Tiziano Vecellio (vers 1490 – Venise 1576).
Tiziano Vecellio (Titien en français) est né à Pieve di Cadore, bourgade des Dolomites entourée de forêts séculaires et point de passage vers les cols alpestres. Deuxième enfant de Gregorio Vecellio, il descend d’une austère famille de notaires, d’administrateurs et d’avocats. On ne connaît pas avec certitude la date de naissance du futur peintre. Sa vie durant, Titien laissera courir des informations contradictoires sur sa naissance, se faisant passer pour plus vieux qu’il n’est, afin de se donner une « aura » de patriarche.
À neuf ans, avec son frère aîné Francesco, Titien quitte le Cadore pour se rendre à Venise, où son oncle Antonio est fonctionnaire d’État. Cet oncle découvre et encourage le talent artistique des deux garçons et les met en apprentissage chez les Zuccato, habiles mosaïstes. Francesco montre bien vite d’autres intérêts pour la vie militaire et l’aventure ; Titien en revanche, brûle les étapes et passe rapidement dans l’atelier de Gentile et Giovanni Bellini alors l’un des plus prestigieux de la Sérénissime. C’est là qu’il rencontrera d’autres astres naissants de la peinture vénitienne de l’époque, Sebastiano del Piombo et Giorgione ; et c’est surtout avec ce dernier que Titien entretiendra des rapports, au point qu’en 1508 et en 1509, les deux jeunes peintres travailleront aux fresques de la façade du Fondaco dei Tedeschi. Il ne subsiste que fort peu de cette imposante décoration qui reçut un accueil enthousiaste de la part des contemporains. Dans les premières années du XVIe siècle, Titien accumule les expériences enrichissantes, elles l’amènent rapidement à une exceptionnelle énergie expressive, manifeste dès ses premières œuvres. Les leçons de ses maîtres, des Zuccato à Gentile, puis Giovanni Bellini, se combinent avec l’attention qu’il porte aux événements artistiques de la cité : l’arrivée étourdissante de Léonard (1500) et la découverte des « mouvements de l’âme », la représentation dramatique des sentiments ; le second séjour de Dürer (1504) qui ouvre d’autres horizons avec une œuvre comme la Fête du Rosaire, peinte pour la communauté allemande à Venise, le Fondaco dei Tedeschi.
Les premières œuvres
Les œuvres marquées par un fort réalisme sont les portraits réalisés à cette époque, parmi lesquels il faut souligner, pour leur qualité élevée un portrait d’Homme et un de femme, dit La Schiavona, tous deux à la National Gallery de Londres. Les sujets religieux sont bien représentés, pour ce qui est des débuts de sa carrière, par le petit retable Saint Marc avec les saints Damien, Côme, Roch et Sébastien exécuté pour l’église Santo Spirito in Isola afin de célébrer la fin de l’épidémie de peste qui en 1510 avait frappé la ville. Ce petit retable semble assumer un rôle d’importance dans le cheminement artistique de Titien : il correspond au moment où, alors que Giorgione venait de mourir, âgé d’à peine plus de trente ans, Titien commence à réfléchir aux modèles qu’il lui a laissés. Cette réflexion donnera de fruits d’une extrême qualité de formes et d’une haute inspiration poétique, des chefs-d’œuvre comme le Concert champêtre du Louvre, le Noli me tangere de Londres et les Trois âges de l’homme d’Edimbourg ; et ce n’est pas un hasard si l’attribution de toutes ces œuvres à l’un ou à l’autre des artistes a fait l’objet de nombreuses controverses. Dans le tableau du Louvre, les éléments empruntés à Giorgione sont nombreux – le jeu des couleurs et des lumières et la composition complexe – et tels qu’ils ont largement justifiée les doutes de ceux qui autrefois y voyaient une œuvre du maître de Castelfranco.
Dans cette œuvre, le jeune Titien atteint des sommets poétiques. Par l’utilisation de couleurs denses, rendues plus nettes par la lumière qui ravive le brillant des tons, qui de manière irréfutable distingue Titien de Giorgione, même lorsqu’il reprend les thèmes de celui-ci.
Ici les personnages des quatre saints invoqués contre la peste, disposés deux par deux de part et d’autre de l’autel auquel on voit saint Marc, saint protecteur de la ville (les saints médecins Côme et Damien à gauche, Roch et Sébastien à droite), annoncent probablement un nouvel intérêt de Titien. Les formes sont noblement classiques et les figures tendent à un hiératisme inspiré par Bellini, mais les saints de gauche – sans aucun doute des portraits – présentent de qualités de réalisme élevées qui contrastent avec la timidité des figures de droite, presque dignes de Giorgione.
Dans ce tableau, Titien abandonne les thèmes élitaires des doctes milieux humanistes pour se tourner vers les représentations religieuses. Mais il est toujours proche des modèles de Giorgione.
Le souvenir des œuvres de Giorgione se retrouve également dans les fresques que Titien exécute en 1511 pour la Scuola del Santo à Padoue. Dans les fresques, Titien insiste sur l’élément tragiquement prémonitoire des épisodes et le caractère intensément dramatique de la représentation des sentiments. L’on remarque tout cela dans les nombreux portraits où l’introspection psychologique des personnages va de pair avec un sens plastique aux effets surprenants, et aussi dans les nombreuses Saintes Conversations, comme celle, grandiose, de la collection Magnani Rocca à Maiano (Parme), datable entre 1512 et 1514. Les figures monumentales de la Vierge et sainte Catherine, se détachant au premier plan et prenant possession de l’espace pour s’imposer aux regards du spectateur. C’est la même logique figurative que l’on retrouve dans un autre chef-d’œuvre (même si le thème a changé) de la même époque : l’Amour sacré et l’Amour profane, peint en 1514 à l’occasion des noces avec Laura Bagarotto du chancelier ducal Nicolò Aurelio. Souvent à cette époque Titien use de la figure féminine pour fournir à ses riches commettants des tableaux qui sont une subtile allusion à l’amour terrestre : c’est le cas de la Flore des Offices, qui n’est pas un portrait mais une allégorie liée au personnage classique de la Flora meretrix, protagoniste des fêtes les plus populaires de l’antiquité romaine.
Les armoiries du commanditaire apparaissent sur le bas-relief classique qui décore le bassin sur lequel sont assisses les Vénus jumelles, symboles de l’Amour divin (celle qui est nue) et de l’Amour terrestre (celle qui est habillée).L’allégorie complexe de cette toile reflète les goûts sophistiqués du commettant, un homme cultivé, et constitue un aboutissement dans l’histoire artistique de Titien. L’inspiration classique du bas-relief allégorique placé sur le devant du sarcophage confirme le choix artificieux de l’iconographie.
La « Flore » inaugure une phase nouvelle dans l’évolution du style de Titien comme peintre de figures. Les formes se trouvent liées par la couleur et la texture et créent des tensions sur toute la surface du tableau, lui donnant ainsi une animation formelle.
Les œuvres de la période dite ‘classique’
La renommée de Titien est désormais à son apogée: en 1513, il est invité par Léon X à s’installer à la cour papale, mais il refuse cette offre pour offrir ses services à la République de Saint-Marc, se déclarant prêt à prendre la place de Giovanni Bellini, désormais âgé. En même temps, il noue de rapports avec les cours étrangères : par exemple, en 1516, il prend contact avec Alphonse Ier d’Este, duc de Ferrare, pour lequel il travaillera dix années durant jusqu’à l’achèvement de la Chambre d’Albâtre, réalisant entre 1516 et 1518 l’Offrande à Vénus du Prado, suivie en 1523-1524 de la Bacchanale dans l’île d’Andros ou Les Andriens, également au Prado, et enfin le Bacchus et Ariane de Londres. Les thèmes dionysiaques – parmi lesquels l’on trouve également la Vénus anadyomène d’Edimbourg – sont interprétés par Titien en une riche mélodie de couleurs mêlée à une grande élégance des formes : des éléments qui caractériseront toute cette phase que les critiques ont définie « classique » et que domine le suprême chef-d’œuvre qu’est l’Assomption de l’église des Frari. C’est dans cette œuvre que s’impose la volonté de Titien de rompre de manière définitive avec la tradition figurative locale, pour atteindre cette synthèse entre force dramatique et tension dynamique qui à partir de ce moment deviendra la caractéristique la plus évidente de sa manière artistique.
Dans ce grand retable (haut de presque sept mètres), une des premières commandes officielles, Titien invente une nouvelle manière d’animer l’espace pictural pour rendre mieux présentes les figures. L’attirail traditionnel du thème est abandonné au profit d’une dynamique instaurée par la gestuelle des figures et l’organisation colorée. Un bras se découpant sur le ciel suffit à servir « d’indicateur de direction » et sa ligne contrastée, torturée presque, résume la violence de l’arrachement dont la rapidité éclate dans les taches rouges, jetées à travers la surface comme le trajet d’une flèche. Encore une fois en ce début de carrière, Titien frappe par la netteté et la violence de ses choix picturaux.
À cette période appartiennent des œuvres comme le Paiement du Tribut de Dresde, exécuté pour Alphonse d’Este, ou la Vierge aux Cerises de Vienne. Un autre chef-d’œuvre de peinture religieuse de cette époque, le Polyptyque de la Résurrection (Polyptyque Averoldi), exécuté entre 1520 et 1522, pour Altobello Averoldi, légat pontifical à Venise. Nombre de portraits datent de la première moitié de la troisième décennie, et certains constituent de véritables chefs-d’œuvre (Vincenzo Mosti du palais Pitti, Homme au gant du Louvre ou le portrait du duc Federico Gonzaga du Prado). De cette époque datent deux autres chefs-d’œuvre exécutés, ce qui confirme que Titien avait obtenu une incontestable suprématie, pour les deux principales églises de couvents de la ville : les Frari et San Giovanni et Paolo, où l’on enterrait les grandes personnalités de la Sérénissime. Dans le Retable votif de la famille Pesaro placé sur l’autel de l’Immaculée Conception aux Frari, le schéma traditionnel de la Sainte Conversation et complètement renouvelé, et le retable devient l’occasion d’un grandiose portrait de groupe des membres de la famille Pesaro.
Cette œuvre comprend aussi des éléments maniéristes, peut-être empruntés à Pordenone, qui la mettent au goût du jour et accentuent sensiblement l’emphase dramatique de l’ensemble. Le paysage est d’une très haute qualité, avec des vues prises sur le vif de Brescia. Saint Sébastien a le pied appuyé sur une colonne où l’on peut lire la date et la signature du peintre.
Titien a désormais une activité frénétique : en 1529, le nouveau doge, Andrea Gritti, veut que ce soit lui, le peintre officiel de la Sérénissime, qui réalise les peintures du Palais des Doges et les portraits. Grâce aussi aux bons offices de Federico Gonzaga, il a rencontré à Parme en 1529, son futur protecteur, l’empereur Charles Quint. Pour le duc d’Urbino Francesco Maria della Rovere, dont il exécute un majestueux portrait et son pendant représentant son épouse Eléonore Gonzaga, il peint au début de la quatrième décennie la Madeleine, authentique triomphe de la beauté qui se trouve à présent au Palais Pitti, et la mystérieuse Belle, également au Pitti ; pour son fils et héritier Guidobaldo della Rovere, il peint en 1538 la dénommée Vénus d’Urbino, donne un bon exemple de cette période ; inspirée d’un modèle de Giorgione, elle innove par l’expression de nu rendu dans une forme pure et armonieuse.
Titien et le maniérisme
Dans la Présentation au Temple pour la Scuola Grande de Santa Maria della Carità de 1539, la perspective architectonique, inspirée par la scénologie théâtrale, joue un rôle important. Cela, ainsi que d’autres aspects de l’œuvre, démontre que Titien s’intéressait au monde toscan-romain, représenté à Venise à partir de 1539, précisément par Porta et Salviati, et plus tard par Vasari lui-même, arrivé en ville pour la première fois en 1541 pour mettre en scène la Talanta de l’Arétin. L’adhésion de Titien au maniérisme semble davantage une concession à la mode que le résultat d’une véritable conversion : et si un peintre peut l’avoir inspiré plus que les autres, c’est sans doute Jules Romain, et ses œuvres mantouanes que Titien a eu l’occasion de voir sur place. C’est Jules Romain que lui inspire son répertoire de nus musculeux, de mouvements des corps en rotation, d’oppositions et d’intersections que l’on retrouve dans ses œuvres de cette époque, du Couronnement d’épines du Louvre au Saint Jean Baptiste des Galeries de l’Académie, jusqu’aux trois plafonds pour Santo Spirito in Isola, à présent dans la sacristie de la Salute (1524-1544). Dans des toiles comme celles-ci, mais aussi dans d’autres à thèmes profanes comme l‘Allocution d’Alfonso d’Avalos du Prado ou mythologiques comme la Vénus del Pardo du Louvre, l’emphase maniériste de Titien atteint son apogée : elle est même brutale, déclamatoire, et donne lieu à des représentations dramatiques. Mais, malgré tout, l’on peut voir que, les volumes sculpturaux, les raccourcis audacieux, les contrastes de clairs-obscurs prennent place dans des compositions dominées par la liberté des couleurs.
Titien affirme ici sa capacité à la grandeur terrible, à la romanité, assimilées avant même le voyage à Rome, à travers l’exemple de Jules Romain à Mantoue. L’éclairage dramatique accroche la nudité du Christ dont la pose torturée se dégage de l’amas de corps, appuyée et renforcée par l’angle rectiligne de l’architecture. On pourrait identifier différentes variations sur les formes typiques du Maniérisme, mais elles sont ici dynamisées pour accentuer l’évidence physique des corps.
Alfonso d’Avalos, marquis de Vasto et de Pescara, gouverneur espagnol de Milan, est représenté parlant à ses troupes dans la pose classique de l' »allocutio » romaine. La lumière surchauffée qui allume les manteaux et les armures rehausse l’inspiration résolument maniériste de la scène.
Ce grand « telero » fut réalisé pour l’Albergo de la Scuola de la Carità entre 1534 et 1539 (aujourd’hui Galleria dell’Academia). Il est coupé dans sa partie inférieure en raison d’une porte. La porte à droite de l’observateur existait déjà et devait à l’origine correspondre au portail gothique, aujourd’hui muré, ancienne entrée de la salle au rez-de-chaussée. La porte à gauche fut ouverte le 10 mars 1572, Titien était encore vivant, sacrifiant une partie de la toile. Si l’horizontalité du mur a imposé un schéma puisé à la tradition narrative vénitienne, et surtout à Carpaccio, il l’organise selon un esprit extraordinairement « moderne » et avec une profonde connaissance des solutions architecturales contemporaines de Sansovino et Serlio.
La parfait équilibre de l’architecture et du paysage, et de ceux-ci avec la procession ouverte des confrères, constituent l’unité de cette œuvre, interprétation inédite des modèles du XVe siècle, de grande importance pour le développement de la culture picturale successive.
Dès 1539, grâce aux bons offices de l’Arétin, Titien avait réussi à établir un contact avec la puissante famille Farnèse d’où provenait le pape Paul III, dont il avait déjà réalisé le portrait. Il accepte l’invitation du neveu du pape Alexandre Farnèse et arrive à Rome le 9 octobre 1545. À ce stade de la carrière de Titien, ce voyage qui lui permet de connaître les sources de la poétique maniériste, les œuvres de Raphaël et de Michel-Ange, semble s’imposer ; cependant il semblerait qu’à ce stade, avant même de se mettre en route, Titien ait dépassé cette « crise » maniériste du début des années 1540. En effet il emporte dans ses bagages l’extraordinaire Danaé peinte pour Octave Farnèse avant son départ, ce qui constitue la preuve la plus éclatante du détachement total, de la rupture nette qui se produisent à ce moment dans la poétique de Titien. Dans cette œuvre, l’on distingue en particulier un renouveau d’intérêt pour une recherche d’effets de couleurs libres et riches, en particulier dans les paysages.
Reprise par le peintre dans diverses versions, commercialisée par l’atelier, la « Danaé Farnèse » est une des œuvres les plus copiées de Titien, comme la Danaé du musée du Prado réalisée pour Philippe II. Son immense succès tient sans doute à ce que la sensualité chaude de la lumière et des couleurs s’y lie à un sentiment classique d’une grandeur presque héroïque, divine, réponse vénitienne aux anatomies de Michel-Ange.
Vasari raconte que Michel-Ange, venu rendre hommage à Titien dans sa demeure, vit la Danaé et en loua « la couleur et la manière » mais que, une fois parti, son commentaire fut « qu’il était dommage qu’à Venise l’on n’apprît pas dès le début à bien dessiner et que ces peintres n’étudiassent pas mieux ». Dans ces conditions, le séjour de Titien à Rome ne pouvait en aucun cas être porteur de nouveautés importantes, tant était grande la distance qui le séparait du style artistique dominant dans la ville des papes. Il reste pourtant plusieurs mois à Rome où il peint le Paul III assis entre ses neveux Alexandre et Octave un authentique chef-d’œuvre d’introspection psychologique mis en valeur par la qualité vibrante des couleurs qui transmettent un sentiment presque angoissé. L’artiste est fait citoyen honoraire de Rome, et peu après il part pour Florence où il fera étape sur la route de Venise. Là l’attendent les nombreuses œuvres laissées inachevées au moment de son départ à l’improviste : parmi celles-ci, le splendide Portrait votif de la famille Vendramin, qui, commencé vers 1543, sera achevé maintenant.
Titien peintre de cour
Dix-huit mois après son retour de Rome, Titien entreprit un autre long voyage qui le mena cette fois à la cour de Charles Quint, à Augsbourg. Le tableau le plus important que Titien peignît durant son séjour, en 1548, est le Portrait de Charles Quint à la bataille de Mühlberg du Prado. Titien, durant son séjour à Augsbourg, noua des liens assez intimes avec l’empereur pour devenir son confident. Il est certain qu’au fils de leurs conversations, le peintre développa une vive sympathie pour la personne de Charles Quint et amené à comprendre la complexité et les paradoxes de la situation historique dans laquelle le souverain se trouvait pris : dans les portraits officiels les plus imposants qu’il fit de lui – et, plus tard, également, dans son Charles Quint assis (Alte Pinakothek, Munich) -, il parvient à exprimer avec force sa solitude, sa mélancolie et son caractère introverti, mais aussi la dignité avec laquelle il assume sa charge. Outre les portraits, Titien travaille à la première version de la Vénus, l’organiste et le petit chien, à présent au Prado, un thème destiné à un grand succès et maints fois répété par le maître et son atelier. Toujours à Augsbourg, Titien obtient de la reine Marie de Hongrie, sœur de Charles Quint, la commande de quatre toiles de plafond pour sa résidence d’été dans le château de Binche, dans les Flandres. Les tableaux, dans un but clairement moralisateur, devaient représenter les plus célèbres supplices des enfers : ceux de Tizio, de Sisyphe, de Tantale et d’Ixion. Dans les deux toiles qu’il envoie dans les Flandres et qui de nos jours sont à Madrid, au Prado, celles de Tizio et de Sisyphe, l’on est surtout frappé par le fait que Titien y reprend des modes d’expression maniéristes, en particulier inspirées par Michel-Ange, qu’il rend avec des effets de couleurs d’une haute qualité.
Œuvre de très haute qualité artistique, dont l’iconographie est inspirée par la célèbre statue d’époque romaine représentant la déesse et de propriété des Médicis.
Bien que Charles Quint ait continué à faire appel à Titien après son abdication en 1556, c’est son fils Philippe, son successeur sur le trône d’Espagne, qui allait devenir le plus grand commanditaire de l’artiste. Le peintre réalise immédiatement un portrait de lui en pied, à présent au Prado ou encore des portraits de personnages liés à la cour impériale, parmi lesquels le Portrait d’un noble, dit du duc d’Atri. Dans la rencontre entre le roi Philippe II et l’artiste (désormais âgé de plus de soixante ans) qui eut lieu à Augsbourg durant l’hiver 1550-1551, fut décidé l’envoi régulier de tableaux mythologiques et religieux en échange d’un confortable salaire annuel. De cette manière, Titien bénéficierait de tous les avantages sociaux et financiers qui représentait une charge à la cour sans avoir à en subir les servitudes (cet arrangement fut maintenu pendant un quart de siècle, jusqu’à la mort du peintre en 1576). À partir de 1551, Titien avait ralenti sensiblement son activité pour les commettants vénitiens, laissant libre champ à une nouvelle génération de peintres, de Tintoret à Véronèse et à Jacopo Bassano, car il préfère concentrer son attention sur les nombreuses demandes qui lui parviennent des Habsbourg et de leur entourage. Sept somptueuses mythologies, ou « poésies » de grand format, qui sont sans doute les œuvres les plus importantes de cette association, prirent le chemin de Madrid. Conçues pour une pièce particulière de l’une des résidences du roi d’Espagne, avec un programme iconographique cohérent, contiendraient un message allégorique moralisateur. Titien, qui semble avoir lui-même imaginé les sujets à partir de sources adéquates, les tableaux forment des paires qui se répondent sur le plan thématique comme sur le plan de la composition. Ceci est particulièrement évident dans le cas de Diane et Actéon et de Diane et Callisto. Les deux sujets, librement inspirés des Métamorphoses d’Ovide, évoquent les châtiments infligés à d’innocentes victimes par la chaste et cruelle déesse de la lune. Ces deux toiles amenèrent le peintre à une emphase dramatique à laquelle sert de support un colorisme vibrant, fait de teintes chargées et fortement contrastées.
Le beau et jeune chasseur Actéon surprend Diane et ses nymphes au bain. Comme l’annonce le crâne posé sur la colonne rustique, la déesse se vengera en le transformant en cerf et il sera alors mis en pièces par ses propres chiens.Le mythe de Diane et Actéon, souvent représenté à la Renaissance, est issu du livre III des Métamorphoses d’Ovide (Ier siècle après J.-C.), est une source d’inspiration majeure pour les artistes.
La dernière période
Le vieux Titien traverse à présent des années tragiquement angoissées, et le désespoir et la mort sont les sentiments qui agitent son âme : en 1556 est mort son ami l’Arétin ; en 1558 est mort dans la solitude du monastère de Yuste Charles Quint, auquel le liait un vieux et sincère sentiment de gratitude et d’estime ; en 1559 cela a été le tour de son frère Francesco, son fidèle et obscur collaborateur. D’après les lettres qu’il écrit à Philippe II, l’on comprend comme ces pertes pèsent à Titien. Mais ce sont ses tableaux qui reflètent le mieux ses vicissitudes. Même un sujet mythologique qui pourrait être joyeux, comme Vénus bandant les yeux de l’Amour, peint vers 1566 et à présent à Rome, devient l’occasion d’un récit plein de tension, comme l’indiquent clairement les expressions tristes et pensives des visages et le colorisme intense d’un ciel presque enflammé.
À ce moment où il est pourtant intensément consacré sur les thèmes religieux, Titien trouve l’énergie de se consacrer encore au portrait, produisant entre 1567 et 1568 deux de ses principaux chefs d’œuvre dans ce domaine : l’Autoportrait du Prado et le Portrait de Jacopo Strada de Vienne. Au fur et à mesure que l’on s’approche de 1570, la chronologie des œuvres de Titien devient imprécise, en partie en raison de leur homogénéité stylistique. Nombreux sont les sujets religieux : une remarquable série de tableaux est consacré à la Passion du Christ, comme le Couronnement d’épines de Munich, la Dérision du Christ de Saint Louis, et les deux versions du Christ portant la croix de Saint-Pétersbourg et de Madrid. Dans ces œuvres hautement dramatiques, les touches de peinture sont de plus en plus fondues et incohérentes, l’artiste refuse désormais la description naturaliste pour souligner les sentiments, traduire sa propre émotion devant le thème traité. C’est ainsi que s’expliquent la pluie de sueur mêlée au sang qui baigne les chairs torturées du Christ de Munich, ou les sinistres lueurs sulfureuses de la petite toile de Saint Louis.
Les œuvres qui concluent la carrière artistique de Titien datent des derniers jours de l’artiste. Pour la plupart elles restèrent dans l’atelier après la mort du peintre et furent vendues par Pomponio, le fils de celui-ci, à plusieurs collectionneurs vénitiens. L’on trouve parmi elles le Saint Sébastien de Saint-Pétersbourg, un chef-d’œuvre de virtuosité picturale ; l’inquiétant Enfant avec des chiens de Rotterdam ; où encore la Nymphe et le berger de Vienne, sillonnée d’éclats lumineux, qui reprend les effets les plus typiques de la palette de Titien. Un sentiment de mort plane sur deux chefs-d’œuvre auxquels Titien travaillait certainement au cours de l’été 1576, alors qu’à Venise faisait déjà rage la terrible épidémie de peste qui entre autres allait tuer Orazio, le fils préféré du peintre. L’iconographie du Supplice de Marsyas est inspirée par les fresques sur le même sujet réalisées par Jules Romain dans la Salle des Métamorphoses du Palais Te de Mantoue ; mais le flamboiement des tons bruns et rougeâtres de l’arrière-plan, les couleurs sombres à peine ravivées par de brusques éclats de lumière rendent horrible la crudité de la scène mythologique. La Pietà, grandiose toile sur le thème de la mort, du sacrifice eucharistique et de la résurrection constitue le testament de Titien. Lorsqu’il mourut le 27 août 1576, le tableau n’était pas encore complètement terminé : ce fut Palma le Giovane, auquel la Pietà parvint après la mort du maître, qui la compléta par quelques glacis et peu de retouches.