« Ce qu’est la beauté, je l’ignore »
Contrairement à ce qui se passe pour la majorité des artistes de la Renaissance ayant vécu au nord des Alpes, nous savons tout de la vie d’Albrecht Dürer (1471-1528). L’hypersensibilité de l’artiste, prompt à traduire en écrits et en images, les faits, grands et petits, de sa vie personnelle et à les conserver de façon quasi maniaque ; son recours fréquent à l’autoportrait, genre dont il est le pionnier ; l’habitude qu’il a de dater ses œuvres, en y ajoutant parfois des textes explicatifs ; l’intérêt tout à fait inhabituel qu’il suscita chez les humanistes de l’époque ; la coïncidence qui l’amène à se trouver dans des villes, à des moments et dans des situations d’une importance capitale pour le sort de l’Europe ; les études ininterrompues dont il a fait l’objet : Tous ces éléments fournissent une abondante moisson d’informations, limitant à des aspects presque marginaux les points d’interrogation sur sa vie et son œuvre. À quarante ans, Dürer est un intellectuel engagé, qui rédige d’ambitieux traités théoriques, qui dialogue avec les penseurs et les hommes de science, qui a ses propres idées et ses propres théories sur l’art ; il exprime avec autorité son avis personnel sur l’histoire, la nature, l’homme, la religion. Et c’est pourtant à ce moment qu’avec la phrase « Ce qu’est la beauté, je l’ignore », Dürer évoque clairement, douloureusement, le nœud gordien de son activité d’artiste et d’homme cultivé. Tout au long de sa carrière semée de centaines d’images peintes, dessinées ou gravées, Dürer a recherché une définition de la beauté. Il y a consacré une vaste gamme de facultés humaines, d’expériences sensibles, d’efforts intellectuels. Dans les écrits qu’il a laissés, Dürer insiste à plusieurs reprises sur cette expérience décevante de la recherche du secret de la beauté absolue que l’on approche jusqu’à l’effleurer avant de la sentir, soudain, s’enfuir. Il est tout à fait conscient de sa grandeur personnelle en tant que peintre, mais cette conscience lui rend d’autant plus insupportables les limites de l’art et de la science.
Cette figure qui a occupé les chercheurs et les interprètes durant des siècles et dont l’imagination n’est capable de saisir qu’une partie de la puissance d’un corps caché derrière une robe éparpillée au milieu de toute une panoplie d’instruments et d’outils. La tête dans la main gauche soutenue par le genou, son visage est plongé dans la pénombre, comme pour mieux exprimer la sombre humeur qui emplit le mélancolique. L’œuvre, doit sans doute être vue comme un autoportrait spirituel de l’artiste – et, plus généralement, de l’Artiste moderne – qui aspire à cette Connaissance suprême, à cet Idéal artistique inaccessible.
Venise, l’Apocalypse, les premiers portraits : l’explosion du talent
Quand Dürer descend pour la première fois en Italie (octobre 1494), c’est un jeune home de vingt-trois ans, qui ressent la nécessité de compléter sa formation première et d’entrer en contact avec le souvenir de l’Antiquité classique, les universités, les centres de l’humanisme, les peintres célèbres de la fin du Quattrocento, tels que Mantegna et Giovanni Bellini. Parallèlement à ce que fait Léonard à la même époque, Dürer ressent le désir de pénétrer les secrets du monde naturel, de s’emparer des merveilles de la nature et de les maîtriser par le dessin et la peinture. Durant les mois passés en Italie, essentiellement à Venise mais avec d’importantes étapes à Trente, à Padoue, à Mantoue et à Crémone, Dürer travaille peu et observe beaucoup. Il admire les chefs-d’œuvre des églises et palais, il étudie l’art antique, non seulement à travers les quelques exemples de sculptures disponibles mais aussi par le biais des gravures de Mantegna et de Pollaiolo. On peut dater de l’année du premier voyage à Venise, certains dessins tirés plus ou moins directement des gravures classiques de Mantegna ou de Pollaiolo. Ils sont le fruit d’un intérêt déjà mûri dans le grand centre d’édition et de gravure qu’était Nuremberg et au contact du milieu érudit des humanistes où l’avait introduit son noble contemporain et ami, Willibald Pirckheimer, qui étudiait les lettres et le droit à Pavie et à Padoue. La ligne vibrante et incisive de ces modèles inspirés de la statuaire antique, la tension dynamique qu’ils renferment, exercent une impression définitive sur sa sensibilité de dessinateur et de graveur, plus encore que de peintre. C’est un séjour d’approfondissement pendant lequel Dürer subsiste en vendant des gravures, les siennes et celles d’autres artistes.
Dans cet autoportrait, Dürer se complait dans son propre aspect, soigné jusqu’au narcissisme dans chaque détail de l’habillement, de la coiffure, de la pose. Il est intéressant de noter la volonté de se présenter sous l’aspect d’un jeune représentant sophistiqué de la bonne bourgeoisie. Dans ses lettres et dans d’autres écrits, Dürer à plusieurs fois souligné que le niveau social et économique des artistes allemands était très différent de celui des artistes italiens.
Revenu à Nuremberg, Dürer reprend son travail avec acharnement, mettant à profit sans attendre les connaissances rassemblées en Italie que ce soit sur le plan technique (il essaye la gravure au burin) ou sur le choix des sujets, tels les nus féminins et masculins. Les commandes de l’électeur de Saxe, Frédéric, dit « le Sage », imposent à Dürer la location d’un atelier comportant des collaborateurs fiables. Il délègue à des assistants l’exécution de certaines parties des ensembles picturaux les plus complexes, et se consacre personnellement au portrait. Le plus impressionnant des portraits de jeunesse de Dürer demeure celui d’Oswolt Krell (1499). Le célèbre Autoportrait aux gants du Prado lui est quelque peu antérieur. Il passe en quelques années de la participation à l’illustration collective de livres aux gravures tirées de ses peintures puis, avec une originalité accrue, aux estampes conçues comme telles et à l’organisation de séries grandioses. L’édition illustrée de l’Apocalypse élaborée à partir de 1496, est le premier succès artistique et éditorial de Dürer. 1500 est la date du plus célèbre des autoportraits de Dürer, celui où il se place face au spectateur dans la pose traditionnelle du Christ bénissant.
Le triptyque fut commandé par Frédéric le Sage pour la chapelle du château de Wittenberg. La partie centrale, entièrement autographe, riche en motifs iconographiques, a été exécutée la première. Les saints des volets latéraux sont en revanche plus tardifs, peut-être postérieurs à 1500, et dénotent l’intervention d’un collaborateur. Ce que Dürer voulait, c’était traité le raccourci grandeur nature. Le volume et l’espace étaient plus importants que le remplissage décoratif d’une surface. L’effet est obtenu par des moyens uniquement linéaires, mais la façon dont la Vierge penche la tête vers nous a, aujourd’hui encore, quelque chose de fascinant.
Sur un fond de paysage, entouré de deux volets représentant des « hommes sauvages » et les armes de la famille, c’est l’un des chefs-d’œuvre de la peinture de Dürer, qui a su rendre avec une immédiateté dramatique la psychologie torve et menaçante d’un jeune homme violent, obsédé par des pulsions névrotiques. Rien d’étonnant puisque Krell lui-même, bien qu’appartenant à une famille respectable, avait passé un mois en prison à Nuremberg pour avoir joué un mauvais tour à l’un des notables de la ville pendant le carnaval. Dürer représente sans embarras les yeux très perçants et la bouche qui semble juste venir de se refermer.
Polyptyques et tableaux d’autel
Sur le plan pictural, vers 1500, à côté de ses nombreux travaux pour Frédéric le Sage, Dürer aborde les œuvres religieuses de grandes dimensions, commandes des familles aisées de Nuremberg. La plus grande est le Retable Paumgartner, autrefois situé dans l’église Sainte Catherine, exécuté entre 1502 et 1504. À ce monumental triptyque s’ajoutent le panneau de la Déploration du Christ, tableau commémoratif exécuté en 1500 pour la famille de l’orfèvre Glimm, et la superbe Adoration des mages (1504 ; Florence, Galleria degli Uffizi), dont l’origine est incertaine mais qu’on peut également interpréter en termes de glorification personnelle : Dürer s’y représente sous les traits du plus splendide des mages. À côté de réminiscences traditionalistes, comme les minuscules figures de donateurs agenouillés, on remarque dans toutes ces œuvres une composante italienne dont le souvenir est renouvelé par l’arrivée à Nuremberg, en avril 1500, de Jacopo de’ Barbari, peintre et graveur vénitien.
Commandé en 1498 par la famille Paumgartner pour l’église Sainte-Catherine de Nuremberg, le tableau fut acheté en 1613 par le duc Maximilien Ier de Bavière et envoyé à Munich. Peint au début du siècle, le vigoureux Saint Eustache du Retable Paumgartner, est un magnifique exemple de cette période fondée sur le « secret » des proportions, que les Italiens étaient seuls à posséder, et pourrait être considéré comme l’aboutissement des études de Dürer sur Pollaiolo. De son côté, la « Nativité » du même retable n’est pas moins révélatrice sur le plan culturel, avec ses tentatives encore hésitantes de construction de l’espace en perspective, dans des ruines « lombardes », alternant avec des formules iconographiques et narratives qui sont encore pleinement nordiques. Les anges jouant autour de l’Enfant et les figures des donateurs sont réduites à la taille de farfadets.
Les retables du début de la maturité de Dürer représentent une importante nouveauté pour la peinture allemande. Les personnages, aux proportions nobles, aux expressions riches et variées, scrutés en profondeur, se placent avec une dignité paisible tantôt dans des paysages passionnément explorés tantôt dans des ensembles architecturaux complexes, fondés sur des lignes de perspective rigoureuses. Le rapport entre figures et espace est conçu comme une recherche consciente d’harmonie et d’équilibre entre la nature et l’esprit. Le rythme lent, éloigné de l’agitation caractéristique d’une partie de la peinture allemande, démontre la volonté de Dürer de ne pas se laisser entraîner par la fougue expressive et par le rendu des détails ou des personnages, mais d’exercer un contrôle constant sur l’ensemble de la scène.
Cette peinture fut exécutée pour Frédéric le Sage destinée à l’église paroissiale de Wittenberg. Son caractère représentatif (il suffit de considérer l’activité des cavaliers à l’arrière-plan, qui évoque un tournoi) suggère toutefois qu’elle était moins conçue comme un tableau d’autel que comme un exemple de la gouvernance chrétienne et humaniste. La proportionnalité des figures, la construction de la perspective et les proportions confèrent à cette composition un équilibre impressionnant de classicisme qui sait rivaliser avec la peinture italienne de la Renaissance. Dürer s’y représente sous les traits du plus splendide des mages : Avec de longs cheveux bouclés, couvert de joyaux et de colliers, tandis que les objets d’orfèvrerie offerts par les trois rois évoquent l’activité de la boutique paternelle.
La seconde période italienne
Ayant organisé l’atelier de façon à assurer l’activité en son absence, Dürer retourne en Italie de 1505 à 1507. Pendant les deux années qu’il passe en Italie, Dürer traverse rapidement les villes universitaires de l’Italie du Nord (Pavie, Bologne, Padoue), mais s’arrête surtout à Venise où il est l’hôte du luxueux palais du banquier d’Augsbourg, Jacob Fugger. La corporation des marchands allemands était l’une des plus nombreuses des communautés étrangères présentes à Venise, et l’une des plus actives y compris dans le domaine de la collection d’œuvres d’art et du soutien à l’imprimerie naissante, portée au niveau artistique par l’imprimeur Aldo Manunzio. Leur comptoir, le Fondaco dei Tedeschi, à la fois entrepôt, chambre de commerce et lieu de réunion, à peu de distance du Rialto, avait brûlé dans un incendie en 1505. Dürer assiste à la reconstruction de cet édifice massif dont le décor extérieur, exécuté un an après son départ, sera confié à Giorgione et à Titien. Un abîme sépare les circonstances personnelles et professionnelles de deux voyages de Dürer à Venise : en 1494, il était un débutant anxieux d’apprendre ; il a maintenant trente-quatre ans, il sait qu’il est le plus grand artiste allemand, qu’il entre dans sa pleine maturité, et son attitude est celle d’un dialogue avec la culture figurative de la Renaissance italienne à l’apogée de son splendeur. L’œuvre principale du séjour vénitien est le grand tableau d’autel de la Fête du Rosaire peint pour les marchands allemands. Le Retable de San Bartolomeo est le texte fondamental permettant de lire les rapports entre Dürer et Venise, lien qui apparaît extrêmement étroit, le climat général et certains détails tels que l’ange musicien allant jusqu’à l’hommage explicite. Et pourtant ce rapport est vécu dans une autonomie absolue, puisque à la peinture tonale vénitienne, alors à ses débuts, s’opposent la splendeur inexorable du dessin et la précision cristalline de la description du moindre accident des visages, des objets ou de la nature.
Le tableau était destiné à l’origine à un autel latéral de l’église de San Bartolomeo du Rialto, très proche du Fondaco. Exécuté entre février et septembre 1506, précédé de magnifiques études préparatoires pour les costumes et les personnages isolés, le panneau a un contenu complexe, à la fois religieux et politique. Parmi les nombreux portraits dont on ne connaît toujours pas le modèle figurent le banquier d’Augsbourg, Jacob Fugger, président de la communauté allemande à Venise, l’architecte du Fondaco et le jeune marchand Burcardus de Spire. Au premier plan figurent le pape, Alexandre VI Borgia, et l’empereur Maximilien de Habsbourg, sur la tête duquel la Vierge dépose une couronne de roses, allusion à la fête du Rosaire. Un peu à l’écart mais facilement reconnaissable, Dürer se représente lui-même parmi les assistants : il montre un cartouche rédigé en latin portant sa signature, la date et l’indication du temps passé à l’exécution du tableau, soit cinq mois de travail.
Le séjour de Dürer à Venise coïncide avec le passage d’une génération, et la transition stylistique entre la tradition des Bellini et de Carpaccio et les nouvelles formules de Giorgione, de Lorenzo Lotto et de Titien. Le principal motif du retour de Dürer en Italie était néanmoins le désir d’acquérir la maîtrise des « secrets de la perspective », qu’il s’agisse de la théorie scientifique ou de son champ d’application. Sur les conseils de Jacopo de’ Barbari, il désirait surtout se rendre à l’université de Bologne pour y rencontrer Luca Paccioli, auteur du célèbre traité d’algèbre De divina proportione, inspiré des paroles et des démonstrations de Piero della Francesca. Dürer percevait les lacunes de la formation des artistes nordiques dans le domaine de la théorie et de la perspective. La rencontre avec les humanistes, les mathématiciens et ceux qui étudiaient la perspective italienne, devait lui fournir les instruments pour entreprendre la rédaction d’un traité d’art destiné essentiellement aux peintres allemands. Cette œuvre littéraire et ambitieuse restera inachevée.
Ce séduisant portrait féminin est attribué au second séjour de l’artiste à Venise et montre l’influence du portrait vénitien, y compris en ce qui concerne l’habillement et la coiffure du modèle, dont les bouclettes caractéristiques encadrant le front correspondent à la mode vénitienne de l’époque. Le portrait palpite grâce à la légère inclination de la tête, aux lèvres d’une régularité imparfaite et à ses bouclettes quelque peu rebelles. Selon une anecdote de l’époque, Bellini, émerveillé de la finesse avec laquelle son collègue allemand avait peint les cheveux, l’aurait imploré de lui céder l’un de ses pinceaux et s’en serait vu présenter un parfaitement normal.
Il est significatif que pendant les deux années qu’il passe en Italie, Dürer cesse de produire des gravures et se consacre intensément à la peinture. Six portraits au moins datent de cette époque (trois portraits féminins et trois portraits d’homme) ainsi que les deux Madones dites La Vierge protectrice et La Vierge au serin et le panneau du Jésus au milieu des docteurs, que Dürer déclare avoir exécuté en cinq jours seulement et qui est une sorte de synthèse personnelle des suggestions tirées de Bosch et de Léonard, qui sera immédiatement reprise par Lorenzo Lotto. Cette dernière œuvre a permis de bâtir l’hypothèse très vraisemblable d’une rapide incursion du peintre à Rome.
Œuvre caractéristique du second séjour de Dürer à Venise, en relation étroite avec la « Retable du Rosaire », tant par le coloris que par la composition. La composition semble presque un détail d’un panneau central plus grand : elle comporte également des motifs tels que la tenture d’honneur, avec un paysage de part et d’autre, et des chérubins vénitiens qui couronnent la Vierge, mais, cette fois, d’une couronne de fleurs naturelles. D’un point de vue iconographique, ce qu’il y a ici de plus remarquable n’est pas le serin perché sur le bras gauche de l’Enfant Jésus, mais la présence du petit saint Jean, qui s’approche par la droite pour offrir du muguet à la Vierge, tandis qu’un angelot lui tient sa croix de roseau. Cette présence est une innovation totale dans l’art nordique, qui ne connaissait que les groupes de la Vierge à l’Enfant, ou les Saintes Familles avec saint Joseph, voir avec toute la Sainte Parenté, mais non « la Vierge avec l’Enfant Jésus et le petit saint Jean ».
Cette œuvre clé du second séjour à Venise, étroitement liée à tout un réseau d’influences figuratives (Léonard, Bosch, Bellini, Lotto). Il semble que Dürer se soit uniquement préoccupé du contraste des physionomies et du mouvement varié des mains. On dirait, en effet, que les mains parlent, tant elles sont douées d’expression. Ce qui forme le centre de la composition, ce n’est pas la tête de Jésus, ce sont ses mains. L’index de la main droite touche le pouce de la main gauche pour faire une démonstration. En représentant cette dispute muette, Dürer s’était posé un problème physionomique qui lui avait été peut-être suggéré par un exemple de Léonard de Vinci ou par une tradition orale relative à quelque œuvre du maître. De là, l’énergie puissante des têtes et la vivacité des gestes de ces vieillards.
Le retour à Nuremberg
En février 1507, Dürer quitte Venise et prend le chemin de retour. Ses concitoyens découvrent un homme nouveau, prêt à se proposer comme point de référence moral et culturel. Les œuvres réalisées au lendemain du retour d’Italie, comme les grands nus d’Adam et Eve aujourd’hui au Prado, ont valeur d’exemple, et la volonté de mettre son expérience au service du progrès de l’art y apparaît clairement. Pendant deux ans, Dürer délaisse la gravure et se concentre sur les études mathématiques et sur la peinture. L’atelier s’adonne entièrement à l’exécution du Retable Heller destiné à Francfort, qui sera livré en août 1509 et complété par des volets en grisaille peints par Matthias Grünewald. Dürer se réserve le panneau central qui sera détruit par un incendie. Ses contacts avec les humanistes se font plus fréquents : en 1508 dans le Martyre des dix mille chrétiens sur le mont Ararat, tableau plein de virtuosité et apothéose presque morbide du martyre, destiné à Frédéric le Sage, Dürer se représente aux côtés du poète Conrad Celtis, membre de la cour de Maximilien de Habsbourg et directeur de l’université de Vienne. En 1509 il reprend avec frénésie ses travaux graphiques.
Le tableau, commandé par Frédéric le Sage, représente le martyre en masse des chrétiens de Bithynie, sur l’ordre du roi perse, en 303. L’art de Dürer réside d’abord dans son œil infatigable toujours ouvert sur le spectacle de la nature, grande et petite, un œil toutefois plus normatif que contemplatif, autrement dit capable de donner forme à n’importe quel aspect de la réalité et de le remplir d’énergie sans s’écarter des données objectives de la vision. On distingue près de cent trente figures qui succombent à divers martyres. Ce sujet lugubre convenait parfaitement à la représentation de corps nus. On reconnaît au centre de la composition l’autoportrait du peintre (en détail), drapé dans un élégant manteau noir acquis à Venise et tenant une banderole où figure une inscription latine avec la date et la signature. Le personnage à ses côtés est habituellement identifié avec Conrad Celtis, poète et humaniste de la cour de Maximilien de Habsbourg, personnage marquant de l’université de Vienne.
Ayant atteint la quarantaine, Dürer s’intéresse particulièrement à sa ville natale. Il peint des tableaux destinés à des lieux où se confondent orgueil communal et dévotion particulière : la salle des Insignes impériaux, siège de cérémonies municipales solennelles, à laquelle sont destinées les effigies de L’empereur Charlemagne et L’empereur Sigismond, et l’oratoire de Tous les Saints, situé dans la Maison des douze frères, siège d’une confrérie destinée aux artisans nécessiteux. C’est à cette chapelle qu’était destinée la plus célèbre et la plus somptueuse des œuvres religieuses de Dürer, l’Adoration de la Sainte Trinité. Peint en 1511 ce magnifique retable présente un extraordinaire hémicycle de saints suspendus dans le ciel autour de l’image de la Trinité, selon une mise en page analogue à celle adoptée par Raphaël dans la Dispute du Saint sacrement. Après ce sommet, son activité picturale se ralentit, compensée largement de 1513 à 1514 par les Meisterstiche, les chefs-d’œuvre de la gravure : Le Chevalier, la Mort et le diable, la version la plus complexe de Saint Jérôme dans son cabinet d’étude et la célèbre Mélancolie I. Si l’on veut simplifier leur symbolisme complexe et leur profonde signification philosophique, nous dirons que la gravure du Chevalier représente la vie active, celle de « Saint Jérôme » la vie contemplative, et l’allégorie de la « Mélancolie » un choix existentiel, projeté sur un horizon imaginaire.
Le retable fut commandé par le riche et pieux marchand nurembergeois Matthäus Landauer pour la chapelle de la « Maison des douze frères », institution charitable destinée aux artisans âgés. La commande comprenait également un somptueux cadre de bois doré, dessiné par Dürer et sculpté par un sculpteur de Nuremberg. Conformément au patronage de la chapelle, la « pala » propose une Adoration de la Sainte Trinité. La plus haute sphère céleste est dominée par Dieu le Père en majesté ; au milieu viennent ensuite les multitudes des saints précédés de la Vierge et de saint Jean-Baptiste. Dans la zone inférieure se font face les ordres clérical et séculier, le premier ayant à sa tête rien moins que deux papes. Ce redoublement a été interprété comme une mise en garde contre la menace de schisme qui était alors de nouveau à l’ordre du jour. Dürer est parvenu à rendre le visage du Créateur avec une précision digne du microscope. Un seul autre visage, peint par un artiste nordique unique en son genre, pourrait lui être comparé: l’image de Dieu sur le retable de Gand des frères Van Eyck. Une telle plénitude de réalisation n’est approchée que par le portrait de Landauer, le donateur, qui, comme chaque visage, exprime une individualité pleinement comprise.
Aucun détail n’est laissé au hasard. Tout est soigneusement préparé et défini. La couleur est étendue en touches minces, qui peuvent presque se décalquer, sauf sur les visages qui sont travaillés dans une pâte semblable à celle utilisée par Memling. Dans toutes les autres parties, l’artiste montre qu’il est par essence un graveur. Dans cette œuvre Dürer parvient à porter au plus haut degré les ressources de la culture figurative allemande, notamment la splendeur du coloris, et, en même temps, à se rattacher aux plus nobles modèles italiens. Pour exprimer cette synthèse, l’artiste s’est représenté dans le bas du tableau, près d’une pierre portant une inscription en majuscules latines parfaites, sur un fond de paysage évoquant le lac de Garde.
Au service de l’empereur
Devenu empereur en 1486, Maximilien Ier règne sur un territoire qui comprend l’Autriche, la Bohême, la Hongrie, la Bourgogne et le Tyrol. Cultivé, sobre, épris de culture italienne, surtout après qu’il a épousé en secondes noces Bianca Maria Sforza (nièce de Ludovic le More), Maximilien veut donner à son empire alpin un aspect nouveau, noble et classicisant. Sans disposer de grands moyens économiques, il réussit à faire converger sur Innsbruck, résidence principale de la cour, les meilleurs artistes de l’Allemagne méridionale, parvenant à employer en même temps Dürer, Altdorfer, Cranach et Burgkmair, ainsi que des personnages comme l’astronome Erhard Etzlaub, qui aidera Dürer à réaliser de grandes gravures représentant la mappemonde et les constellations. Dürer assume la coordination et la direction artistique d’énormes séries de gravures représentant la gloire de Maximilien, et les dessins ornant les marges du Livre d’heures de Maximilien Ier (1515). À Augsbourg, Dürer à l’occasion de faire le portrait de l’empereur et celui de Jacob Fugger ; il subit le charme de Luther et demeure impressionné par la possibilité de se poser personnellement des questions profondes, d’être impliqué en première ligne dans le grand climat du renouveau spirituel de l’Europe au lieu d’en être un simple spectateur.
Signé du monogramme de l’artiste au fond à droite, c’est là un superbe exemple de la forme qui caractérise les rares peintures et les gravures des années 1516-1520, époque où probablement à été peint ce tableau. On peut le mettre en rapport avec deux dessins, l’un représentant un buste de sainte Anne, où l’on a voulu reconnaître Agnès, l’épouse de l’artiste. Au déclin de sa vie, Dürer cherche à passer de l’humanisme italien et latin, auquel il a délibérément participé, à une sorte d’humanisme germanique qui implique la réutilisation et la réélaboration de nombreux aspects de langage du XVe siècle nordique.
Le portrait fut terminé après la mort de l’empereur, dont l’inscription solennelle exalte les qualités et proclame la gloire à l’adresse de la postérité. La grenade est un emblème de Maximilien Ier. Sous une écorce d’apparence plutôt banale, ce fruit cache en réalité de nombreux grains, comme pour symboliser l’union dans la multiplicité sous une seule autorité.
Le 12 janvier 1519, l’empereur Maximilien Ier meurt. Une page nouvelle s’ouvre pour Europe : celui qui est appelé à lui succéder est le très jeune Charles de Habsbourg, qui avait hérité de la couronne d’Espagne en 1516. On voit ainsi se profiler la création d’un empire aux dimensions intercontinentales. L’autorisation du nouvel empereur est nécessaire pour obtenir le renouvellement de ses privilèges. Dürer prend la route des Pays-Bas. Méticuleusement organisé, le voyage de Dürer dure un an, du 12 juillet 1520 à la fin de juillet 1521. Sa destination est Anvers qui sera l’étape fondamentale de cette période. En octobre 1520, Dürer rejoint Aix-la-Chapelle pour assister au couronnement de Charles Quint, qui réunit sur sa tête les couronnes d’Autriche et d’Espagne. La cérémonie se déroule dans la chapelle Palatine d’Aix, érigée par Charlemagne, symbole de Saint Empire. Dürer y assiste aux côtés de Matthias Grünewald à qui il fait don de deux dessins. Deux semaines plus tard, il est présenté a l’empereur qui s’engage à confirmer les privilèges économiques accordés par Maximilien. Le tableau le plus important de sa période anversoise est le Saint Jérôme dans son cabinet d’étude exécuté pour le jeune dignitaire portugais Ruy Fernandez de Almeida.
C’est le plus expressif et le plus médité des rares tableaux exécutés par Dürer pendant son voyage aux Pays-Bas. Il a été précédé d’une série d’extraordinaires dessins préparatoires, parmi lesquels l’étude d’après nature du visage d’un vieillard plus que nonagénaire.
Au cours de son séjour à Anvers et de ses autres voyages en Flandre et en Hollande, Dürer rencontre beaucoup de personnages intéressants : des intellectuels de la valeur d’Erasme de Rotterdam, le roi Christian de Danemark, des voyageurs, des diplomates, des représentants de diverses nations, et naturellement des artistes : Quentin Metsys, Joachim Patinir, Lucas de Leyde, Jan Gosaert et d’autres encore. Mais le voyage a des conséquences sur le plan physique. Après avoir peut-être contracté une forme de malaria due à la piqûre d’un moustique à Anvers, Dürer cherche pendant l’hiver à voir une baleine échouée sur les côtes de Zélande, mais se trouve pris dans une véritable tempête. Il tombe gravement malade et a du mal à se remettre. À partir de ce moment, sa santé semble minée et l’artiste commence à s’identifier à l’image du Christ souffrant.
Les rapports avec la Réforme
Revenu à Nuremberg durant l’été 1521, Dürer paraît las et épuisé. Il peint et grave peu, préférant se consacrer au rassemblement de notes et de dessins destinés à ses traités théoriques. Longuement préparés, accompagnés de gravures d’une grande clarté didactique, trois volumes voient le jour l’un après l’autre. Enfin, en 1528, le grand traité posthume sur la symétrie et les proportions du corps humain sera publié en latin et en allemand. L’énorme traité sur l’art pour lequel Dürer continue à rassembler des notes théoriques et à réaliser des dessins préparatoires demeure incomplet. Mais l’esprit de l’artiste est surtout tourné vers les bouleversements qui surviennent dans le domaine religieux. L’art sacré est bouleversé par l’iconoclasme des sacramentaires qui, outre le massacre des ecclésiastiques et le pillage des églises, engendre la destruction de nombreuses œuvres d’art et la quasi cessation de toute commande. Luther désavouant les révoltés, Dürer cherche de faire valoir son autorité personnelle et à défendre l’art, allant jusqu’à affirmer qu’un travail exécuté avec soin est un hymne à Dieu. Mais les avis les plus autorisés eux mêmes sont destinés à l’échec : en pratique on ne peint plus de tableaux d’autels et l’on ne sculpte plus de retables en Allemagne après 1530. La Réforme se propage désormais dans la plus grande partie de la nation : sur décision du conseil municipal, Nuremberg adhère au luthéranisme. Pourtant les excès polémiques, les violences et l’iconoclasme provoquent la réaction de nombreux intellectuels qui prennent leurs distances vis-à-vis de la Reforme. Chez Dürer, le doute se développe en même temps que l’aspiration à un dialogue serein dans lequel l’intelligence prévaudrait sur l’agressivité. Avec le chef-d’œuvre Les Quatre Apôtres auquel Dürer confie sa conviction la plus intime et la plus profonde, l’année 1526 demeure une année de grande activité picturale, avec la dernière version du thème de prédilection de l’artiste, la Vierge à l’Enfant, et avec les deux puissants portraits de notables de Nuremberg, conservés à Berlin. La santé de Dürer se dégrade et l’artiste s’affaiblit graduellement et s’éteint finalement le 6 avril 1528. Sur sa tombe, conservée au Johannes Friedorf de Nuremberg, dont l’inscription latine rédigée en caractères lapidaires classiques indique la date de la mort calculée selon l’usage romain : » A la mémoire d’Albrecht Dürer. Ce qui était mortel en Dürer est enseveli dans cette tombe. »