Les grands peintres narrateurs
Après le départ définitif de Piero della Francesca de Florence, vers 1440, la peinture et l’architecture florentine subissent l’effet de la disparition de la première génération des grands inventeurs, entre 1460 et 1470. La ville reste toutefois un foyer artistique dynamique grâce à l’activité permanente des illustrateurs dont les œuvres, nombreuses et divertissantes, semblent s’inscrire dans la tradition populaire des romans courtois. Le sens du récit qui était apparu chez Pesellino s’épanouit avec Benozzo Gozzoli, Alesso Baldovinetti et trouve son aboutissement dans les réalisations de Domenico Ghirlandio. Pour Baldovinetti comme pour Antonio del Pollaiolo, le paysage est intégré de manière naturelle. L’intérêt que montre cette nouvelle génération de peintres pour la tradition narrative et la manière flamande trouve sa plus belle expression chez Domenico Ghirlandaio. Sur ce terrain, où l’artiste élabore les expériences les plus audacieuses, où il tombe parfois dans l’uniformité lassante des conventions d’école ou des académismes, Benozzo Gozzoli (1420-1497) se distingue par l’originalité de ses œuvres.
Il s’agit de l’une des fresques de la grande série représentant des scènes de la vie de la Vierge et de saint Jean-Baptiste, peintes dans le chœur de Santa Maria Novella pour Giovanni Tornabuoni, l’un des hommes les plus riches de Florence. La jeune femme en tenue d’apparat avec ses suivantes est sa fille. De nombreux portraits de contemporains se trouvent dans ces scènes. La signature du peintre figure sur un des panneaux.
Benozzo Gozzoli et les séductions d’un art courtois
Benozzo Gozzoli (Florence 1420 – Pistoia 1497), d’orfèvre apprenti à peintre de joyeuses fresques décoratives, il suivit au cours de sa carrière d’artiste, commencée comme collaborateur de Ghiberti à Florence et de Fra Angelico à Rome et à Orvieto un parcours très cohérent. Le couronnement de son œuvre, par l’heureux discours narratif, la richesse de la décoration, le rythme et l’équilibre des figures au milieu du paysage est le cycle peint pour les Médicis, dans le nouveau palais familial à Florence : Le Cortège des Rois Mages tout au long des murs de la chapelle. Dans les fresques médicéennes, ainsi que dans les scènes bibliques du cimetière de Pise (1468-1484) ; dans les fresques de la Légende de saint François à Montefalco ou dans les Scènes de la vie de saint Augustin à San Gimignano (1463-1467), il atteint toutefois une forme de discours narratif, calme, élégant, amusé, qui a plu à ses contemporains et à la postérité. Dans les peintures sur bois comme la Vierge entourée d’anges et de saints (Londres, National Gallery), Gozzoli réussit moins bien que dans les fresques, où s’expriment le mieux ses talents de décorateur brillant et désinvolte.
Le roi Gaspard apparaît sous les traits du jeune Laurent de Médicis (à qui l’on appellera plus tard Le Magnifique) sur son cheval richement harnaché, représenté par Gozzoli avec un soin presque de ciseleur, qu’il avait acquis au cours de son expérience d’orfèvre auprès de Ghiberti.
En 1459, Pierre de Médicis, dit le Goutteux, fait appel à Benozzo Gozzoli pour peindre la chapelle privée de son palais (aujourd’hui Palais Medici-Riccardi) qui était aussi une salle d’audiences et de rencontres politiques. Le sujet en est le cortège des trois Rois mages qui s’étire dans un paysage féerique qui évoque les Jardins du Paradis. La scène que peint Gozzoli devient finalement le triomphe des Médicis, consacré par le transfert de Ferrare à Florence du Concile de l’union des Églises. Les mages sont représentés par l’empereur Jean Paléologue, le patriarche de Constantinople et Lorenzo de Médicis. Des princes et des humanistes fidèles à la famille ou alliés politiques composent une brillante suite et les pages dans leur costume comme les chevaux dans leurs harnachements arborent fièrement le blason des Médicis. Dans un cadre paradisiaque qui ressemble aux campagnes de Toscane, Benozzo Gozzoli transpose l’Histoire sainte dans l’histoire contemporaine du Quattrocento pour manifester la puissance de la maison régnante. Dans ce moment de grâce, Gozzoli met en œuvre les séductions d’un art courtois, destiné au patriciat bourgeois, selon une méthode qui avait désormais fait ses preuves, allie l’héritage gothique tout proche avec l’actualité de la vision en perspective, le tout baigné de la clarté de la lumière limpide et révélatrice inspirée par les artistes flamands.
Non seulement les matériaux précieux comme les bijoux, les tissus et les harnais des chevaux, mais aussi les arbres chargés de fruits, les prés couverts de fleurs émaillées, les plumages multicolores des oiseaux, les ailes polychromes des anges ; enfin, l’or pur en feuille fut généreusement appliqué de manière à ce que les représentations resplendissent même dans l’obscurité de la chapelle, éclairée aux bougies.
Sur les murs, les fresques son peints comme de tapisseries. Les paysages couvrent la totalité des œuvres et sont rehaussés par de nombreux motifs soignés, l’éclat de l’or et des teintes précieuses. Derrière les mages qui chevauchent en costume d’apparat, les jeunes gens et les pages ont une élégance analogue.
Sur le plan de la description et de la narration, les compositions élaborées de Benozzo Gozzoli exaltent l’événement de l’Évangile dans une atmosphère de splendeur chevaleresque (sans aucun doute à la demande des commanditaires), de sorte qu’à la tradition déjà riche et féerique, en peinture et dans les spectacles, des représentations des trois Rois mages, Benozzo ajoute des pages d’un raffinement nouveau, comparables par la technique et la recherche d’éléments précieux jusque dans les moindres détails, à de grandes miniatures.
Le triple cortège des Mages, composé selon les règles d’un protocole précis, défile sur les murs, et l’on voit aussi une noble battue de chasse, avec des faucons, des chiens et des guépards. Les groupes des rois sont suivis et précédés de deux rassemblements de citoyens à pied et à cheval. Sur la paroi de droite, on reconnaît les membres de la famille Médicis, parmi lesquels Cosme, Piero di Cosimo, Laurent et Julien enfants ainsi qu’un groupe de partisans ou d’agents des Médicis. La plupart des personnages sont peints d’après modèle. Gozzoli en précise les caractères individuels.
Domenico Ghirlandaio et l’histoire citadine
La tradition narrative et la manière flamande trouvent sa plus belle expression chez Domenico Ghirlandaio (1440-1494). Ses premières œuvres le rapprochent de Verrocchio, qui a travaillé également avec Baldovinetti. D’ailleurs, il intègre par la suite la luminosité chère à son maître à une conception plus douce des représentations religieuses. Volontiers éclectique, il trouve dans l’arrivée à Florence du triptyque Portinari de Hugo van der Goes en 1482 la source d’une nouvelle orientation vers le réalisme. Il recourt volontiers aux éléments d’architecture pour développer sur les murs ses larges compositions équilibrées. C’est à Santa Maria Novella, vers 1485-1490, dans les Épisodes de la vie de saint Jean-Baptiste, que ce procédé est le mieux utilisé. Ghirlandaio situe les scènes devant de portiques à arcades et des constructions en abside, dans des intérieurs dont la perspective est marquée par le jeu des corniches et des plafonds à caissons, ou enfin au cœur de paysages rythmés par des édifices à l’antique, des campaniles, ou plus simplement par des murs. Les escaliers et les arcades, les colonnades et les portiques représentent l’aboutissement de l’architecture de Brunelleschi, et sont stipulés dans les contrats qu’il passe avec ses commanditaires. En 1485, il accepte ainsi d’inclure aux fresques de Santa Maria Novella, commandées par la famille Tornabuoni, » des personnages, des maisons, des châteaux, des villes, des montagnes, des oiseaux et des animaux de toute sorte « . Florence passe alors pour être la capitale de l’Occident, sous l’impulsion de Laurent le Magnifique. En ce temps-là, Ghirlandaio achève les fresques qui éblouissent le patriciat, séduisent les ambassadeurs, et nous laissent l’image d’une culture lumineuse.
Dans la scène de la Visitation, le peintre trace les portraits de Giovanna degli Albizi Tornabuoni à gauche et de Lucrezia Tornabuoni, mère de Laurent le Magnifique à droite,
Passé maître dans l’art de la fresque, Domenico Ghirlandaio intègre aux épisodes de l’histoire biblique, à la manière de Gozzoli, des personnages dont il excelle à tracer le portrait. C’est ainsi qu’il plaît à ses mécènes. Son atelier, où se forme Michel-Ange en 1488, connaît une grande prospérité. Le style impeccable, montre une élégante distinction et un certain détachement. Ghirlandaio réconcilie des siècles apparemment lointains : ceux de la Renaissance et du monde biblique. Il réunit ainsi, en faisant dans la Visitation le portrait de Florence et de Rome, l’Antiquité et le christianisme. Dans l’Apparition de l’ange à Zacharie, où Ghirlandaio ajoute aux Tornabuoni, Marsile Ficin et ses apprentis les humanistes Politien et Cristoforo Landino, on découvre une inscription en l’honneur de la fertilité florentine : » L’an 1490, alors que la ville belle entre les belles, illustre par ses richesses, ses victoires, ses arts, ses monuments, jouissait dans la douceur de l’abondance, de la santé et de la paix « .
Les bâtiments du fond, le palazzo Vecchio et la Loggia dei Lanzi sur la place qui grouille d’activité citadine où se tient le concile. Les personnages qui montent l’escalier sont : Ange Politien; les frères Piero, Giovanni et Giulio de Médicis; Matteo Franco et Luigi Pulci.
Les épisodes de la vie de saint François, ses miracles, ont été transposés dans les rues et sur les places de Florence, et les personnages qui assistent et participent aux diverses scènes sont les citoyens les plus importants de la ville, leurs enfants et leurs amis. C’est la vie de la société florentine du quinzième siècle qui se déroule sous nos yeux et, par moments, nous pouvons avoir l’impression d’en être les spectateurs directs : enveloppés par cette atmosphère sereine nous vivons avec ces hommes du passé que le pinceau de Ghirlandaio nous rend si présents. La Résurrection de l’enfant de la famille Spini est l’un des plus célèbres » … il se représenta lui-même et peignit le pont de Santa Trinità et le palais Spini, peignant sur la première paroi l’histoire de saint François quant il apparaît dans le ciel et ressuscite l’enfant… et d’autres personnes qui s’émerveillent… où se trouvent les portraits du sire Angelo Acciaioli et de messire Palla Strozzi… » (Vasari). Les grands palais semblent inhabités, tout le monde est dehors pour assister à la tragédie de l’enfant tombé d’une fenêtre, puis au miracle de sa résurrection. Ici comme dans les autres épisodes, la vie et les actes du saint sont l’occasion pour le peintre de représenter des lieux et des personnages de la Florence d’alors. Les liens des Sassetti avec les Médicis et les grands banquiers de la cité ne pouvaient être ignorés. Peu de temps après, les Tornabuoni commanderont à Ghirlandaio les fameuses fresques de Santa Maria Novella.
Ghirlandaio signa le contrat pour les fresques Sassetti entre 1475 et 1479 alors qu’il allait et venait entre Florence, San Gimignano et Rome avec cette étonnante facilité de mouvement des artistes de l’époque. Les fresques de Santa Trinità sont sa meilleure ouvre après la Vie de sainte Fina. On y retrouve toute sa poésie, son amour des images et des couleurs, son style serein : c’est le souvenir de la vie aisée, élégante et raffinée des Florentins, un repos pour les yeux et l’esprit. La vie plus humble et plus quotidienne de la ville n’est pas non plus négligée. Ainsi, dans la Résurrection de l’enfant, on aperçoit au fond deux menuisiers, deux petits personnages à peine ébauchés qui poursuivent leur travail sans se laisser distraire par l’événement ; on voit quelqu’un courir, peut-être pour répandre la nouvelle, quelqu’un à cheval qui observe la scène avec quelque condescendance, puis, au fur et à mesure qu’on se rapproche du premier plan, le chœur des personnages.
Femmes et hommes sont en grande pompe, particulièrement ceux qui sont sur la gauche, du côté du palais Spini : Maso degli Albizi peut-être, Angelo Acciaioli et Filippo Strozzi le Vieux avec leurs épouses, leurs filles, leurs fils. Il devraient participer à l’événement mais tous, amis de Francesco Sassetti, l’ami des Médicis, posent pour leurs portraits.
De l’autre côté, un peu avant l’église à la vieille façade, il y a des gens de condition plus modeste, peut-être même de riches bourgeois mais qui ne sont pas encore parvenus au sommet de la hiérarchie sociale. Le groupe de trois jeunes gens, au centre, est réussi, vif, agilement exécuté. Il y a aussi au premier plan deux moines agenouillés dont les frocs ont de délicates teintes grises ; ce sont probablement deux religieux du proche couvent de Vallombrosa, inconnus puisque Vasari n’en mentionne pas les noms, mais vrais, vivants comme deux hommes en chair et en os.
Dans cette œuvre l’influence de l’art flamand, en particulier de Hugo van der Goes, est évidente. Sept ans auparavant, en 1478, le Triptyque Portinari, que le maître flamand avait réalisé à Bruges pour Tomasso Portinari qui y représentait la banque des Médicis, était arrivé à Florence et il émerveilla immédiatement les Florentins. Les nouveautés que ce tableau contenait impressionnèrent toute une génération de peintres florentins, Botticelli y compris. Filippino Lippi et Domenico Ghirlandaio y furent particulièrement sensibles, il y découvrirent une attention à la réalité, une étude du paysage d’après nature, une représentation des personnages sans trop de concessions à des beautés inexistantes mais sachant plutôt laisser deviner les sentiments, les mouvements de l’âme.
S’il existe de grandes analogies entre le groupe de bergers adorants de Hugo van der Goes et l’Adoration de Domenico, le type physique des personnages est cependant différent. Les bergers de Ghirlandaio ont quitté les champs à l’annonce de l’ange, mais avant de se présenter à la crèche ils ont laissé leurs instruments de travail et ont revêtu leurs habits de fête. Leur aspect, leurs visages, où se lit plus une tendre adoration que de l’ébahissement, sont moins rudes que ceux des bergers de Van der Goes, leur attitude est celle de personnes simples mais nullement frustes. Le premier qui est agenouillé, le plus proche de Jésus, les cheveux et la petite barbe noire bien soignées, le visage serein, est Ghirlandaio qui, comme le dit Vasari, fit ici son premier autoportrait. Mais le plus remarquable, le plus réaliste et le plus réussi, est peut-être le vieil homme, debout, derrière, qui a tout d’un brave paysan toscan, sec et net, intelligent et débonnaire, ses cheveux blancs presque ras. Il semble parler, commenter à voix basse l’événement.
Alesso Baldovinetti (Florence 1425-1499)
Les points de référence de la formation d’Alesso Baldovinetti sont : l’Angelico, avec qui il collabora pour les portes de l’Armoire des argents pour la Santissima Annunziata et Domenico Veneziano, dont il fut un des élèves les plus brillants et le collaborateur avec Piero della Francesca et Andrea del Castagno, pour les fresques perdues de la chapelle majeure de Sant’ Egidio. C’est surtout la synthèse entre la perspective et la lumière, qui lui vient de Domenico et de Piero, qui caractérise les œuvres de la maturité, lesquelles furent conçues et réalisées au contact de la cour des Médicis et des représentants les plus marquants de l’art de la seconde moitié du XVe siècle florentin. Quand il peint l’Annonciation dans la décoration de la chapelle du cardinal de Portugal à San Miniato, Baldovinetti éclaire le visage de la Vierge dans la tradition de Domenico Veneziano. Mais il se réfère à Castagno pour traiter les Prophètes et les Évangélistes en soulignant la définition des silhouettes et l’intensité des figures. On retrouve la sérénité de sa couleur dans la Madone en 1450. Mais dans cette œuvre et dans la Nativité de l’Annunziata, Baldovinetti engage la peinture florentine vers une voie nouvelle. Les grands espaces du val d’Arno qui s’étendent derrière la Madone, à la manière flamande, sont le fruit d’une étude directe et minutieuse que Pollaiolo pousse, de son côté à l’extrême en cherchant un accord entre la figure et le paysage.
Les murs des maisons florentines étaient ornés de portraits, qui jusqu’au milieu du siècle environ étaient de profils, inspirés par les pièces de monnaie antiques. Jusqu’à ceux de Léonard, on ne peut pas dire que les portraits florentins révèlent beaucoup la psychologie du modèle. Ce sont plutôt des symboles de la position sociale (ici les trois feuilles de palme pourraient représenter l’emblème de la famille), comme en témoignent clairement les portraits féminins de profil. Ils représentent en effet de femmes hautement idéalisées, qui se conforment aux notions contemporaines de beauté et mode : teints de porcelaine, sourcils et fronts épilés et coiffures stylisées, vêtements et bijoux proclamant non pas leur indépendance, mais le statut des hommes auxquels elles étaient mariées.