Lucas Cranach l’Ancien
Lucas Cranach, né en 1472 et mort en 1553, arriva sans doute à Vienne en 1500 ; en 1505, il partit pour Wittenberg et devint peintre à la cour de l’Électeur Frédéric le Sage qui était aussi l’un des mécènes de Dürer. Il s’intéressait déjà au paysage en 1503 – il est en cela l’un des précurseurs de l’école du Danube – , car, dans une Crucifixion de cette année, le paysage se mêle à une émotion gothique tardive et à l’imagerie de Dürer ; en 1504, son Repos pendant la fuite en Egypte possède pleinement la qualité de Dürer dans les figures et une scène de forêt merveilleusement évocatrice avec un sapin étrangement dépenaillé. Ici se font aussi jour les remarquables nouveautés en matière de composition. Dans la Crucifixion de 1503 (Munich, Alte Pin.), la croix se trouve sur la droite, de profil, tandis qu’au centre sont placées, en raccourci, les figures monumentales et au tracé tourmenté de la Vierge et de saint Jean. Il n’avait rien à apprendre de Dürer en tant que portraitiste – témoin les grands portraits des Cuspinian (1504-1505); il dotait ses modèles de l’aisance et de la personnalité qui avaient permis aux meilleurs artistes du Nord, Metsys peut-être autant que Dürer, de s’éloigner de l’effigie.
Cranach arriva à Vienne en 1500 où il peignit les premières œuvres que nous connaissons : se détachent quelques portraits d’humanistes comme celui de, Johannes Cuspinian et de sa femme, représentés pour la première fois dans l’art du portrait allemand comme un diptyque relié par le paysage en toile de fond, selon un schéma qui sera souvent imité par la suite. Cuspinian était professeur à la cour de l’empereur Maximilian I, qui avait fait de Vienne, par sa chancellerie et son université, la principale ville humaniste d’Allemagne. Le livre dans ses mains indique la nature de ses activités d’humaniste et de grand connaisseur des lettres : il a fait ses études à Leipzig et est déjà, à l’âge de vingt-sept ans, recteur de l’université de Vienne.
Dans le portrait d’Anne Cuspinian, le perroquet perché sur une branche de l’arbre est un attribut de la Vierge Marie, et donc une invitation à la chasteté. L’œillet dans la main de la jeune femme est le symbole d’une promesse de mariage. L’image du cygne qui lutte contre l’aigle en haut du portrait, est un emblème de courage et de force et, elle est tirée du passage de Pline l’Ancien selon lequel le cygne ne craint pas d’affronter l’aigle qui l’attaque et réussit souvent à vaincre la terrible rapace.
La Vierge s’est assisse pour se reposer dans un pré, à l’orée d’une forêt. Sur ses genoux, l’Enfant tend ses mains vers les fraises que lui offre un ange. Joseph se trouve débout derrière le groupe, tenant son chapeau à la main en signe de respect. Les primevères dans le pré sont un symbole de Marie, de même que l’eau pure jaillissant du petit ruisseau. Dans les peintures religieuses de cette période apparaît, parmi les éléments déterminants, un paysage féerique, presque doté d’une vie propre, dans une atmosphère magique de conte de fées, qui annonce la manière de ce qu’on appelle l’école du Danube.
Un des angelots présente de fruits à l’Enfant Jésus. Un autre remplit d’eau de source une coquille. Un troisième ramène le butin de sa chasse. D’autres encore font de la musique et chantent. Cet épisode, généralement présenté comme une paisible scène domestique, entraîne ici une joyeuse agitation.
Cranach et le mécénat de cour
Appelé à Wittenberg en 1505, Cranach y resta toute sa vie comme peintre des princes électeurs de Saxe, pour lesquels il peignit des Madones et d’autres tableaux sacrés, transformant l’enthousiasme expressionniste de sa première manière en des formes plus travaillées et mesurées, d’un maniérisme noble et intellectuel (Martyre de sainte Catherine, 1506, Dresde, Gemäldegalerie). Le mécénat de cour obligea Cranach à créer un atelier qui rendit sa peinture peu audacieuse, stylisée, avec des accents d’une curieuse complexité. Les portraits en pied, sans rapport avec les donateurs des sujets religieux, semblent inventés par lui. Le duc Henri le Pieux et La duchesse Catherine (1514), très formalistes, ressemblent à des effigies héraldiques, des enseignes inanimées, sans rien de l’espace et de la palette du superbe couple « Cuspinian ». Le cardinal Albert de Brandebourg (1527) est peint en « érudit dans son cabinet », selon la mode, mais on y retrouve à peine la sensibilité et le mouvement de son style plus ancien. Dans les années 1520, Cranach s’intéressa, ainsi que ses mécènes, aux sujets mythologiques d’un genre pseudo-humaniste. La série des Vénus commença à cette époque; certaines affichent plus que d’autres leurs origines vénitiennes.
Ici l’espace et le volume sont annihilés ; les vêtements magnifiques sont complétés par des visages réduits à l’essentiel et typiques de la manière de Cranach. Les ducs sont représentés avec ses animaux de compagnie. La princesse de Saxe porte une robe très colorée et sur la tête la toque caractéristique des nobles femmes allemandes du début du XVIe siècle.
Cranach garda le poste de peintre de cour pendant cinquante ans, profitant d’une vie prospère et honorable, au service des trois électeurs. Il acquit à Wittenberg une grande notoriété, fut bourgmestre en 1537 et 1540, entretint des relations d’amitié avec Luther et Melanchthon, ce qui ne l’empêcha cependant pas d’exécuter des commandes pour le cardinal Albrecht von Brandenburg, un des grands mécènes de son temps. Un voyage dans les Pays-Bas augmenta considérablement son répertoire de motifs, mais eut peu d’influence sur son style. Pendant les années qui suivirent, la manière que Cranach avait trouvée à Wittenberg – et qui fut considéré par certains comme un appauvrissement de son art – ne changea plus guère. Il oublia alors complètement la préoccupation dominante de sa jeunesse – l’intégration des figures dans un ensemble – et ses recherches s’orientèrent vers un but entièrement différent. Dans Le cardinal Albert de Brandebourg en saint Jérôme, vers 1520, (Darmstadt, Hessisches Landesmuseum) la représentation en saint Jérôme était toute naturelle pour un cardinal humaniste, patron de Hutten, correspondant d’Erasme ; le même prélat s’est montré cependant sous un jour différent en tirant bénéfice de la vente d’indulgences. Cranach, qui travaillait pour lui depuis 1520, ne l’a probablement jamais vu, car il peignit d’après une gravure du Dürer. Souvent les commandes passées par le cardinal de Brandebourg à Cranach ont été exécutées par l’atelier du maître.
Cranach et la Reforme
La Réforme eut pour conséquence de changer le genre de la peinture religieuse. Certains sujets demeurèrent : ceux de l’Ancien Testament, des épisodes de la Passion comme la Crucifixion, et de sujets mêlant les leçons religieuses et morales, comme la femme adultère ou le Christ parmi les enfants ; les vies de la Vierge et des saints, la « sacra conversazione », les miracles disparurent et les sujets humanistes et classiques durent remplir le vide. De là la prolifération de représentations de Vénus, certaines entièrement nues, d’autres portant des colliers, des voiles transparents et d’immenses chapeaux. Très répandues, elles étaient appréciées dans tout le Nord comme « objets de vertu » preuves de culture et d’érudition. Bien que les troubles engendrés par la Réforme dès le début du XVIe siècle aient matériellement desservi les artistes, cette période n’en est pas moins une des plus importantes de l’histoire de l’art allemand. La peinture était alors dominée par deux artistes de premier plan : Hans Holbein le Jeune et Albrecht Dürer, qui se sont tous deux penchés sur l’homme pour en donner une vision personnelle. Si celle de Dürer, dans son réalisme, est souvent angoissante, celle d’Holbein, derrière une apparence plus détendue, reste soucieuse de vérité et sans concession. L’Allemagne et la Suisse germanique assimilèrent les influences étrangères (italienne et flamande) tout en gardant une grande autonomie de caractère se référant souvent aux œuvres, à l’esprit et aux traditions du Moyen Âge. La ferveur chrétienne se mêle dans ces peintures à la tentation de l’érotisme et du morbide. Parmi tous les artistes qui devaient travailler dans cette veine, le plus doué et le plus universellement célèbre est sans nul doute Cranach. Cranach, ami toujours de Luther, est l’auteur de ses meilleurs portraits. Exécuta des gravures de propagande pour lui. Il est aussi le principal créateur de l’iconographie luthérienne.
Cranach réalisa de nombreuses gravures et illustra une Bible luthérienne ; sa technique n’est pas à l’auteur de celle de Dürer. Ses eaux-fortes – nouvelle évolution graphique que Dürer n’avait qu’effleurée – associent le paysage de l’école du Danube et quelque chose de la tradition de Dürer ; elles constituent le meilleur de son œuvre graphique. L’évolution de Cranach depuis le talentueux expressionnisme de ses œuvres de jeunesse, jusqu’aux décorations abstraites de ses œuvres tardives en atelier, est en partie due aux exigences de la production « en série », mais elle est aussi symptomatique de l’évolution de l’art allemand et européen, autour de la moitié du XVIe siècle, vers de formes d’un raffinement intellectuel maniériste. Plusieurs portraits tardifs approchent de la qualité des « Cuspinian » ; ils sont importants car, à l’époque, le portrait avait succédé à l’art religieux dans la quête au mécénat dans les pays du Nord. On confond souvent les œuvres de Cranach l’Ancien avec celles de son atelier et de ses fils (Hans, mort avant lui en 1553 et Lucas le Jeune qui vécut jusqu’en 1586), surtout en ce qui concerne les sujets de cour.
Partisane précoce et enthousiaste de la Réforme et proche de Luther, la princesse Sibylle von Julich-Cleve-Berg épousa en 1526 Jean Frédéric Ier, électeur de Saxe. Bien que Cranach ait peint un célèbre portrait de mariage de l’électeur et de sa jeune épouse en 1526, l’œuvre présente, dans laquelle est rebrodée des initiales SHS (Sibylle Herzogin von Sachsen) et « alls in eren » (tout dans l’honneur), fut peinte autour de 1531. L’on ne peut qu’être confondu par l’extraordinaire modernité de ce portrait, opposant ce physique au rendu sans concession mais stylisé par la mode du temps, au fond d’un bleu électrique, typique des arrière-plans de Cranach. D’ailleurs, ces fonds aux couleurs souvent puissantes devaient bien des siècles plus tard fasciner les expressionnistes allemands qui trouvaient déjà dans les anatomies de Cranach un écho à leurs angoisses.
Vénus et Cupidon est une œuvre caractéristique de la période de Wittenberg, quand les thèmes mythologiques connurent une grande popularité. Quatre versions de ce sujet ont été recensées, datées de 1530 à 1531. D’autres variantes existent, pour la plupart plus tardives. Le catalogue des œuvres de Cranach comprend quatre cents numéros, ce qui implique l’activité d’un atelier où l’on avait coutume de toujours varier légèrement les figures des « copies » demandées par de nombreux clients, si bien que jamais une version n’était exactement semblable à l’autre. Une tendance à « l’isolement » est manifeste dans ces Vénus qui se détachent sur un fond sombre et rappellent dans leur présentation les Vénus de Botticelli. C’est surtout sous le règne de Jean le Constant (1526-1532) que les figures de femmes nues et des sujets mythologiques furent demandés à Cranach, alors que sa production antérieure consistait essentiellement en œuvres religieuses. Le style initial de Cranach, qui décrit des corps contorsionnés, a cédé ici la place à une plasticité sinueuse, tandis que la nature joue un rôle purement décoratif.
L’iconographie de Cupidon et les abeilles est basée sur un célèbre récit mythologique qui relate comment Cupidon est piqué par un essaim d’abeilles alors qu’il s’apprête à dérober un rayon de miel; sa mère, Vénus, auprès de qui le jeune enfant va se plaindre, le réprimande en lui affirmant que ses flèches causent des blessures bien autrement profondes et pénibles.
Hans Baldung Grien
Si l’art de Cranach est plus immédiatement séducteur, la trajectoire d’Hans Baldung Grien (Schwabisch Gmünd 1484/85 – Strasbourg 1545) se révèle l’une des plus originales de l’histoire de l’art. Créateur puissant, il remet sans cesse en chantier un nombre limité de thèmes, souvent étranges, dans une vision toujours renouvelée : la Femme et la Mort, les sorcières, les âges de la Femme, le Péché originel. Il est sans doute, à l’époque, l’artiste le plus sensible aux forces mystérieuses de l’inconscient, de l’instinct sexuel, de la nature, qui effleurent chez lui à travers une forme très maîtrisée, aux couleurs froides, peu attirantes à première vue, et auxquels il accorde un regard détaché, ironique, rarement tendre et plus souvent cynique. Tributaire à ses débuts de son maître Dürer et de Grünewald dans les années 1512-1516, quand il travaille au maître-autel de la cathédrale de Fribourg en Brisgau, Baldung a pourtant un style très personnel, qui prend peu à peu une allure maniériste. Les Trois Ages de la Femme et la Mort (vers 1510) est un bon exemple de son art. C’est un hymne à la Vie, à la beauté féminine, où apparaît un sentiment païen, présent aussi chez Cranach, mais où interviennent les puissances menaçantes de l’ombre, la Mort inéluctable, reconnue par la vieille femme, mais ignorée par la jeune femme et l’enfant. En 1517, l’artiste s’établit définitivement à Strasbourg, en étroite relation avec les milieux intellectuels de la ville, partisans de la réforme de Luther. Les œuvres à caractère religieux deviennent plus rares et de plus petites dimensions. En revanche les nus sont peints grandeur nature, isolés ou intégrés dans des compositions allégoriques (La Musique, La Prudence) qui, malgré l’influence de Dürer, semblent plus proches des œuvres de Cranach ou de Mabuse Vers la fin de sa carrière, à côté de quelques portraits et d’illustrations de textes comme les Annotations de Brunfels et l’Anatomie de Ryff, les gravures représentant des sujets profanes et des images inquiétantes et démoniaques (Le Palefrenier ensorcelé), 1544, occupent une large place.
Tout se passe dans une sombre forêt où les écorces mortes, motif cher à Baldung, répondent aux lambeaux de chair pendants de la Mort comme les feuillages de gauche rappellent la chevelure ondoyante de la jeune femme, « fleur de la vie » menacée par la mort prématurée – ce qui n’est pas seulement un symbole dans cette époque hantée par les épidémies. La violence tourmentée des mouvements, qui déforme presque les personnages, et les oppositions chromatiques s’intensifient réciproquement, avec des effets d’une déconcertante brutalité.
Grâce à une lumière magique qui resplendit dans l’obscurité, Hans Baldung Grien présente une image délicate de la nuit silencieuse de Noël, annoncée aussi au berger que l’on aperçoit tout à l’arrière-plan. Ce tableau précède de peu la conversion du peintre au luthéranisme et son abandon des sujets religieux.
La partition et l’instrument que tient la jeune fille font d’elle une figure allégorique de la Musique. La viole, ancêtre directe du violon, est représentée à la Renaissance comme l’instrument préféré d’Apollon. En général, les instruments à archet sont considérés comme « nobles » et consacrés à la « grande » musique, alors que les instruments à vent ou à percussion sont réservés au répertoire populaire. Le gros chat blanc qui somnole est un symbole du tempérament flegmatique.