues la cité à partir de 1348, la production artistique connut une période d’éclat, grâce aux nombreuses commandes émanant de la cour. Le baptistère, conçu par Fina comme une chapelle funéraire pour elle et pour son époux, fut décorée d’une série de fresques très élaborées, peintes par Giusto de Menabuoi. La basilique Sant’Antonio fut embellie de sculptures et de peintures : d’après les documents, Giotto y avait travaillé au début du siècle (ses fresques de la chapelle Scrovegni laissèrent une empreinte indélébile sur l’art de la cité) ; dans les années 1310 ou 1320, l’un de ses disciples proches y œuvra également, suivi de Giusto de Menabuoi pour la chapelle Conti, et d’Altichiero pour la chapelle San Giacomo à la basilique Sant’Antonio et à l’Oratoire de San Giorgio. De plus, dès la première moitié du siècle, Guariento d’Arpo travaillait au service des Da Carrara.
D’après les sources anciennes, Giotto travailla non seulement à la chapelle des Scrovegni, mais aussi à la basilique dite « del Santo » et, après 1306, aux décors du Palazzo della Ragione, détruits dans un incendie en 1420. Les peintures murales furent refaites au XVe siècle. L’ambitieux programme iconographique semble avoir été inspiré par l’astrologue Pietro d’Abano. À l’époque, l’astrologie avait une sorte de dimension politique, c’est pourquoi on estimait qu’un cycle astrologique était un décor approprié pour une salle où avaient lieu des réunions politiques. Les scènes représentent principalement les activités liées à chaque mois de l’année ou les phénomènes attribuables à l’influence des planètes.
Guariento di Arpo
Guariento di Arpo (Piove di Sacco, Padoue, vers 1310 – avant 1370) se forma sans doute à Padoue, centre artistique animé grâce au mécénat de la famille Da Carrara et à la présence de Giotto. La première œuvre connue de Guariento est le Crucifix de Bassano del Grappa, signé de l’artiste et daté de 1332 environ, qui évoque le style de Giotto. La présence de Guariento à Padoue est attestée pour la première fois en 1338, à l’église des Augustins, où il réalisa probablement la décoration de la deuxième chapelle à droite, dont il subsistent aujourd’hui les vestiges de quelques figures de saintes. Au fil des années, son style évolua toujours davantage vers le gothique, comme cela apparaît dans le Polyptyque du Couronnement, daté de 1334. En 1350-1351, il exécuta les décors à fresque des tombeaux des seigneurs Ubertino et Jacopo II de Carrara, dont il ne reste que des fragments, qui témoignent que l’artiste s’était rapproché de la peinture vénitienne et, en particulier du langage pictural de Paolo Veneziano. Ces nouveaux éléments apparaissent aussi dans la décoration de la chapelle du palais des De Carrara, que l’on peut dater de 1354 environ. Au cours des années suivantes, Guariento reçut des commandes prestigieuses, tant à Padoue qu’à Venise, dont les fresques du presbytère de l’église des Augustins à Padoue et celles de la salle du Grand Conseil au palais des Doges de Venise.
Ce polyptyque fut commandé par l’archiprêtre de Piove di Sacco, Alberto, ami des Da Carrara dont Guariento devint en quelque sorte le peintre de cour. Le « Couronnement de la Vierge Marie » occupe le centre du retable, avec des scènes narratives de la vie du Christ et des représentations des saints et des anges l’entourant. L’artiste développa, au contact avec la culture vénéto-byzantine, un style noble, au linéarisme raffiné qui révèlent une ouverture vers le nouveau langage gothique.
Archange qui pèse les âmes, vers 1354, Guariento di Arpo (Padoue, Musei Civici). Le visage aux traits fins de l’ange, ses vêtements ornés de broderies précieuses et la technique picturale raffinée de l’artiste montrent que Guariento s’était rapproché du monde vénitien. Le mouvement presque dansant de l’ange et les variations chromatiques délicates de ses vêtements témoignent d’une vision plus moderne, résolument gothique. Guariento assimila la leçon de Giotto, qu’il interpréta dans un sens gothique et élégant et, finalement dans une sorte de « byzantinisme » emprunté à Paolo Veneziano.
Cette scène fait partie des sept panneaux qui décoraient le reliquaire de l’autel de Saint Sébastien de la cathédrale de Padoue, dont quatre représentaient la vie du saint. Dans celui-ci saint Sébastien encourage deux chrétiens devant les empereurs Dioclétien et Maximien qui s’apprêtent à les juger.
Giusto de Menabuoi
Ne lui connaissant aucune activité florentine initiale, on pense que Giusto de Menabuoi (Florence vers 1330 – Padoue) est arrivé en Lombardie, en suivant les artistes giottesques vers 1348. Il y travailla pendant près de vingt ans, et réalisa tantôt des fresques (Jugement dernier, œuvre riche de réminiscences giottesques, et Légendes d’Isaac et de Jacob, vers 1350-55, Viboldone, abbaye ; bustes des Saints et de Prophètes, Milan, Brera), tantôt des tableaux (Polyptyque Terzaghi, 1363, démantelé, dans différentes collections privées ; le triptyque du Couronnement de la Vierge, où le rapport avec la peinture de Giovanni da Milano est évident, 1367, Londres, National Gallery). Aux environs de 1370, il s’installa à Padoue, où il réalisa les fresques de la chapelle Saint Augustin dans l’église des Eremitani (il n’en reste que quelques fragments, Vertus et Saints) et où on lui commanda peu après la décoration du baptistère (fresques comportant des Scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament, remarquables pour leur aspect narratif solennel et dépouillé). Dans le baptistère se trouve également l’un de ses polyptyques avec une Vierge trônant, une Pietà et des Scènes de la légende de saint Jean-Baptiste. À Padoue encore, il peignit les fresques de la chapelle du Bienheureux Luca Belludi dans la basilique du Saint (1380-82), reflétant une influence manifeste d’Altichiero da Zevio. Parmi ses dernières œuvres, toutes à Padoue : une Vierge (chapelle des Scrovegni), le Couronnement de la Vierge et l’Annonciation (vers 1380, basilique du Saint, urne funéraire de Nicolò et Balzanello da Vigonza).
Giusto de Menabuoi, originaire de Florence, s’installa à Padoue peu après 1370, sans doute en raison de l’atmosphère favorable aux arts qui caractérisait la cour. Tout l’espace du baptistère, transformé en sépulture de la famille Da Carrara, est couvert de fresques qui retracent l’histoire sacrée, de la Genèse à l’Apocalypse, en s’arrêtant plus longuement sur les épisodes de la vie du Christ. Les fresques convergent sur la vision du Paradis, où anges et saints, en rangs serrés disposés en cercles concentriques, entourent le tondo représentant le Christ Juge. La figure lumineuse et gigantesque de la Vierge se tient au milieu des cercles des saints. Contemporaine de l’œuvre d’Altichiero à l’Oratoire de San Giorgio, la peinture de Giusto paraît plus archaïque. Le maître utilise cependant des coloris raffinés et crée des effets d’optique et de perspective.
Ce triptyque signé et daté, représente dans le panneau central le Christ couronnant la Vierge, entourés par des anges et des saints ; sur le panneau gauche Giusto représente la Nativité et sur le panneau droit, la Crucifixion ; en haut les deux scènes préfigurent l’Annonciation, d’un côté l’Archange Gabriel et de l’autre la Vierge.
Élève d’Altichiero et, peut-être de Giovanni da Milano, contemporain du Padouan Guariento, le florentin Giusto de Menabuoi instaure en quelque sorte à Padoue, le confluent du giottisme nordique et de certains éléments siennois : la couleur et l’espace tentent une synthèse d’un modernisme surprenant. Sommet d’un cycle consacré à la Vierge, l’Annonciation reprend l’idée siennoise des édicules architecturaux articulés en divers espaces, mis au point en particulier pour les Nativités de la Vierge. L’important tient précisément au transfert de cette idée dans un thème qui ne l’impliquait pas. L’architecture demeure disproportionnée aux personnages, mais les ouvertures existent, les directions de parcours éventuels se multiplient : l’espace n’est plus une juxtaposition de cellules closes, il devient un continuum traversant les divers endroits du récit.
Cette scène est située dans un édicule architectural, dont la configuration semble à première vue traditionnelle : l’Ange et la Vierge sont séparés par une colonne centrale qui, par sa mise en évidence, répète la partition traditionnelle de l’espace emblématique en monde humain et divin. L’image apporte cependant une définition nouvelle du « lieu figuratif » de la scène : les deux personnages sont en effet situés dans un espace unifié et cohérent, la cellule spatiale de leur rencontre s’articule par une série d’ouvertures vers des espaces non pas représentés mais suggérés : porte donnant sur une loggia, ou donnant sur un escalier montant ver un étage non représenté. Cette ouverture du « lieu » de l’Annonciation vers des espaces non pas représentés mais suggérés sera magnifiquement orchestrée à Florence par Piero Pollaiuolo vers 1470, dans son Annonciation (voir mécénat de Laurent de Médicis).
Altichiero da Zevio
Né dans une petite ville de la région de Vérone, Altichiero da Zevio (documenté 1369-1384) vécut et travailla à Vérone et à Padoue. Parmi les rares documents le concernant, on trouve des attestations de paiement, l’une de 1379 pour la chapelle San Giacomo de la basilique Sant’ Antonio, une autre de 1384 pour l’oratoire San Giorgio, également à Padoue. Les sources, depuis M. Savanarola (Libellus de magnificis ornementis Regie Civitatis Padua, vers 1477) jusqu’à Michiel (Notizie, vers 1540) et à Vasari (Vies, vers 1550), sont plutôt contradictoires, mais rattachent toujours le nom d’Altichiero à celui d’Avanzi. Aujourd’hui, on pense qu’Altichiero, personnalité marquante de la peinture padouane du XIVe siècle, se forma à Vérone, cité liée à la cour milanaise des Visconti, ce qui expliquerait l’importance des éléments lombards dans sa peinture. Le milieu artistique, empreint d’Antiquité et de pré-humanisme, qui régnait aux cours de Vérone et de Padoue, où il travailla, contribua à insuffler à son style des caractéristiques archéologiques et classiques. Selon les sources, Altichiero peignit des fresques, dont il reste peu de chose maintenant dans les palais des Scaligeri et des Da Carrara. Vers 1371, il décora à Padoue le tombeau Dotti aux Augustins (détruit dans les bombardements de 1944) et, en 1372 environ, il commença les fresques de la chapelle San Giacomo à il Santo (basilique Saint-Antoine de Padoue), qui, avec les fresques de l’oratoire San Giorgio, sont les deux seules œuvres, magnifiques, qui subsistent à Padoue. Ces fresques et celle de Sant’ Anastasia à Vérone, exécutées probablement juste après le tombeau Dotti, témoignent de la grandeur de cet artiste, dont le style extrêmement raffiné comporte à la fois une forte intensité dramatique et des accents classiques que préfigurent le gothique international. Aujourd’hui on ne retrouve plus à Vérone qu’une seule de ses œuvres, Saints Georges et Martin et des membres de la famille Cavalli, 1379, (Vérone, Sant’Anastasia, chapelle Cavalli).
La Crucifixion est une scène d’une grande intensité dramatique, où une foule de personnages dont les regards et les gestes se croissent. Au centre, le crucifix paraît presque isolé de la foule, tout comme Marie et Marie-Madeleine, enveloppées de leur manteau et absorbées dans leur chagrin ; le traitement des volumes rappelle beaucoup Giotto. Cette scène, qui se décline sur les tons de vert, de rose et de blanc, se caractérise par l’élégance dans la description des costumes et par l’attention au rendu des visages. En même temps, le peintre s’attarde sur des petits détails de la vie quotidienne, par exemple la femme qui tient un enfant par la main. Un document de 1379 atteste qu’Altichiero fut payé pour la décoration de la chapelle, commandée par Bonifacio Lupi di Soragna, membre d’une puissante famille liée aux Da Carrara.
Dans cette scène, Pétrarque, accompagné de son secrétaire Lombardo della Seta, se tient debout derrière saint Georges, en train de baptiser le roi. Ici, les teintes sont plus sombres et plus profondes que celles de la chapelle San Giacomo, et le ton du récit est plus narratif, davantage lié à l’histoire de la cité et à la famille Lupi, commanditaire de l’oratoire. Sur ces fresques aux couleurs franches et à la composition théâtrale, Altichiero a représenté les visages des Padouans les plus en vue.
Altichiero est un des grands représentants de l’école padouane du Trecento ; il développe la leçon giottesque dans le sens de l’universalité spatiale et dans celui de l’actualisation narrative. Dans la Décapitation de saint Georges, le paysage, présenté verticalement, se développe jusqu’à comprendre arbres, cités, montagnes ; mais au premier plan, la scène du martyre est douée d’une présence concrète, anecdotique très forte : geste du commandant et du bourreau, ultime exhortation d’un vieillard tandis qu’un père emmène son enfant effrayé. La mise en rapport entre le paysage et l’action est assurée par le groupe de soldats dont les lances traversent et scandent la montagne. On a déjà rencontré ailleurs ce groupe de soldats (Giotto, Duccio…) ; il s’agit, pour l’époque d’un véritable « outil plastique » ; il est ici disposé selon une rigueur spatiale très forte : toutes les têtes sont au même niveau selon un léger arc de cercle ; l' »isocéphalie » n’a pas encore la netteté que lui donne Masaccio dans le Tribut mais le souci de la cohérence spatiale y est également évident, comme il est dans la force avec laquelle le saint est agenouillé et son auréole présentée « en perspective ». L’idée d’espace conçu comme le contenant des figures fait son chemin …
C’est dans la chapelle Saint-Georges de Padoue qu’Altichiero s’attaque pour la première fois aux architectures représentées de trois-quarts, mais dont la perspective est pourtant étonnamment juste. Ce type d’audace, qui annonce déjà la haute Renaissance, se manifeste de façon particulièrement impressionnante. Seuls quelques détails montrent que la recherche du point de fuite unique n’a pas encore pleinement abouti – ceci est particulièrement visible dans la relation qu’on entre elles les façades latérales de l’édifice principal et de la tour. Dans le bâtiment du devant, construit comme une église, mais étonnamment court, le porche aux dimensions généreuses occupe près d’un tiers de la profondeur. Au regard de la modernité de cette œuvre, on s’étonne que pour les Funérailles de sainte Lucie représentées sous l’arc coupé par l’édifice principal et le bord gauche du tableau, la taille des figures ne soit pas adaptée à l’éloignement. Il faut cependant tenir compte du fait qu’un réalisme au sens moderne ne répondrait nullement aux intentions de ce génie artistique. Ainsi, la frise d’arcs romans en plein cintre et les piliers de tendance antique de l’architecture imaginaire de l’église (qui ne fut édifiée que sur la tombe de la sainte) se réfèrent simplement à l’époque très reculée de la scène. La cérémonie conforme aux règles liturgiques de l’époque et les habits de nombreux observateurs ne correspondent guère à l’époque des persécutions des chrétiens.
Le cas de Venise
L’art de la cité de Venise était influencé par sa position géographique originale, son histoire et ses contacts permanents avec l’Orient et la tradition byzantine. Au milieu du XIVe siècle, une crise économique sévère, conjuguée au tremblement de terre, à des catastrophes météorologiques et à la peste, provoqua une vague de nostalgie pour la fascination de l’Orient et une influence accrue du style byzantin sur l’art. Ce n’est pas un hasard si l’œuvre du plus grand peintre du Trecento venitien, Paolo Veneziano, fut plus occidentale, plus gothique, au début de sa carrière, vers 1335, et prit ensuite des accents plus nettement byzantins. C’est vers le milieu du siècle que le doge Andrea Dandolo fit restructurer la Pala d’Oro (retable d’or) de la basilique de Saint Marc, commanda les mosaïques du baptistère San Marco et de la chapelle San Isidoro, et décida de faire reconstruire le palais des Doges, dont la décoration de la salle du Grand Conseil fut confiée au padouan Guariento di Arpo. Le retable d’or, ou Pala d’Oro, visible seulement les jours de fête, avait été réalisé en 1105, agrandi en 1209 et enrichi d’émaux, probablement provenant du butin de la quatrième croisade. Le doge Andrea Dandolo le fit refaire, agrandir et embellir d’ouvrages d’orfèvrerie et de pierreries. Il fut achevé en 1345, avec la couverture peinte, signée par Paolo Veneziano et ses fils Luca et Giovanni.
Ici le classicisme byzantin est ravivé par des accents typiquement gothiques, dans le modelé vigoureux, qui semble sortir du fond d’or, dans une composition vivante et pleine de fantaisie.
Paolo Veneziano (Venise ? vers 1300 – 1358/1362), son activité est attestée en Italie du Nord, en Istrie et en Dalmatie, entre 1333 et 1358. Sa formation se déroule dans la Venise des années 1310-1320, alors que la peinture restait encore liée à la tradition byzantine. Tout en plongeant ses racines dans cette tradition, Paolo se dirigea pourtant vers un langage pictural nouveau, riche d’influences gothiques et n’ignorant pas les innovations giottesques. On trouve déjà un témoignage de cet équilibre entre style byzantin et éléments gothiques et modernes dans le polyptyque, fragmentaire, provenant de la basilique franciscaine San Lorenzo à Vicence, première œuvre de Paolo signée et datée de 1333. Le parcours artistique du peintre s’oriente ensuite vers un gothique élégant, nourri par une observation aiguë des aspects de la réalité quotidienne, comme dans le Couronnement de la Vierge de Venise. Une sorte de retour à la tradition byzantine s’effectue dans la couverture du retable d’or de saint Marc, terminé en 1345, et dans l’immense polyptyque de l’église des Augustins de San Giacomo Maggiore à Bologne. Dans le Retable férial avec la vie de saint Marc (1343-1345), les schémas byzantins sont réinterprétés d’une manière moderne, en une synthèse qui évoque la peinture padouane et vénitienne et se souvient de l’expérience giottesque.
Le Retable férial, ou Pala feriale, qui recouvrait pendant la semaine le retable d’or, est composé de quatorze panneaux, sept dans le registre supérieur, avec le Christ Homme des douleurs, la Vierge en pleurs et les saints, et sept dans le registre inférieur, avec la Vie de saint Marc. Le registre supérieur est celui qui se rattache le plus à la tradition byzantine, même si les gestes, la souplesse des vêtements et le choix des couleurs témoignent d’une interprétation résolument giottesque. Dans la vie de saint Marc, où la narration se fait vivante, où les fonds architecturaux sont spacieux et les couleurs brillantes, la main du maître prédomine.
Le Trecento à Vérone
La présence de Giotto à Vérone, rapportée par Vasari, est vraisemblable et, même s’il ne reste rien des fresques peintes par l’artiste dans le palais de Cangrande et dans l’église San Fermo (dont parle le biographe), la ville abonde en œuvres qui rappellent le style de Giotto à Padoue. À Vérone, s’imposa l’hégémonie de la famille Della Scala à partir du XIIIe siècle. En 1311, avec Cangrande della Scala, Vérone atteignit son apogée et devint le miroir de la grandeur de la seigneurie. Peut-être, ces années-là, Giotto fut-il présent dans la cité, après l’achèvement des fresques de Padoue. Le décor de l’église de San Fermo Maggiore est l’une des premières œuvres à attester que les artistes de Vérone connaissaient les concepts nouveaux de Giotto, expérimentés par ce dernier à la chapelle des Scrovegni. Dans les années 1340 et 1350, en revanche, la peinture de Vérone fut influencée par la peinture lombarde et vénitienne : durant cette période, le faste de la cour des Visconti exerçait une grande fascination, qui dépassait les frontières de la seigneurie. Deux des principaux peintres actifs à Vérone dans la seconde moitié du siècle, Turone di Maxio (documentée à Vérone entre 1356 et 1380) et Altichiero, s’étaient formés en Lombardie. Depuis un certain temps déjà, les sculpteurs lombards donnaient un nouveau visage à la cité ; Cansignorio della Scala chargea Bonino da Campione, artiste favori de Bernabò Visconti, de réaliser la magnifique arche destinée à couronner l’ensemble monumental des tombeaux des Scaligeri.
Dans la peinture de Turone, artiste d’origine lombarde, se remarquent les premiers exemples explicites de la réélaboration vénéto-padouane de la leçon giottesque, qui eut un fort impact en Vénétie grâce aux extraordinaires œuvres patavines du maître toscan (Chapelle des Scrovegni, et celles, perdues, de la Basilica del Santo et du Palazzo della Ragione), une réélaboration qui atteint ses sommets avec l’un des élèves de son atelier, Altichiero da Zevio.
Cette peinture est influencée par le travail de Giotto, dans la façon très plastique de traiter les surfaces et dans l’extension des volumes, tout en restant encore gothique sous d’autres aspects. La figure de Guglielmo, qui tient dans ses mains la maquette de l’église, montre une certaine nostalgie du peintre pour l’art gothique, dans l’aspect presque héraldique du personnage. Le peintre souligne certains traits du visage : les sourcils touffus, les lèvres épaisses, la verrue sur la joue, d’une manière un peu rigide, presque caricaturale.