La maniéra italienne
De 1515-1520 à 1575-1580 environ, la peinture italienne prend une forme très particulière, appelée par la suite Maniérisme. Le terme maniera, d’où découle « maniérisme » (manierismo) en italien, semble généralement employé dans la littérature artistique du XVIe siècle. Dans la troisième partie des Vies de Vasari, des expressions comme « maniera moderna » désignent expressément l’art des artistes de la Renaissance, de Léonard de Vinci à Raphaël, et jusqu’à Michel-Ange qui « surpasse et domine tous ceux qui ont presque déjà triomphé de la nature, mais ceux-là mêmes, très célèbres artistes de l’Antiquité, qui la surmontèrent indubitablement si admirablement ». Cette exaltation de la maniera moderna supérieure aux modèles de l’Antiquité et à la nature elle-même, reflète une nouvelle conception de l’imitation artistique (imitation non plus des œuvres de la nature, mais de celles des maîtres). L’œuvre inachevée de la Bataille d’Anghiari de Léonard de Vinci et le carton de l’épisode de Cascina de Michel-Ange, sur lesquels les premiers maniéristes, à leurs tout débuts, s’exercèrent jusqu’à l’exaspération avant de rivaliser en renchérissant sur les variantes les plus personnelles, les plus téméraires. Variantes de la maniera : c’est ce qui caractérise en substance tout ce qui se situe en deçà de cette frontière. Elle est rythmée également par des regroupements géographiques d’artistes venant d’horizons divers ; il se crée alors un milieu artistique particulier, distinct de l’école locale proprement dite et par rapport auquel s’instaure une dialectique de la réponse artistique aux propositions inattendues. Un de ces regroupements décisifs, pour exemple, est celui qui rassemble à Rome, entre 1524 et 1527, le raphaélesque Perino del Vaga, Rosso Fiorentino et le Parmesan, nouveau Raphaël, tandis que Polidoro da Caravaggio multiplie les décors de façade.
Contours linéaires, plis complexes, drapés sans textures, couleurs acidulées comme dans l’autre chef-d’œuvre de Pontormo, la Déposition qui est aussi l’une des plus hautes réalisations de la « maniera » italienne. Ici, Marie et sa cousine forment deux figures amphores, évoquant la maternité. Les deux « suivantes » sont trop liées aux deux protagonistes et leur ressemblent trop pour être simplement des Saintes femmes. On a sans doute affaire à une double représentation de Marie et d’Élisabeth, une fois de face, une fois de profil.
Florence, début du XVIe siècle
En avril 1503, Léonard de Vinci est chargé par la Seigneurie de Florence de l’exécution de la Bataille d’Anghiari pour le Palazzo Vecchio et les travaux commencent dès les premiers mois de 1504 ; en août 1504, Michel-Ange reçoit à son tour commande de la Bataille de Cascina pour la même salle du palais. Après la crise savonarolienne dans laquelle toute la cité avait été profondément engagée et dont elle était sortie gravement déchirée, cette double commande veut affirmer la continuité politique préservée, le prestige retrouvé et la confiance en l’avenir restauré. Ces batailles ont pour thème les victoires anciennes qui ont permis à Florence de constituer son territoire (victoire de Cascina sur les Pisans en 1364) et de le préserver des attaques extérieures (victoire d’Anghiari sur les troupes du duc Visconti de Milan en 1440). Or, aucune de ces œuvres ne sera achevée. Avec l’esprit de recherche qui le caractérise, Léonard essaie de pratiquer la recette antique de Pline qui aurait dû lui permettre une exécution lentement mûrie, mais des défectuosités du mur ruinent son entreprise, en 1506 Léonard quitte Florence et se rend à Milan invité par Ludovic Sforza. Quant à Michel-Ange, il est à Rome dès mars 1505, appelé par Jules II. La géographie artistique de la péninsule commence à se remodeler et la présence de Jules II della Rovere à Rome y installe un foyer plus attirant et plus prometteur que celui de la capitale toscane. Pourtant, en choisissant ces deux peintres, les autorités florentines ont créé un événement artistique exceptionnel : elles ont instauré les conditions d’un face à face esthétique, philosophique et spirituel avorté sans doute mais essentiel. Malgré leur inachèvement, les deux œuvres ont eu un impact considérable. Les cartons ont été un répertoire de formes pour les artistes postérieurs : le groupe emmêlé de Léonard est à l’origine de multiples variations sur le thème de la bataille, abondamment traité dans les cycles politiques du siècle.
Dans cette œuvre, Léonard s’était situé par rapport à une tradition de la peinture de bataille, en substituant l’ordre rationnel d’Uccello (Bataille de San Romano) ou au désordre éternel de Piero della Francesca, l’image d’énergies humaines en lutte, en imposant le spectacle d’individualités au sommet de leur conflit. Pour Léonard, l’expression des visages et des corps affrontés est bien plutôt le spectacle des forces naturelles, particularisées dans les individus humains don dépend l’issue ; le rapprochement des hommes et des chevaux suffit pour indiquer à quel point l’homme demeure proche d’une nature dont le flux l’englobe.
L’influence du carton de Michel-Ange a été plus grande encore ; la qualité des gravures qui ont été tirées compte certainement, mais surtout le fait que Michel-Ange choisit de ne traiter, dans son groupe central, que des anatomies humaines : la Bataille de Cascina, par la variété des attitudes, devient une véritable grammaire de la gestuelle et de l’expression corporelle ; ses motifs peuvent être employés dans des contextes différents. Le rapprochement des deux images illustre deux attitudes profondément différentes face à l’art et à la création. L’opposition entre l’intellectualité de Léonard de Vinci et la spiritualité de Michel-Ange, entre les recherches humanistes du premier et les convictions plastiques inflexibles du second, marqua de façon déterminante les manifestations artistiques florentines qui suivirent. C’est en effet dans ces années-là, et dans le cadre des conditions favorables qui avaient permis à Florence de conserver son rôle de centre de la civilisations artistique italienne, qu’il faut rechercher les prémices fondamentales de l’apparition de la maniera. Années, qui virent le passage de Raphaël, d’octobre 1504 à l’automne 1508, l’éclosion de l’art de Fra Bartolomeo et l’affirmation de celui d’Andrea del Sarto. Le climat hautement intellectuel et philosophique de l’époque de Laurent le Magnifique, laissait maintenant place à la vie intense des tendances artistiques. Une nouvelle ferveur animait les ateliers, et autour des figures solitaires et divines de Léonard et de Michel-Ange.
Michel-Ange prend ici presque le contre-pied de son rival en concentrant l’attention sur l’éveil qui précède le heurt : la Bataille de Cascina est comme le spectacle de l’énergie se préparant au combat ; les musculatures déployées ou contractées donnent à voir l’effort de ressaisissement des Florentins surpris, bien plus que l’issue heureuse de la bataille ou sa mêlée furieuse et indécise. Nombreux, et de générations différentes, furent ceux qui réussirent, avant 1515, malgré l’opposition de Michel-Ange, à pénétrer dans le palais Médicis, où ils s’employèrent à transcrire de diverses façons, ou même à carrément « décalquer » l’énorme puissance physique des athlètes de Michel-Ange et leurs « postures » tourmentées. Vasari place dans le groupe le plus ancien de ceux qui étudièrent le carton Aristotile da Sangallo, Ridolfo Ghirlandaio, Raphaël, Granacci, Bandinelli et Alonso Berruguete, auxquels il ajoute ensuite Andrea del Sarto, Franciabigio, Sansovino, Rosso « encore jeune », Maturino, Tribolo, Pontormo et Perino del Vaga.
Ce tondo à été exécuté probablement à l’occasion des noces d’Agnolo Doni et Maddalena Strozzi. Michel-Ange y fait passer toute la signification unitaire de la Sainte Famille dans l’enchaînement énergique des formes. Les poses sont artificielles et l’accent sur le formalisme et la virtuosité est riche de développements futurs ; le recours à l’artifice oblige à une prise de distance par rapport à une lecture simple du sujet et de l’histoire. C’est un jeu plastique d’aperçus bloqués dans la matière vernie et les tons dissonants, qu’un muret abstrait sépare du jeune saint Jean et de l’élégante nudité d’une humanité rangée sur le fond. Dans les couleurs prodigieuses de la voûte de la Sixtine et du « Tondo Doni » et d’autres tableaux sortis de l’atelier de Michel-Ange au début du Cinquecento, on trouve déjà, virtuellement implicite, cette expérimentation chromatique transgressive que l’on attribue d’habitude exclusivement à Rosso, à Pontormo et aux autres premiers maniéristes.
La figure maniériste
Un des traits les plus courants de la figure maniériste réside dans l’allongement de ses proportions. Élancée, la figure gagne en raffinement et en grâce en même temps qu’elle satisfait le goût très italien pour la ligne organisant l’image du corps humain. Progressivement, cette ligne devient un linéarisme presque abstrait : le Maniérisme se manifeste dès l’origine par la distance qu’il prend par rapport à un art du « vrai ». La ligne du contour aboutit en effet à la figure serpentine où alternent de courbes et des contre-courbes ascendantes, qui superposent à l’anatomie le schéma assoupli du S ou de la flamme élancée. En combinant deux serpentines, le peintre crée la « figure amphore » : le corps repose sur une pointe fragile, s’enfle dans la zone médiane – éventuellement mais non obligatoirement assimilée aux anches -, avant de s’affiner de nouveau dans la partie supérieure par suite de la rencontre des deux courbes ascendantes. La « figure amphore » est en même temps un outil commode pour la recherche systématique de l’élégance. La thématique linéaire de la » figure amphore » rejoint la question du volume et, donc, de l’espace tridimensionnel. Elle se rapproche ainsi de la troisième forme typique de la « maniera » : le contrapposto qui sert à organiser l’image d’une figure tournant sur elle-même et dont – volumétriquement et dynamiquement – le corps occupe l’espace selon des axes contradictoires. La forme la plus simplifiée du contrapposto consiste à présenter en avant la jambe gauche et le bras droit d’un même personnage (ou l’inverse symétrique) ; mais, dès la Vierge du Tondo Doni, Michel-Ange avait montré le degré de subtilité et de complication dont est susceptible le principe du contrapposto. Dans la Madone au long cou du Parmesan toutes les formes typiques s’y retrouvent, admirablement maniées ou dissimulées au niveau des figures, faisant de l’image un emblème de l’attitude maniériste.
Commencé en 1534, laissé inachevé à la mort de l’artiste en 1540, le tableau est son œuvre la plus connue, le symbole même de son art précieux et rare. Cette célébrité est due à la cohérence remarquable que l’esthétique de la Manière atteint tant pour le traitement de l’espace qu’en ce qui concerne l’élaboration des figures.
Le maniérisme : l’art du prince
Crées dans le cadre des cours, les œuvres des artistes qui furent ensuite définis comme » maniéristes « étaient destinées à un public d’aristocrates cultivés et raffinés dont elles reflètent les goûts luxueux et les idéaux d’esthétique et de comportement ; elles se caractérisent par le culte presque obsessionnel du style et de l’élégance formelle, par le recherche de la variété et de la complexité, par un extrême virtuosité d’exécution et par l’aspiration à une beauté « artificielle » à laquelle, selon les mots de Vasari, la grâce et la perfection pouvaient être ajoutées par « la liberté qui, n’étant pas de règle, s’ordonnait dans la règle », et par les continuelles reprises, transformations et contaminations de formes et d’inventions nées dans un contexte différent. Ostentatoire, le faste se concentre souvent dans le palais princier où l’argent, fruit de la puissance, se dépense dans une grande opération de culture. La famille Farnèse est, de ce point de vue, l’une des plus démonstratives. Sans parler ici des décorations « paulines » données par Paul III Farnèse au siège pontifical (Salle Pauline du château Saint-Ange par Perino del Vaga et la Chapelle Pauline du Vatican par Michel-Ange), la famille multiplie les palais aux décors fastueux, Parme, mais surtout, Rome et Caprarola. En donnant à son palais romain en construction une orientation contraire à celle souhaité par Jules II pour la Via Giulia, Alexandre Farnèse avait déjà indiqué la portée politique du projet ; le faste ostentatoire est complété par le cardinal devenu pape. À l’intérieur, dans la salle donnant sur le balcon d’honneur, la peinture de Francesco Salviati explicite historiquement et narrativement les prétentions du Farnèse à la grandeur : c’est la salle des Fastes Farnèse. Exalté, le pouvoir familial est transposé au niveau du mythe grâce à l’art et à ses formes élaborées, manifestement investies d’une fonction sociale. Cette instance politique se retrouve par exemple dans la chapelle d’Eléonore de Tolède au Palazzo Vecchio de Florence. Le thème initial est, à première vue, traditionnel : l’histoire de Moïse entoure un autel avec une Déposition encadrée des saints fondamentaux cernent le blason familial. À Sienne, Beccafumi met le Maniérisme au service de l’idéal républicain et civique de la cité qui résiste aux Médicis : après avoir conquis un prestige de grand décorateur dans le palais Bindi, Beccafumi en applique les principes au Palais public : une frise aux sources complexes exalte l’héroïsme et la justice antiques. Et à Venise, les raffinements élégants de la Maniera triomphent dans les villes de Terre Ferme, mais aussi au palais des Doges où l’on fera finalement appel à l’un des décorateurs les plus polyvalents du siècle, Federico Zuccari.
La Salle Pauline, décorée au château Saint-Ange pour le pape Paul III (Alexandre Farnèse) met côte à côte l’histoire d’Alexandre le Grand et celle de saint Paul, accompagnés de Vertus diverses : la synthèse, arbitraire, devient naturelle à travers la personne du commanditaire, nouvel Alexandre et nouveau saint Paul.
Autour de 1523, le Parmesan ouvra dans la décoration d’une petite pièce qui devait être le boudoir de Paola Gonzaga dans la forteresse des Sanvitale à Fontanellato. Le commanditaire, le comte Galeazzo Sanvitale, était à la tête de l’une des dernières dynasties féodales de la région de Parme. L’action qui se déroule dans les lunettes, zone la plus en vue, se poursuit de l’une à l’autre mais sans toujours observer de succession : plusieurs lunettes séparent la transformation par Diane d’Actéon en cerf, de ce qui s’ensuit, la mort du héros. Malgré le sinistre dénouement de l’histoire, l’effet que produit l’ensemble, accentué par l’attitude joueuse des putti, est de toute beauté.
Pour la figure en « contrapposto » tournée de dos avec des linges enroulés sur la tête, Bronzino s’inspira de la statue en bronze du petit « Idole » (Florence, Musée Archéologique) qui fut découverte en 1530 près de la Villa Impériale de Pesaro, puis étudiée dans le splendide dessin de nu des Offices réalisé au crayon noir sur papier préparé de couleur jaune.
Beccafumi est peut-être le plus intéressant des peintres maniéristes non florentins. La démonstration de la marque très personnelle qu’il a su imprimer à la « maniera », l' »abstraction » de son style, la cohérence et l’insistance de ses inventions formelles, sont éclairées, de façon analogue à Pontormo et à Rosso, par le reflet d’un intellectualisme enflammé et extravagant. Dans ses œuvres, Beccafumi recrée une sorte de monde de science-fiction qui s’accorde bien avec celui que nous montre le talent des deux Florentins plus jeunes, pour nous donner l’image la plus véridique de la première et ineffable « maniera » toscane. Sa mort en 1551 mit fin à la longue suite de grands peintres siennois s’attachant aux émotions.
Maniérisme et contexte historique
Le climat de catastrophe que faisait peser sur l’Italie la disparition de toute forme de stabilité politique, à dater des années 1510, était une sorte d’arrière-plan aux nouvelles tendances artistiques. C’est la série de longues et meurtrières guerres d’Italie (bien différentes des escarmouches des bandes de mercenaires du XVe siècle), qui commença avec l’invasion française et se termina par l’établissement de la domination espagnole. Riches en épisodes violents comme le sac de Rome (1527), ou funestes comme le siège de Florence (1529-1530), ces guerres firent de l’Italie le théâtre d’un conflit qui s’étendit peu à peu à l’Europe tout entière. Simultanément, on enregistra le bouleversement de la Réforme et la réaction qui s’ensuivit de la part de l’Église de Rome, le coup de frein donné à la liberté spirituelle par le concile de Trente, la perte de la stabilité économique due au déplacement des routes commerciales et à la crise financière du milieu du siècle, les luttes implacables et les intrigues sans fin (assassinat d’Alexandre de Médicis) qui mettaient le nouvel esprit de réalisme politique au service d’intérêts qui se révélaient toujours antinationaux. Les villes de Rome et Florence se trouvaient donc, particulièrement aux prises avec le nouveau drame qui transformait la structure politique et sociale de l’Italie. Si l’on tient compte de cet état d’esprit exacerbé, dans l’avalanche des événements et par les différentes calamités mentionnées, on pourra peut-être mieux comprendre pourquoi ce qui porte le nom consacré d’apogée de la Renaissance ou de classicisme du XVIe siècle, qu’illustrent bien les œuvres de la maturité de Raphaël, resta un « étroit sommet », selon la formule de l’historien d’art Wölfflin, qui, à peine atteint, fut immédiatement franchi.
Cette œuvre est presque une quintessence des éléments maniéristes sous leur forme la plus outrée, mais sa date d’exécution est peut-être pour beaucoup dans sa concentration fascinée sur l’horreur et la violence. Y abondent les nus dans des attitudes démontrant le talent de l’artiste à dessiner des figures, lui qui était l’un des grands dessinateurs du XVIe siècle.
La licence hors de toute règle
Les définitions anciennes des modes d’expression formelle du maniérisme s’accordent avec le portrait psychologique, en insistant sur l' »artifice », la « licence hors de toute règle », le « caractère abstrait des attitudes », la « manière fantaisiste » et ainsi de suite. L’inquiétude spirituelle des maniéristes trouve en effet le moyen de donner aussi libre cours à sa bizarrerie dans de véritables inventions décoratives. Les formes prennent des aspects étranges et inattendus, ce qui provoque une transposition continuelle des données naturelles, sorte d’équivalent de la métaphore. Ce sont les figures-amphores du Parmesan, les visages en pierre dure de Bronzino. Les figures humaines prennent l’apparence cristallisée des objets comme si elles étaient victimes d’une métamorphose magique, tandis que les objets s’animent d’une expression humaine concentrée, et revêtent l’aspect ironique, caricatural, de monstres nouveaux et difformes. Une grâce cruelle et inhumaine tord les membres, les amenuise, les allonge, les courbe selon la nécessité du style dans l’angoisse d’une recherche formelle primordiale. Une élégance outrée pleine d’expressivité, un « masque humain » créé, selon la méthode abstraite et idéale des classiques, par des esprits inquiets et des imaginations fantasques. Des fantaisies étranges transparaissent dans leur univers figuratif peuplé d’adolescents équivoques, de jeunes filles androgynes, de vieillards démoniaques et possédés, qui révèlent, dans leurs communes attitudes ambiguës, un érotisme d’autant plus exacerbé qu’il était réprimé. Ils formèrent en fait un groupe d’individus à la fois déchaînés et refoulés: bridés non seulement par les contraintes de la « maniera », par leur douloureux excès d’intellectualisme, mais aussi par le décalage entre les composantes les plus profondes et les plus secrètes de leur personnalité et la structure d’une société qui vivait de la culture classique, qui affectait une puissance qu’elle ne possédait plus, qui subissait la crise profonde de la pensée religieuse.
Feux, lacs de soufre, anfractuosités, architectures lézardées désignent un lieu souterrain où le pêché est durement expié. L’œuvre de Beccafumi est l’un des exemples les plus frappants de cette peinture de la culpabilité. Mais elle vaut aussi pour la complexité, le raffinement et la liberté de son travail plastique. L' »horreur vacui » du Maniérisme s’y démontre amplement, en même temps que le rejet des structures spatiales claires et le goût des poses exacerbées, des configurations étranges. L’anatomie humaine prend une place capitale, quoique repensée à l’aune de préoccupations maniéristes. Les corps obéissent aux lois de l’art, et sont souvent saisis dans des postures itératives.
La très légère oblique que présente le personnage se cache, tout en l’animant subrepticement, dans l’image suggérée d’une frontalité hiératique. L’aspect marbrin ou ivoirin des chairs fait contraste avec la luxuriance colorée, précieuse et bouillonnante des tissus, et un arc, esquissé sur le fond s’installe. L’expression est pratiquement inexistante, retenue par le code du maintien… et, pourtant, peu de portraits atteignent autant d’intensité. Ce n’est pas la « psychologie » qui intéresse et attire ici, mais le personnage qui s’offre, masqué de sa propre chair, tandis que la raideur posée des mains souples suggère la tension, sociale et mentale.
On est loin des Annonciations mystiques ou symboliques du Quattrocento. La subversion ludique du thème va jusqu’à sa perversion : Marie est devenue Psyché, offerte ici au regard amoureux d’un Gabriel-Cupidon triomphant, par écho, de son humiliation mythologique. Le disciple du Parmesan simplifie les grâces ésotériques de son maître : il retrouve les séductions plus directes du Corrège, mais l’élégance aristocratique envahit tout, presque jusqu’à l’excès (mobilier, atours, tons impossibles à force de grâce alanguie). Le Maniérisme « joue » ici à plein et l’on a peine aujourd’hui à penser que cette toile a pu être religieuse.
Maniérisme : un mouvement en trois étapes
Les historiens séparent trois phases bien distinctes de l’histoire du mouvement maniériste du Cinquecento. Après les inquiétudes des débuts de Pontormo et de Rosso Fiorentino à Florence, et de Beccafumi à Sienne, la phase que certains historiens dénomment « Époque de l’Expérimentalisme anticlassique« , et qui trouve en Pontormo l’un de ses plus grands interprètes et sans aucun doute le plus conséquent, le maniérisme s’affirma à Rome, entre 1520 et 1527, avec les œuvres de Polydore de Caravage, de Perino del Vaga, de Rosso et du Parmesan. Puis il se diffusa rapidement, notamment après le sac de Rome de 1527 et la dispersion des artistes qui suivit. La phase de son apogée, à laquelle on attribue plus justement les termes d’Époque de la Manière, illustrée à Rome où, aux œuvres de Daniele da Volterra, de Francesco Salviati, de Giorgio Vasari et de Jacopino del Conte, succédèrent, dans la seconde moitié du siècle, celles de Taddeo et Federico Zuccari. Les autres grands centres de diffusion du maniérisme furent Mantoue, où Jules Romain s’était établi depuis 1524, à Bologne, Pellegrino Tibaldi affiche une virtuosité hors du commun, et Florence où travaillèrent, à la cour de Cosme I de Médicis (outre Vasari, Salviati et les peintres qui réalisèrent le décor du studiolo de François Ier), Bronzino, Bernardo Buontalenti, Baccio Bandinelli, Bartolomeo Ammannati, Giambologna et Benvenuto Cellini. C’est à travers les gravures et les dessins, et grâce aux voyages de plus en plus fréquents des artistes, que cette seconde phase trouve un puissant véhicule pour disséminer un élégant langage figuratif de cour, qui va s’enraciner dans les cours d’Italie et d’Europe, et y tenir son rôle de tendance nettement hégémonique. Son déclin à la fin du siècle et au début du XVII qui se traduit par une période de transition avant que de nouvelles tendances artistiques ne s’affirment.
Une version particulière de Michel-Ange et une virtuosité extrême, en partie teintée d’une ironie grotesque sont les fresques exécutées par Tibaldi au palais Poggi à Bologne.
– Mise à jour 27-01-2024