Une nouvelle génération de peintres vénitiens
Vers le milieu du XVIe siècle, la peinture vénitienne de la Renaissance possède d’ores et déjà une dynamique propre, si puissante qu’elle va perdurer jusqu’à la fin de la république. Les grands maîtres de la deuxième génération de peintres vénitiens du XVIe siècle sont Jacopo Bassano, Jacopo Tintoretto et Paolo Véronèse. Pendant des décennies, Titien domine incontestablement la scène artistique vénitienne. Il a triomphé de tous les concurrents qui se sont mesurés à lui, de loin en loin : Sebastiano del Piombo, Pordenone, Lorenzo Lotto …
Au seuil de la soixantaine, il assiste à présent à l’arrivée d’une génération entière de jeunes artistes vénitiens influencés par le maniérisme, mais désireux de se mesurer à la tradition locale. Émerge surtout Tintoret qui ambitionne de trouver une synthèse entre le dessin de Michel-Ange et le coloris de Titien. Le considérant comme un concurrent potentiellement dangereux, Titien ne nourrira à son égard aucune sympathie. En revanche, le jeune Véronèse est publiquement et fréquemment loué par le vieux maître.
Ce tableau frappa les esprits par le caractère dramatique de sa composition ainsi que par la rapidité et l’aisance de sa réalisation. Présentée au public dans l’illustre Scuola di San Marco en 1548, la toile procura une notoriété immédiate à Tintoret, attirant sur le jeune peintre l’intérêt de l’Arétin et l’amitié du sculpteur Jacopo Sansovino.Représente la libération grâce à l’intercession de saint Marc, d’un esclave condamné à être aveuglé et à avoir les jambes brisées parce que, contre la volonté de son propriétaire, il était allé vénérer les reliques du saint.
Venise et le Maniérisme
Le début des années 1540 marque une période de contacts déterminants avec le Maniérisme ; Salviati est à Venise en 1539-40, Vasari, surtout, en 1541-1542, et les gravures diffusent à Venise l’intellectualisme exacerbé du Parmesan, tout en mettant sur un même plan les grandes œuvres romaines des années 1510 et la production postérieure de la maniera. La tradition vénitienne, avec son goût du colorisme et de l’effet plus proprement pictural que descriptif, réagit à cette diffusion du nouveau disegno à travers un certain nombre d’artistes comme Schiavone qui adopte le graphisme du Parmesan tout en le mariant à un colorisme surtout ornemental ; après avoir séjourné à Fontainebleau en 1538 et à Milan entre 1540 et 1543, Paris Bordone devient, à Venise, le spécialiste d’un certain type de composition allégorique où le portrait se combine à un sujet allégorique ou mythologique. Le rôle historique de Venise dans la seconde moitié du siècle n’est pas dû à cette production, mais à la présence contemporaine de trois génies par lesquels se constitue un dépassement effectif du style maniériste. Outre Titien, il s’agit du Tintoret et de Véronèse. Aucune autre ville d’Italie ne concentre au même moment un nom équivalent d’artistes de cette envergure : l’école vénitienne est à son apogée. Cette agitation qui fleure le maniérisme se retrouve dans l’œuvre d’Andrea Schiavone (1522-1563) : celui-ci se fait une spécialité de petites scènes historiées développées selon l’horizontale et souvent destinées à la simple décoration. Schiavone maîtrise une manière fluide de peindre, aux violents contrastes d’ombre et de lumière assortis de rehauts épais appliqués d’un geste vague. Ce style, très proche de celui du Tinroret, signale la façon dont la nouvelle génération poursuit la tradition de Titien tout en faisant évoluer vers une sorte de relevé pictural propre à une exécution rapide et produisant de l’effet à distance, parce qu’elle est plus attachée à l’intensité du résultat qu’à la minutie de l’observation.
La composition et les figures sont conformes à l’esprit maniériste, alors que la facture est d’une liberté toute vénitienne. L’anatomie des figures se plie à la fois à un idéal abstrait de la beauté humaine et au rythme rapide de la composition en frise, tandis que la couleur est appliquée d’un geste large et énergique, avec des taches épaisses et des empâtements qu’on ne trouve pas même chez Titien.
Francesco Salviati, l’un des principaux représentants du maniérisme romain et florentin, fit un séjour des deux années à Venise où il travailla surtout à la décoration de deux plafonds pour le palais que la famille Grimani possédait à Santa Maria Formosa. Il exécuta l’un deux en collaboration avec Giovanni da Udine qui avait été l’assistant de Raphaël, et, avant son départ, en 1541, peignit aussi un retable Lamentations sur le Christ Mort pour un autre patricien vénitien, Bernardo Moro. Les contours incisifs, les surfaces au poli uniforme et l’agencement compact des formes, comme dans un relief, son typiques du maniérisme exacerbé de Salviati. Le style des panneaux que Vasari peignit un ou deux ans après pour le plafond du palais Corner-Spinelli est très similaire. Dans le panneau la Patience on voit que, plutôt que de chercher à s’adapter à la tradition locale, Vasari avait tenté de donner à ses hôtes vénitiens une démonstration aux allures de programme du style, inégalable à ses yeux, de Rome et de Florence.
En dépit de la profonde signification religieuse et de la tristesse du sujet, les poses et les gestes semblent davantage répondre à un souci d’élégance qu’à la recherche d’une émotion.
Dans cette représentation allégorique réalisée à Venise, les membres du personnage sont disposés de façon peu naturelle, parallèlement, au plan du tableau, la chair et les drapés étant eux aussi traités comme s’ils étaient taillés dans le marbre.
Le tableau représente le mariage de Cupidon, le dieu de l’amour, avec Psyché, en présence de Junon, Jupiter, Mars, Vénus et autres dieux de l’Olympe, tel qu’il est raconté par Apulée dans l’Âne d’Or. Il semble avoir constitué le panneau central d’un plafond pour le Castello di Salvatore di Collato. La dynamique et la couleur sont vénitiennes, mais la grâce exagérée des figures rappelle le Parmesan.
Jacopo Bassano
Le rôle joué par la cité et la clientèle artistique est clairement indiqué par le succès de Jacopo Bassano ou Jacopo dal Ponte (Bassano del Grappa vers 1517-1592). Sa carrière et son atelier familial prolifique s’expliquent en grande partie par la capacité qu’il a eu de répondre à une certaine demande du milieu vénitien. On peut certainement rapporter aux origines provinciales de Jacopo son goût pour un art susceptible d’illustrer la réalité et de l’imiter avec vraisemblance. Le réalisme presque archaïsant du cycle peint pour la Sala dell’Udienza du bourg de Bassano vers 1535 correspond bien, en tout cas, à cette idée. Bassano arrive à Venise à cette époque, au moment précisément ou les estampes du Parmesan y introduisent le graphisme maniériste. Le peintre réagit en « provincial » : il adopte une manière extrêmement affirmée par rapport à la production de la cité, tout en transposant le colorisme titianesque en un rapprochement strident de tons chauds et froids : la « Décapitation de saint Jean-Baptiste » peut ainsi passer pour l’une des plus subtiles interprétations vénitiennes du goût maniériste.
Dans cette œuvre Bassano s’oriente radicalement vers les thèmes propres à la « manière » toscano-romaine et de Mantoue (la décoration du palais du Té par Giulio Romano), adoptant aussi une écriture inquiète et fluide (qui dénote l’étude des dessins du Parmesan) et des compositions compliquées. L’expérience maniériste fut probablement décisive dans le choix réfléchi de l’artiste pour des couleurs qui altèrent l’échelle chromatique unitaire de Giorgione et de Titien, faite de nuances fondues et de passages insensibles, par un tracé haché et vibrant, annonciateur sous bien des aspects de la peinture par touches du XVIIe siècle.
À partir des années 1560, le peintre renouvelle profondément son style en l’orientant vers le pathétique et l’affirmation décidée d’un luminisme artificiel. Le Maniérisme demeure présent dans les stéréotypes humains et dans la reprise des schémas de composition qu’il suffit d’adapter pour passer d’une Adoration des bergers à une Adoration des Mages. Mais le dessin est plus sobre, plus objectif et surtout le clair-obscur crée les formes bien plus que le contour élégant. Jacopo Bassano en arrive au bord même du dépassement de la Maniera : la Mise au tombeau de 1574 atteint l’éloquence tragique par son emploi de la lumière et l’espace est construit de manière à assurer l’effet émotif le plus grand.
Le ciel est presque vide, tandis que les personnages se groupent dans la partie basse où la Vierge reprend le mouvement du Christ, en intensifiant le pathétique de la scène. La très forte dénivellation des pleins et des vides combinée avec l’éclairage rasant, la disposition spatiale des figures prend une valeur signifiante et dramatique d’une efficacité incontestable.
La production de l’atelier de Bassano se fait presque en série pour satisfaire une demande de plus en plus large en faveur de ce que Jacopo fonde effectivement : le « luminisme » mis au service de la scène de genre, biblique ou pastorale. Il s’agit d’une imagerie nouvelle, satisfaisant éventuellement la traditionnelle nostalgie des Vénitiens pour la Terre Ferme. La conception picturale de Jacopo devient d’ailleurs plus à l’exemple du Tintoret qu’à une observation réelle de la nature et de ses objets.
Le sujet de ce tableau provient de l’évangile de Matthieu XXI:13 : Jésus entra dans la cour du temple, et constata la confusion qui y régnait. Il vit, d’un bout à l’autre, des parcs remplis d’animaux destinés aux sacrifices et entendit des vendeurs crier et marchander avec les pèlerins pour essayer de leur extorquer le plus d’argent possible. Comprenant qu’ils étaient en présence de l’Omnipotent, les vendeurs terrifiés s’enfuirent de la cour du temple sans se retourner. Jacopo Bassano aurait représenté Titien, qui cumulait pensions et bénéfices élevés, sur les traits d’un usurier.
Jacopo Robusti, dit Il Tintoretto (Tintoret en français)
La peinture de Jacopo Tintoretto, dit le Tintoret (Venise 1518-1594), est d’un raffinement nouveau sur le plan visuel. Il est l’absolue antithèse de Titien. C’est un bourgeois qui le restera toute sa vie, ne quittant Venise qu’une seule fois et refusant de se mêler à la société cosmopolite. Il a peu de mécènes princiers et travaille presque uniquement à l’intérieur de la cité. La nouveauté de ce que propose le Tintoret tient à la liberté extraordinaire avec laquelle il traite le vocabulaire maniériste romain et émilien alors diffusé à Venise et à son michélangelisme nettement affirmé. Il réalise « avec son pinceau » les effets du disegno maniériste et il recherche l’efficacité du choc visuel grâce à un violent dynamisme et à une suggestion d’immensité sensible dans l’ampleur des programmes réalisés, dans la taille de ses toiles et dans la relation qu’il instaure entre figures et espace. Au premier plan de la Cène peinte pour la Sala Grande de la Scuola di San Rocco (1579-1581), le Tintoret installe deux personnages sans rapport avec la scène principale, malgré la chien qui, ajouté après coup, crée une relation vivante entre les deux zones ; il s’agit en fait de deux « figures-repoussoirs » où l’on retrouve le contrapposto et, surtout, une variation sur le Dieu-fleuve avec introduction du bras replié devant le corps : la figure masculine crée un effet de surface, tandis que, dans la partie droite, la figure féminine tend à « trouer la toile » tout en étant assise et « fermée ». On retrouve dans les trois silhouettes esquissées au-delà de la Cène elle-même le même travail maniériste sur le corps humain.
Les « scuole » fournissent le champ d’action le plus propice à l’épanouissement des talents décoratifs du Tintoret, et de 1564 à 1587 (où s’exerce la majeur parti de son activité) il travaillera dans la Scuola di San Rocco, y couvrant entièrement d’un cycle complet de tableaux les murs de trois grandes salles. Bien que la multiplicité des événements qui y sont dépeints le place dans la tradition des peintures historiées des « scuole » remontant à Jacopo Bellini, le Tintoret concentre les différentes parties de sa composition de façon à obtenir une focalisation dramatique.
Réalisée au même endroit que la Cène confirme le goût du Tintoret pour la virtuosité dans le traitement des figures. Le groupe des Apôtres est scindé en trois « unités » paradoxalement conçues: au premier plan, un immense apôtre repoussoir en « contrapposto », puis huit apôtres qui viennent « bourrer » une surface équivalente, tandis que les deux derniers sont situés dans un vaste espace dont la luminosité décolore les personnages qui l’habitent et qui sont dessinés selon des sinuosités élégantes et graciles.
Le travail du Tintoret sur la figure humaine aboutit à la constitution d’un répertoire presque stéréotypé, au maniement commode : personnage penché vers l’avant en torsion, personnage faisant irruption en volant dans l’espace de l’image, personnages se répondant asymétriquement selon des obliques balancées. L’espace de l’image en arrive parfois à n’être construit qu’avec des figures à la pose-type dont l’artificialité est comme affichée (Vénus, Ariane et Bacchus, Mercure et les Grâces, Mars chassé par Minerve). Le stéréotype formel est utilisé par le Tintoret comme un outil lui permettant de susciter au plus vite « l’idée » du tableau ; le peintre possède à un tel point les éléments fondamentaux de la figure maniériste, il les a à ce point assimilés qu’il en instaure un maniement nouveau. La virtuosité proprement maniériste est dépassée par le dynamisme même de l’invention dont le peintre laisse la trace présente sur la toile. Les stéréotypes deviennent supports et véhicules d’énergie, ils explorent l’espace en tout sens et leur gestuelle répétitive, devenue langage corporel facilement déchiffrable, permet en peinture d’affirmer rapidement une signification psychologique, comme dans l’Adoration des Bergers.
Les figures au ferme modèle sont groupées de manière presque sculpturale, au premier plan, et se détachent sur un fond d’espace bleu brumeux d’apparence liquide. Le sujet classique et la proximité prévue de l’observateur sont tous deux à l’origine d’un style nécessairement plus minutieux et plus respectueux de la forme humaine que celui des œuvres de la salle haute.
L’événement se produit à deux niveaux, dans une grange en ruine, et une lumière surnaturelle qui étincelle entre les chevrons transfigure tous les objets, embrassant même la paille, les poules et tous les autres animaux.
Le goût du Tintoret pour les effets de perspective s’affiche presque dans cette Crucifixion, avec une disposition latérale des croix et une ligne nettement abaissée, faisant participer le spectateur au spectacle de l’image comme les soldats de l’arrière-plan. Les figures font souvent surgir aussi, un espace animé contradictoirement à celui de la perspective, l’effet voulu est celui du choc émotif chez le spectateur.
L’artifice cherche l’efficacité : l’espace devient vivant par la suggestion des forces qui le traversent, qui le constituent et dont les résonances sont souvent spirituelles ou métaphysiques: dans Moïse faisant jaillir l’eau du rocher, la courbe de l’eau évoque le sang jaillissant de la plaie du Christ, tout comme Moïse reprend une des poses-types du Christ glorieux. Dans le Christ marchand sur les eaux (1591-1592), le Greco semble tout proche, tant le coloris et l’artifice de la pose appellent une réalité spirituelle pour lier l’ensemble à des éléments de la toile.
La furie guerrière s’esquisse fantomatiquement à l’arrière-plan ; elle est l’image seulement humaine d’une énergie cosmique dont Moïse est ici le déclencheur. Le Maniérisme tend à figer les énergies dans le réseau décoratif d’une géométrie sophistiquée ; les silhouettes contournées éclatent ici d’une violence qui est celle même du peintre.
Le paysage mystérieux et fantastique avec la figure de la sainte a été influencé par les modèles du Nord : les peintures et gravures de l’École du Danube (par exemple, par Albrecht Altdorfer et les gravures de Hans Baldung Grien).
Le Tintoret élabore une des réponses les plus fortes, les plus dramatiques, mais aussi les plus personnelles aux inquiétantes intuitions du siècle. C’est en cela que, tout en opérant un dépassement de la « Maniera », il est un des génies de ce temps. La dimension religieuse est celle que l’exalte le mieux, mais les sujets mythologiques demeurent bien plus souvent prétexte à un jeu où se retrouvent les dimensions ludiques du siècle et le maniement virtuose d’un répertoire formel. À partir de 1560, Titien représente une certaine forme de tradition vénitienne, relativement conservatrice. Le Tintoret incarne alors une des formes de la modernité, son style est celui qui domine dans la cité sur la fin du siècle. Il existe une autre modernité vénitienne, qui est comme le second choix figuratif proposé par Venise : Véronèse et son art « clair ». Il n’y a pas de contradiction entre les deux peintres ; tous deux s’inspirent du Maniérisme de l’Italie centrale, tous deux conçoivent de grands cycles décoratifs, tous deux exaltent officiellement les gloires de Venise, tous deux ne peuvent se soumettre au conformisme de la Contre-Réforme.