Tommaso di Ser Giovanni di Mone Cassai, dit Masaccio
Les témoignages confirment l’appartenance de Masaccio (1401-1428) à un « groupe », une « tendance » selon la terminologie des avant-gardes, qui est au cœur du renouveau humaniste dans la Florence du Quattrocento. Le sculpteur Donatello et le réalisme désinhibé de ses figures pour le Campanile, Nanni di Banco et la sereine pureté de ses statues pour Orsanmichele, Brunelleschi, « roi du monde » (selon le mot célèbre de Benedetto Dei), véritable maître de l’espace et de la perspective, qui déclarera, à la nouvelle de la mort prématurée de Masaccio : « Nous avons subi une grande perte ». Ce « nous » suggère justement une notion de « cercle », dont Filippo est le centre et Tommaso le seul peintre qui marque de sa personnalité, en moins de dix ans, l’histoire de la peinture du Quattrocento. Le jeune homme qui s’éloigne de l’art minutieux des enlumineurs pour peindre les paysages, abandonne la splendeur éclatante des cortèges gothiques où l’élancement des figures drapées dans des étoffes princières n’est autre que Masaccio. Il leur substitue l’aridité des collines, la sobriété des processions, la simplicité des vêtements. Le visage de ses personnages n’est plus travaillé par les visions mystiques, mais fait preuve de réalisme.
Le rendu de l’espace s’inspire des récentes fresques de Masaccio au Carmine. Le temple rappelle le Dôme de Florence, avec une coupole très brunelleschienne. Vasari cite cette œuvre en premier dans la biographie de Masaccio, pour corroborer l’affirmation selon laquelle le peintre était « plein d’ardeur au travail et d’une ingéniosité admirable dans les problèmes de perspective ». C’est là reconnaître implicitement le destin critique d’une œuvre riche de conséquences, où la recherche de la « difficulté » a quelque chose de contraignant et d’exemplaire et dont la mise en perspective est d’une virtuosité extrême même si n’est pas véritablement adaptée à l’action de la scène. L’œuvre qui ne peut être attribuée à Masaccio, on peut la considérer comme un témoignage important sur l’atelier de l’artiste, né à un moment de ferveur pour le maître.
Ce rendu du réel, cette sérénité dans le naturel, cette ouverture au monde de l’époque, allait se faire, dans le Saint Pierre en chaire, synthèse entre histoire et légende, entre sacré antique en profane contemporain, dont Masaccio avant de disparaître, donne un reflet précis, en se représentant en compagnie de Brunelleschi, de Masolino, et peut-être de son frère Scheggia. Et il y ajoute Alberti, témoignage de l’importance des relations florentines du jeune humaniste. C’est ce même Alberti qui inscrira véritablement dans l’histoire ces profils d’artistes, grâce à la célèbre dédicace à Brunelleschi du traité Della Pittura, qui affirme la conscience artistique et critique de cette génération en établissant un « parallèle » idéal avec les Anciens, dont la valeur et la dignité se trouvent désormais égalées. Masaccio occupe un espace que lui appartient en propre ; avec lui commence cette grande leçon qui, pour toute la Renaissance, fera de la chapelle Brancacci une académie picturale vivante, un lieu de formation, de méditation, d’exercice direct de l’étude figurative, dont témoignent jusqu’aux anecdotes sur un certain jeune homme au sang chaud, admirateur absolu de Masaccio : Michel-Ange Buonarroti, troisième et dernière figure d’une triade initiée au Trecento par Giotto, et dont Masaccio représente, en sublime méditation, la figure centrale, marquant ainsi la ligne majeure et spécifique de la peinture italienne.
Masaccio naît en 1401 à Castel San Giovanni in Altura, entre Florence et Arezzo, sous le nom de Tommaso di Ser Giovanni di Mone Cassai. L’année de la naissance de Masaccio coïncide avec une étape significative de l’art florentin que l’histoire de l’art a désormais homologué comme l’aube d’une ère nouvelle : le célèbre « concours » de 1401 pour les portes du Baptistère. L’aventure à travers les sources littéraires qui nous l’ont transmise, s’insère de plein droit dans un processus commencé au moins une décennie auparavant, celui du réveil de l’intérêt des humanistes pour le thème classique de la statue, avec pour corollaire immédiat la valorisation de l’antique. La gloire de Masaccio repose sur trois œuvres, datées des quatre dernières années de sa vie : le Polyptyque de Pise (dispersé entre Londres, Pise, Naples et Berlin), les fresques Scènes de la vie de saint Pierre et Épisodes du Péché originel de la Chapelle Brancacci à Florence et la fresque de la Trinité à Santa Maria Novella. Qu’il s’agisse du Ve siècle grec ou du XIIIe siècle italien, chaque fois que l’art s’efforce de restituer avec précision la structure et le volume du corps humain, les sculpteurs se trouvent à l’avant-garde : leur médium est tridimensionnel, alors que le peintre doit lutter pour créer un simulacre de profondeur sur une surface inexorablement bidimensionnelle. Il n’est donc pas surprenant que la puissance méditative des personnages monumentaux de Masaccio, enveloppés de lourdes et sourdes draperies, répondent trait pour trait au Saint Jean l’Évangéliste, au Saint Marc, au Jérémie de Donatello. De même les splendides architectures de la Trinité confèrent grandeur et gravité aux formes gracieuses de l’Ospedale degli Innocenti de Brunelleschi. C’est l’invention par ce dernier de la perspective artificielle qui fournit à Masaccio le cadre conceptuel et les moyens techniques de la révolution artistique de la Renaissance. Elle permettait enfin de créer avec une précision scientifique une illusion tridimensionnelle définie par la position théorique du spectateur dans l’espace réel. La composition devait le guider à l’intérieur d’un espace pictural unifié. C’est ainsi que le point de fuite des édifices du Paiement du tribut se situe sur la tête du Christ, rehaussant l’importance du personnage central.
Avec le Paiement du Tribut, on entre dans l’œuvre de catéchèse au sein du monde hellénistique et romain, fortement urbanisé et donc plus proche de l’actualité florentine. Sur la droite, les limites de la ville correspondent fonctionnellement au récit ; d’abord la maison du collecteur avec sa « loggetta », avant-poste intermédiaire entre l’espace ouvert de la campagne et les volumes solides des constructions urbaines, puis l’amorce du petit pont qui franchit un probable fossé et qui constitue l’introduction des aventures qui se dérouleront à l’intérieur des remparts de la cité.
Masaccio : l’architecture et l’espace
Le rapport entre Masaccio et Brunelleschi a été schématisé au point de supposer une intervention directe du second dans les tracés perspectifs les plus importants du premier. Pour la Trinité, œuvre de jeunesse, qui est bien une somme de perspective et d’architecture, Masaccio devait être débiteur envers Brunelleschi pour la perspective, mais envers d’autres aussi – souvenons-nous de Vasari : « bien que Paolo Uccello s’y fût déjà intéressé et eût fait quelque chose pour aplanir en parti cette difficulté, Masaccio cependant, en variant de plusieurs façons, était peut-être meilleur qu’aucun autre à son époque dans le raccourci et dans toutes sortes de vues » – mais il devait mener une recherche bien à lui sur la perspective et avoir une conception personnelle du langage architectural. Sur le thème de l’espace perspectif, Alberti décrit comment procéder à une « intersection » : il faut d’abord définir un quadrilatère comme « fenêtre ouverte » ; ensuite définir les proportions sur la masse métrologique du bras ; puis « à l’intérieur de ce quadrilatère, là où je le juge bon, j’arrête un point à l’endroit frappé par le rayon central, et je l’appelle « le point central ». Ce procédé semble correspondre exactement à celui qui est mis en œuvre dans la Trinité, à tel point qu’on formulera l’hypothèse d’une intervention d’Alberti dans le travail de Masaccio. Outre la conception de l’espace et de la perspective, voici enfin la référence à ces valeurs de « composition » qui grâce à Masaccio entrent dans l’histoire : « La composition est cette manière de peindre par laquelle les parties des choses vues sont disposées ensemble en peinture. La plus grande œuvre d’un peintre n’est pas le colossal, mais l’histoire. La conception de l’histoire mérite plus d’éloges que celle du colossal ».
Et, dans cette aura monumentale qui n’est pas déterminée par les dimensions, mais par les qualités de composition qui forment la narration picturale, l’historia, voici que se découpe la solennité des figures de Masaccio : « Songe comment l’homme, dans chacune de ses postures, dispose tout son corps pour soutenir le chef, qui est la partie du corps la plus lourde, et lorsque tu l’appuies sur un pied, que ce soit sur le pied à la perpendiculaire du chef, comme la base d’une colonne ». Autre référence à Masaccio : la « synthèse » : « Ainsi dans l’histoire un nombre juste de figures confère la dignité. Je n’aime pas la solitude dans l’histoire, cependant je ne loue pas non plus l’abondance, lorsqu’elle est dépourvue de dignité », ce qui renvoie à la nécessité dans les éléments de la représentation qui entre dans la synthèse et le dépouillement de Masaccio. Tout ceci compose une lecture sur la base de laquelle Alberti -formé et éduqué à Padoue, avec ce que cela implique de connaissances de la narration courtoise et du gothique international – ne pouvait manquer de rendre hommage aux formes de sa patrie fraîchement retrouvée, à travers ces valeurs plastiques qui caractérisaient l’œuvre du seul peintre admis dans le cercle étroit des génies comparables à ceux de l’Antiquité.
Les références architecturales sont importantes dans la prédelle du Polyptyque de Pise, aujourd’hui à Berlin. La première scène, le martyre de saint Pierre, se déroule entre deux pans de murs en talus, faits de rangées de pierres serrées, derrière lesquels se développe une architecture en dur, nervurée de simples pilastres achevée par une corniche qui en suit les redents. Dépouillement et intemporalité caractérisent la cabane de l’Adoration des Mages, conçue comme une structure simple, où des croisillons en diagonale soutiennent le toit saillant qui abrite la Sainte Famille, à la manière d’un baldaquin rustique ; elle accompagne la diagonale dessinée par le manteau de la Vierge assise, par contraste, sur un siège doré qui évoque l’antique.
Le panneau central l’Adoration des Mages est construit sur un schéma simple : pour corriger l’extrême horizontalité du format (plus familier au peintre de « cassoni », de coffres, qu’au peintre d' »historiae »), la science de la perspective porte Masaccio à concentrer les éléments essentiels du récit, qui occupent un peu plus de la moitié du panneau, et à reléguer aux deux extrémités les aspects marginaux de l’histoire : cabane, animaux, chevaux et écuyers. L’axe central est constitué par la figure de l’écuyer en casaque rouge, note de couleur la plus vive. La lumière, symbole matériel de la Grâce divine, frappe cette fois les visiteurs, alors que la Vierge et l’Enfant demeurent dans l’ombre, avec le remarquable éclairage atmosphérique des deux animaux. Les Mages son répartis dans l’espace et dans le temps : l’un d’eux est déjà courbé en adoration dans le cône d’ombre de la cabane ; l’autre commence à s’incliner respectueusement, assisté par les écuyers ; le dernier, le plus jeune, attend d’être introduit et les écuyers sont encore occupés à retirer sa couronne. Trois âges de l’homme échelonnés dans l’espace, en une séquence qui symbolise le parcours qui conduit le croyant en présence du Christ. Ici se concentre le message religieux de Masaccio, qui sait regarder au-delà de l’événement et saisir les motivations profondes de l’histoire. L’histoire est ce qui se renouvelle dans le présent et c’est pour cela que son insérés dans la scène sacrée deux spectateurs en vêtements bourgeois modernes, portant le « lucco », la robe de panne noire.
Mais c’est encore dans le contexte du Polyptyque de Pise, dans son panneau central conservé à la National Gallery, que se lit l’un des plus incisifs des manifestes architecturaux qui nous sont parvenus de la main de Masaccio. Le trône s’élève sur une haute marche à la frise strigile, qui semble un hommage à la frise de l’Hôpital des Innocents, essayée et vite abandonnée, citation allusive, sorte de déclaration de fidélité et d’orthodoxie brunelleschienne, et qui sert dans l’économie spatiale de la composition pour indiquer l’axe et la bilatéralité de la symétrie. La colonne principale apparaît comme un hommage à celles du portique des Innocents, dont elle cite les proportions. Si l’hommage à Brunelleschi est sensible et intelligent, il ne s’agit pas de conformisme dans la répétition, mais d’une manière d’hommage critique ; non pas d’une imitation, mais d’une adhésion à une culture dont Masaccio retravaille les liaisons, la perspective, les proportions et le langage formel avec l’assurance de l’originalité.
L’élément central du polyptyque la Vierge et l’Enfant en trône avec quatre anges, est fortement conditionné par le choix d’un point de vue et d’une ligne d’horizon qui correspond au plan sur lequel repose la figure de la Vierge. Cette dernière émerge, étroitement enchâssée dans un trône architectonique de plan rectangulaire qui, à son tour, a bien du mal à entrer dans le champ ogival du panneau, comme pour indiquer, par la découpe du trône, une fonction structurelle du cadre – un peu comme la fameuse fenêtre d’Alberti. Cette solution entraîne la position avancée des anges musiciens : un système de degrés en cascade qui annonce déjà le mécanisme spatial complexe de la Trinité.
Le Plateau d’accouchée avec une scène de naissance conservé à Berlin implique un autre choix perspectif en architecture, le plus ambitieux peut-être après la Trinité. La nouveauté réside dans la dissymétrie de la composition, où le sommet de l’arc central est légèrement déporté sur la gauche, ainsi que la moitié de la fenêtre géminée qui le surmonte, ce qui permet de montrer à droite un arc presque entier. Les références à l’Hôpital des Innocents de Brunelleschi, et plus particulièrement au Cloître des Femmes, son explicites, quoique déclinées dans une vision du roman florentin qu’on ne trouve pas chez l’architecte. Les couleurs du plateau sont intenses, avec ses blancs marmoréens et ses noirs, ses colonnes de pierre et la teinte d’un bleu intense des voûtes croisées de l’intérieur du cloître. C’est le thème de la décoration du « ciel » dans l’abside de la Vieille Sacristie, ici sans décor surajouté.
Il s’agit d’une variante riche, bourgeoise, mondaine, brillante, polychrome, de l’architecture de Brunelleschi. L’association avec un décor en marbres bichromes, traditionnel à Florence, confère une dignité sacrée à l’édifice solennel qui sert de cadre à la scène – une naissance illustre qui reçoit l’hommage des trompettes de la commune.
La ville de Masaccio est noble, raffinée, marmoréenne, très civilisée, au point de s’apparenter aux cités idéales attribuées à Piero della Francesca ou au cercle de Francesco di Giorgio. Il faut la mettre en parallèle avec cette expression d’un aimable naturalisme, ce témoignage direct de la chronique citadine que constitue l’arrière-plan urbain de Masolino dans la Guérison de l’infirme et la résurrection de Tabitha, qui font face au Tribut : une ville gothique même si son espace est largement ouvert et si les corniches filantes lui confèrent une unité florentine. Alors que la ville de Masaccio avec son jardin est, au contraire, les dates le prouvent, la première apparition de la ville de la Renaissance, avec ce côté métaphysique, abstrait, géométrique, formaliste, sans présence humaine, que l’on trouve dans les « vues idéales ».
La scène de Saint Pierre guérissant par son ombre est une scène urbaine dans une rue où se nouent un dialogue typiquement florentin entre des architectures des plus anonymes : entre deux maisons en encorbellements soutenus par des structures en bois se dresse une sorte de maison-tour, sans fenêtres, où le seul relief est la saillie d’une haute corniche. Deux fortes architectures ouvrent et ferment la perspective de la rue. La première, à gauche, est un palais à bossage irrégulier, avec des portes sans architraves, surmontées par des pierres pas plus larges que l’étroite ouverture, exactement comme les fenêtres au rez-de-chaussée du palais Pitti, qui est, plus explicitement encore, le modèle des grandes arcatures de l’étage noble, avec leurs blocs de pierres rayonnants. Au fond, fermant la perspective de la rue, une église dont la restauration des fresques a mis en valeur l’importance ; montrant un Masaccio « équilibriste » qui corrige les irrégularités du profil du mur. L’église contraste avec l’espace si souvent célébré comme « pauvre ». Elle joue le rôle d’un fond de perspective d’une ville de la Renaissance, d’une ville classique aux monuments gracieux, dont les caractéristiques d’architecture, de matériaux et de décoration annoncent une architecture « albertienne » avant Alberti.
Pierre avance sur la voie publique, comme s’il passait en revue les infirmes alignés, guérissant chacun d’entre eux par la portée de son ombre. À la façade du palais au premier plan, le bossage irrégulier et les portes sans architraves évoquent l’architecture du palais Pitti. À l’extrême droite, la façade d’une église, un campanile et une colonne surmontée d’un chapiteau.
La scène du Paiement du Tribut l’architecture est d’un grand dépouillement formel : une certaine fragilité dans les structures, notamment dans l’arcade de la voûte croisée et dans les arcs en plein cintre, une certaine insistance sur la variété de niveau des marches, entre l’escalier à l’extrême droite, délimitée par un petit mur en pierres alignées, et les hautes marches formant un socle plus qu’un escalier, devant la porte et l’arcade. Cette insistance géométrique contribue à mieux dessiner la profondeur de la perspective, la raideur, presque l’hostilité de la ville ceinte de remparts, par opposition à la suavité « informelle » de la nature et du paysage ouvert. La petite fenêtre à barreaux, le simple châssis des montants des portes, les trous pour les poutres – si importants dans la plaquette attribuée à Brunelleschi et conservée au Louvre -, les embrasures des fenêtres avec les crochets pour les volets : autant de traits d’un naturalisme attentif, qui s’amplifie dans la représentation des drapés, des gestes, des visages, des chevelures, des auréoles perspectivées qui imposent et délimitent pour chaque tête son espace propre.
La scène de la Distribution des aumônes et le châtiment d’Ananie, à droite de l’autel, présente un paysage ouvert, entre ville et campagne, avec une typologie d’édifices fort expressive. Sur la gauche, la coulisse rose-brun des constructions, avec leurs consoles en encorbellements, constitue une transition cohérente avec la fresque à gauche de la fenêtre. Au centre, une grande maison qui semble de construction récente, au crépi encore frais, indique que la ville est en train de s’étendre hors les murs ; le rez-de-chaussée ne comporte pas d’ouvertures pour ne pas troubler le fond sur lequel se détachent les visages de Pierre et de la femme. Sur la droite, une tour médiévale avec bossage en fort relief au niveau inférieur, une fenêtre géminée au premier niveau et un dernier niveau, peut-être en briques, avec une fenêtre géminée et une triple rangée de trous pour les poutres : note médiévale, presque siennoise, symbole évident d’une ville réelle, ancienne, à laquelle s’oppose l’extrême netteté de la manière moderne. À l’arrière-plan, sur les collines, deux châteaux, l’un à mi-hauteur et l’autre très loin, à peine esquissé, sont des signes, dans un paysage dépouillé, de la présence humaine. Le château porte une tour crénelée, avec un étage en encorbellement également crénelé. La position décentrée de la tour rappelle le Palazzo Vecchio d’Arnolfo del Cambio ou le château de Montepulciano, détail qui souligne la tuscanitas, le présent historique, l’évidence contemporaine de la scène.
Cette scène qui complétera Filippino Lippi, c’est une scène urbaine : le mur central qui sert de fond, avec ses subtiles modénatures « quattrocentesques » et ses panneaux en marbre et porphyre, limitent le luxuriant verger avec ses conques de terre cuite fleuries. Sur les côtés deux ailes symétriques aux grandes toitures débordantes dans le goût florentin. Dans cet arrière-plan, Masaccio figure des aménagements architecturaux qui n’ont pas d’égal dans les constructions de son temps. L’édifice au premier plan à gauche, sous le toit en auvent, présente des pilastres d’angle et une corniche-architrave à bandes parallèles qui sont déjà peu orthodoxes.
Entre naturalisme et art du portrait
Le naturalisme de Masaccio associe deux types d’humanité dans les histoires. Le premier est le portrait, le personnage qui interprète un genre : ainsi, Pierre représente le magistère, l’Ancien, et la mère qui s’approche de lui pour demander l’aumône est une sorte de madone populaire qui n’a même pas de couches pour son enfant mais qui conserve entière sa dignité, sa fierté, son sens, si fort dans la Florence de l’humanisme civil, d’appartenir à la cité tandis que les ignudi, les nus du Baptême des néophytes ont la fragilité de ceux qui sont sans vêtement, et pas seulement parce qu’il fait froid, mais parce que le vêtement c’est le rang, l’expression de la situation sociale, qu’il serve à la fois de protection et de définition de l’individu. Quant aux infirmes, ils sont des portraits de types populaires florentins, fortement caractérisés dans leur dimension « historique », mais sans les attitudes sinistres et caricaturales du Triomphe de la Mort d’Orcagna.
Examinons maintenant le réalisme caractérisant les expressions et les actions des personnages. Observons ainsi dans le Paiement du Tribut, le détail du pêcheur et de sa canne à pêche dont la ligne est faite d’une cordelette, puis les personnages vêtus dans le style du XVe siècle entourés par les apôtres drapés dans leurs toges à la romaine, sans oublier les nuances soulignant en toile de fond les différentes zones de culture du paysage (que nous retrouvons chez Domenico Veneziano et Paolo Uccello).
Le Baptême des néophytes c’est la fresque que les travaux de restauration permirent de mieux récupérer : on lui a en effet rendu les couleurs, la luminosité et le dessin qui justifiaient pleinement autrefois l’éloge de sa beauté. Ainsi Vasari : « Dans la scène où saint Pierre baptise, se trouve une figure qui grelotte, saisie par le froid et qui a toujours suscité l’admiration des artistes anciens et modernes, tant elle est exécutée avec un beau relief et avec douceur de style ». Il faut aussi remarquer l’eau courante du fleuve qui asperge les jambes du néophyte agenouillé, comment également celle que saint Pierre déverse sur la tête de ce dernier fait apparaître une légère effervescence en touchant ses cheveux puis rebondit sur le fleuve au fil de son écoulement. Il faut aussi remarquer comment l’ombre des personnages atteints par a lumière est mise en évidence, ou bien la barbe naissante de l’un des personnages du public dont l’oreille est pliée par son turban, ainsi que l’homme qui déboutonne son vêtement et le « nu ».
San Pierre reste cependant le protagoniste de chacun des épisodes, conformément à la narration historique de ses actes. La représentation de son personnage demeure fidèle aux caractéristiques de l’iconographie traditionnelle faisant de lui l’apôtre que l’on identifie le plus facilement. La couleur chair de son visage dans le Paiement du Tribut (qui laisse souvent transparaître les terres vertes de sa préparation), saint Pierre, de profil aux côtés du gabelier, est dépeint avec de larges zones de couleur et les mèches de cheveux en désordre. Sur la gauche, attentif à l’ordre du Christ, son visage mû par une plus grande détermination est rendu par un tracé plus élaboré. Sa position quasiment de face, lui conférant la gravité et l’aspect d’un philosophe tel que Platon, attire immédiatement l’attention du spectateur. Il évoque un penseur, un homme mûr, un sénateur : ses cheveux et même quelques-uns de ses sourcils sont blancs. Parmi les nombreux portraits, quelques spécialistes reconnaissent dans l’Ombre de saint Pierre guérissant les malades, Donatello qui correspondrait pour Berti au vieil homme barbu apparaissant entre saint Pierre et saint Jean. Sous les traits de saint Jean, Paronchi identifie quant à lui en 1966, le peintre Giovanni di ser Giovanni dit Lo Scheggia, c’est-à-dire le frère cadet de Masaccio.
Masaccio, raffiné, pétri de culture, intégrant des représentations de l’espace qui renvoyaient de la ville des images qui échappaient même à Brunelleschi, trop florentin peut-être. Masaccio se situe dans la ligne de la Renaissance toscane qui s’inspire des édifices vénérables visibles dans la cité et ses alentours, le Baptistère, San Miniato, la vieille église de la Badia de Fiesole, San Jacopo Soprarno, San Salvatore dell’Archivescovado, la collégiale d’Empoli, ce qui aboutit à des résultats qui ne coïncident pas avec les recherches et les choix de son ami Brunelleschi, et même s’en écartent par des traits totalement originaux. Dans l’année fatidique de 1428, Masolino quitte Florence pour Rome à la fin du printemps, en mai, probablement accompagné dès le début par un Masaccio déjà affaibli par un excès de travail sur une constitution fragile (son père, le notaire était mort aussi vers l’âge de vingt-sept ans). Dans cet été romain de 1428, particulièrement chaud et malsain, on voit un groupe d’humanistes se réfugier dans la propriété vinicole de Bartolomeo Aragazzi – qui sera le commanditaire du monument funèbre de Michelozzo à Montepulciano – dans la banlieue proche de Saint-Jean-de-Latran pour donner vie aux doctes conversations immortalisées par Poggio Bracciolini dans le De Avaritia. Une lettre de l’humaniste Panormita nous apprend qu’ils « n’avaient jamais vu l’air aussi infesté par la peste que celui d’alors ». C’est ainsi que s’interrompt dans sa fleur la carrière de Masaccio. La nouvelle de sa mort, parvenue à Florence à la fin du mois de juin, est hâtivement notée au registre des impôts par un fonctionnaire. Une source du début du XVIe siècle laisse soupçonner un empoisonnement – mais tout ce que nous savons paraît exclure cette hypothèse – et rapporte l’écho de la consternation de Brunelleschi, à la nouvelle de la disparition de son ami.