La figure emblématique du Doge
À Venise, au sommet d’une hiérarchie sociale, se trouvait l’oligarchie dirigeante, des nobili désignés par le terme de patriciens. Ils représentaient à peu près cinq pour cent de la population à la fin du Quattrocento. C’est en leur sein, parmi un groupe de candidats désignés, que le doge était élu à perpétuité. Figure symbole plutôt que monarque, il était supposé être simplement primus inter pares (le premier parmi les pairs). La fonction qu’occupait le doge était de l’ordre du sacré et l’élevait au-dessus de sa simple condition d’homme.
Contrairement aux usages en vigueur dans beaucoup de monarchies absolues de ce temps-là, le doge était soumis à un certain nombre de règles et d’obligations. Celles-ci étaient exposées dans la promissione (serment du doge), un document spécialement rédigé au moment de l’élection. Des copies individuelles étaient remises au doge, à la chancellerie ducale et aux procurateurs. Pour garantir que le doge resterait conscient de ses devoirs, de ses limites et de ses prérogatives, la loi imposait que le texte lui fût lu a haute voix tous les deux mois.
Dans cette scène, le doge Barbarigo apparaît, agenouillé devant la Vierge et l’Enfant, présenté par saint Marc, patron de Venise. Il est vêtu de sa robe ducale et de la cape d’hermine. Il porte sur la tête un bonnet de lin, le « camauro » et le « corno » de velours rouge, orné d’une couronne de diamants, l’équivalent de la couronne royale. On donnait au doge le titre de courtoisie de « il Principe ». Ces accessoires étaient des ornements symboliques, mais essentiels à l’honneur de la République dans le monde. Ils attestaient de l’autorité du doge auprès des chefs d’État voisins et le mettaient sur un pied d’égalité avec le pape, l’empereur et les autres têtes couronnées d’Europe.
Giovanni Bellini (Venise vers 1432 – 1516)
Giovanni Bellini était fils de l’illustre peintre Jacopo et chef de file de la peinture vénitienne entre 1470 et 1516. Il débuta dans l’atelier de son père aux côtés de son frère Gentile. Il changea le cours de la peinture vénitienne et sema les germes d’une révolution de l’art européen, non seulement par son œuvre et son impact sur des contemporains comme Cima, Marco Basaiti, Bartolomeo Montagna et Vincenzo Catena, mais aussi par son influence sur ses élèves Palma le Vieux, Giorgione et sur Titien. Le début de sa carrière se situe aux environs de 1445-1450, mais aucune des œuvres réunies sous son nom et datables de ces années n’a jusqu’à ici fait l’objet d’une attribution unanime. En dehors de l’atelier de son père, Giovanni fut attiré par d’autres recherches artistiques. L’une des constantes de base de ses créations reste la présence, importante à Venise en raison des intenses activités économiques et marchandes de cette ville, de l’art byzantin et de l’art flamand ; la majesté iconique du premier et la précision analytique de second furent des leçons que Giovanni n’oublia jamais. Les œuvres que Donatello laissa à Padoue au cours des dix années qu’il passa dans cette ville (1443-1453) constituèrent pour lui un point de référence fondamental. Enfin, le jeune artiste fut fortement marqué par le contact avec Andrea Mantegna, son beau-frère depuis 1453 puisqu’il avait épousé sa sœur Nicolosia. Vers 1460, Giovanni commença la série des Vierge à l’Enfant qui constitue l’un des thèmes les plus caractéristiques de son œuvre et devra beaucoup, au cours des décennies suivantes, au travail d’un atelier extrêmement actif. De toutes les Vierges de jeunesse de Giovanni, le chef-d’œuvre est la dénommée Vierge grecque, exécutée aux alentours de 1460. Non seulement l’impassibilité délicate de la Vierge, qui restera une constante dans les œuvres de Bellini, trahit l’influence des icônes byzantines, mais elle révèle également dans quelle mesure la culture de l’artiste est redevable de cet héritage.
C’est à Venise que l’on doit d’avoir introduit en occident les dénommés Portraits de Passion dont la fonction était d’établir un rapport d’empathie entre le Christ, représenté mort avec les plaies de son martyre, et le spectateur, de telle sorte que ce dernier non seulement participait avec émotion au sacrifice de Christ mais encore retirait de cette observation de sa douleur une consolation divine. La Pietà de Bergame est une œuvre caractérisée par le caractère dramatique, des expressions de douleur de la Vierge et de saint Jean, semblable à des masques, o point que certains spécialistes ont pensé qu’il s’agissait d’une œuvre d’un artiste ferrarais.
L’influence de Mantegna
L’importance que revêtit Andrea Mantegna pour Giovanni Bellini n’était pas exclusivement due à leurs rapports personnels, Andrea fut également le lien entre Giovanni et l’art toscan et florentin, un art qui jusque-là – à l’exception de Donatello, n’avait pas touché Giovanni de près. L’étude de l’Antiquité classique, qui avait en Andrea un amateur passionné (fresques de la chapelle Ovetari à Padoue) dans le sillage de son maître Squarcione, fut une stimulation supplémentaire, à laquelle le Vénitien répondit avec intelligence et enthousiasme. C’est de cette période, placée sous l’influence de Mantegna, que remonte un grand nombre d’œuvres fondamentales du « corpus » de Giovanni. La Prière dans le Jardin des Oliviers ressemble étroitement à l’œuvre réalisée par Mantegna en 1459 sur le même sujet et qui se trouve elle aussi à la National Gallery de Londres. L’atmosphère y est livide et raréfiée ; le paysage rude et désolé conserve encore quelque chose des fortes émotions élémentaires des primitifs (une grande partie de la composition est en effet inspirée par une idée de Jacopo, comme le prouve un dessin de celui-ci dans le carnet de croquis de Londres). Mais au-delà du trait profondément forcé, la qualité dramatique que chacun des deux artistes imprime au thème est for différente : chez Mantegna elle est rendue dure et comme bosselée par le sourd contraste des couleurs émaillées, tandis que chez Giovanni elle apparaît plus subtilement lyrique et résignée.
La meilleure confrontation entre ces deux personnages artistiques nous est offerte par les deux Présentations au Temple réalisées par Giovanni et par Andrea Mantegna. Les deux tableaux présentent des compositions identiques et les mêmes personnages : au premier plan, accoudée sur un rebord de marbre, la Vierge tient son fils emmailloté, tandis que le prêtre au profil aquilin se penche pour le prendre. Sur les côtés et au centre, des personnages assistent à la scène, parmi lesquels ont été identifiés Jacopo Bellini (le vieillard au milieu) et Nicolosia (sœur de Giovanni) et Andrea, peut-être mariés depuis peu (les jeunes gens placés aux bords, le visage tourné vers la gauche). Le tableau de Bellini compte deux personnages de plus, que les critiques ont proposé d’identifier comme étant Giovanni lui-même et sa mère Anne.
L’idée de la composition est probablement due à Mantegna, comme semblent indiquer l’austérité inflexible de la scène. L’enfant, inspiré de Donatello qui, posé sur la balustrade, devient l’unité de mesure de la profondeur de l’espace, et même le physique du prêtre qui rappelle les personnages de Squarcione familiers à Mantegna. Dans ce cas-là, Andrea s’est représenté lui-même à l’extrême droite du tableau. L’on reconnaît facilement son visage à cause des autoportraits que Mantegna a laissé dans son œuvre, notamment celui que figure sur les fresques de la Chambre des Epoux de Mantoue. Œuvre magistrale réalisée pendant les nombreuses années passées dans cette ville comme peintre de cour, aux côtés de deux princes successifs, et de l’énigmatique Isabelle d’Este.
La maturité artistique : Retable de Pesaro
La première grande commission publique de Giovanni fut, vers 1460, le Polyptyque de Saint Vincent Ferrier pour l’autel consacré à ce saint dans la basilique Santi Giovanni et Paolo à Venise. Les silhouettes imposantes des saints, sillonnées par les lignes anatomiques et les drapés, sont mises en valeur par une lumière rasante venant du bas, un trait de génie. Vers les années 1470, les caractéristiques de la peinture de Giovanni évolueront vers une exécution plus douce et émouvante, qui atteint son apogée dans le Retable de Pesaro représentant, l’un de ses chefs-d’œuvre et l’œuvre fondamentale de sa maturité. Le style est encore linéaire, mais Bellini a beaucoup progressé dans sa mise en question de l’art de Mantegna : les formes sont devenues plus amples et plus fluides. L’espace semble mesurable et la clarté de sa structure suggère, avec l’architecture albertienne du trône, l’influence de Piero della Francesca. Essentielle à sa beauté, l’ordonnance du « Couronnement » signale le poids de l’influence des idéaux toscans sur Bellini à cette époque.
Créée par le maître-autel de l’église San Francesco de Pesaro, le cadre richement sculpté qui orne le retable est une œuvre réalisée d’après un projet de Bellini. Cette Sacra Conversazione est encadrée de deux pilastres latéraux, comportant chacun quatre images de saints dans les niches en trompe-l’œil, et d’une prédelle. Sur le pilastre de gauche, de haut en bas : sainte Catherine, saint Laurent, saint Antoine de Padoue et saint Jean-Baptiste ; sur le pilastre de droite : la bienheureuse Micheline de Pesaro, saint Bernardin, saint Louis d’Anjou et saint André.
Assistés par les saints Paul, Pierre, Jérôme et François, la Vierge et le Christ sont assis sur un siège d’apparat plaqué de marbres polychromes qui œuvre sur un paysage rocheux et une forteresse. La critique a souvent reconnu dans cette forteresse celle de Gradara, bourgade au Nord de Pesaro. La « pala » aurait été réalisée soit pour commémorer la prise de Gradara en 1463 par Alessandro Sforza, seigneur de Pesaro, soit à l’occasion du mariage de son fils Costanzo avec Camilla Marzano d’Aragon en 1474. Ce type de château était tout à fait courant dans l’Italie du nord-est ; aujourd’hui encore, les collines de Vénétie sont parsemées de murailles et de tours crénelées. On retrouve la même forteresse dans la « pala » du doge Barbarigo, peinte par Bellini en 1488.
Le Retable de Pesaro est le chef-d’œuvre de jeunesse de Giovanni Bellini : le jeune artiste semble se mesurer avec Piero della Francesca dans la représentation d’un espace ample, tout en essayant de jouer avec les couleurs dont l’éclat résulte sans doute de l’attention nouvelle portée par le peintre aux primitifs flamands. La « pala » de Pesaro qui peut être datée du début des années 1470, représente l’aboutissement des recherches du jeune peintre en matière de perspective et de technique de peinture à l’huile.
L’intermède d’Antonello da Messina
Antonello da Messina (vers 1430-1479) était originaire de l’Italie du Sud, qui avait appris à Naples la technique de la peinture flamande avec son maître Colantonio, ne resta qu’un an à Venise (1475-1476), mais pendant cette courte période, il introduisit un espace clair dans la peinture de dévotion vénitienne et montra les nouvelles techniques de peinture à l’huile qui égalaient les admirables effets lumineux du réalisme flamand. L’arrivée d’Antonello da Messina à Venise marquera un tournant important de l’art vénitien de la seconde partie du XVe siècle. Outre ses portraits célèbres à Venise et qui représentèrent une émulation pour les artistes locaux, il laissa en effet dans cette ville un grand retable, commissionné par Pietro Bon pour l’église de San Cassiano et qui finit par faire une profonde impression sur ses collèges vénitiens. Au contraire de la peinture à tempera, opaque et appliquée à petites touches épaisses, l’huile donne une liberté quasi illimitée : selon la quantité, la matière peut être très épaisse et pâteuse ou, à l’opposé, s’appliquer en fins glacis transparents, presque comme un lavis d’aquarelle. L’atmosphère lumineuse de sa Crucifixion est largement due à cette technique flamande qui consiste à peindre un tableau par accumulation de voiles transparents de couleur. Sur le plan visuel, la plus grande découverte d’Antonello est de rendre les formes sans recourir aux lignes, de les modeler uniquement par la lumière, sans préciser les contours, au moyen des plus subtiles variations de tons. Parallèlement, il emploie la lumière pour simplifier les volumes et leur donner la perfection de figures géométriques.
Ce tableau exécuté par Antonello pendant son séjour à Venise, nous révèle le sens intense de l’artiste pour la pureté des formes. Antonello montre comment, au XVe siècle, les artistes échangeaient idées et techniques. Le rendu plastique et réaliste des corps des trois condamnés à mort fait de ce panneau une œuvre typique de la Renaissance italienne, qui accordait une grande importance à l’étude du corps humain. Un cortège de cavaliers quitte le Golgotha. Le paysage très vert est particulièrement détaillé, à la manière des Primitifs flamands dont le peintre s’inspire ici. La vive lumière méridionale, ainsi que l’espace ouvert, par contre, sont italiens.
Commandée par Pietro Bon, patricien de Venise, au mois d’août 1475, le retable fut achevée au printemps 1476. Destinée à l’église vénitienne de San Cassiano, Pietro Bon, dans une lettre du 16 mars 1475 adressée au duc de Milan Galeazzo Maria Sforza, le prie de laisser Antonello achever cette « pala » avant de prendre la route pour Milan car « elle comptera parmi les plus excellentes œuvres de peinture qui soient faites en Italie et hors d’Italie ». À l’origine, il s’agissait d’un grand panneau représentant une Sacra Conversazione disposée à l’intérieur d’une église à coupole, sous une voûte à caissons. Aujourd’hui seuls trois fragments subsistent ; ils ont été replacés dans une nouvelle composition représentant la Vierge à l’Enfant avec les saints Nicolas de Bari, Marie-Madeleine, Ursule et Dominique.
Antonello da Messina, fidèle à la Légende Dorée de Jacques Voragine, a figuré saint Nicolas dans sa somptueuse chape d’évêque, tenant de la main gauche une crosse ouvragée et de la main droite un livre supportant les trois boules d’or qui symbolisent la légende de la dotation des trois pucelles. De même il a représenté Marie-Madeleine, célèbre pour sa beauté et ses longs cheveux blonds dénoués, tenant le vase à parfum dont elle a oint les pieds de Jésus chez Simon. On remarque la richesse des costumes de ces deux personnages, les broderies de la dalmatique de saint Nicolas où apparaît la figure de saint Pierre. L’équilibre entre la disposition des saints et la Vierge d’aspect hiératique dans la composition, la qualité des couleurs et les effets lumineux feront de la « pala » de San Cassiano le modèle parfait de la Sacra Conversazione.
Le Retable de San Cassiano, joua un rôle important dans le développement de la peinture vénitienne des dernières décennies du Quattrocento. Les nouveautés amenées par l’artiste sicilien et déjà en partie assimilés par Bellini dans le Retable de Pesaro devaient pourtant encore faire leur chemin en lui, et elles trouvèrent à la fois leur expression la plus intéressante et une réponse complète et autonome dans la Vierge à l’Enfant en trône et six saints exécutée vers 1480 pour la nouvelle église de San Giobbe. Ce fut immédiatement l’une des œuvres les plus renommées de l’artiste. La connaissance des maîtres flamands contemporains se reflète dans des nombreuses œuvres des dernières années du XVIe siècle, de la Transfiguration de la Galleria Nationale de Naples. Les admirables effets de fusion atmosphérique et aux compositions « classiques » et solennelles du Retable de San Giobbe se trouvent aussi dans l’Allégorie sacrée du musée des Offices.
Un plafond à caissons amène la perspective de la composition et repose sur les côtés sur des piliers semblables aux vrais piliers sculptés de l’autel. De ceux-ci part une profonde niche dont la pénombre allonge immensément l’espace derrière le groupe des saints personnages. Comme dans le Retable de Pesaro, Giovanni conçoit donc le tableau comme un prolongement cohérent de l’espace réel, à l’intérieur duquel les personnages prennent place tout ensemble avec majesté et une chaleur toute humaine. Le modelé est estompé grâce à des couches de couleurs raffinées, qui reflètent les glacis crépusculaires de la cuvette de l’abside, conçue comme une mosaïque dorée selon une tradition visuelle proche des mosaïques de la basilique Saint-Marc.
L’œuvre fut longtemps attribuée à Giorgione en raison de la diffusion de la lumière, de son naturalisme, de l’atmosphère dorée qui la baigne. Bien que l’on distingue les premières manifestations de la vision du paysage qui sera celle du XVIe siècle, la composition y est cependant encore traditionnelle et basée sur une construction rationnelle et contrôlée de l’ensemble. Les spécialistes ne se mettent pas d’accord sur l’interprétation du tableau.
Giovanni Bellini, peintre officiel de la Seigneurie de Venise à partir de 1483, à la tête d’un florissant atelier où les collaborateurs et les disciples reproduisaient les inventions et les prototypes du maître, l’artiste multiplia, pendant ces années-là, les variations sur les thèmes de la Vierge à l’Enfant et de la Sainte Conversation, s’inspirant toujours d’un même type de beauté idéale, mais avec des rythmes toujours nouveaux pour lier et opposer les différents éléments de la composition. La Sainte Conversation, des Galeries de l’Académie de Venise, est l’une des plus importantes réalisations sur ce thème. Le tableau trahit une évolution magistrale, qui a fait penser aux spécialistes que Bellini avait eu loisir d’examiner le « sfumato de Léonard de Vinci. La lumière frappe de côté, envahi avec douceur les visages et les vêtements des silhouettes recueillies de la Vierge, de saint Catherine et de sainte Madeleine. La lumière intime et crépusculaire qui baigne les personnages prouve combien Bellini avait progressé au cours de ces années dans la conception de l’espace et des couleurs qui avait été celle d’Antonello da Messina. Parallèlement à cette importante production, Bellini avait, depuis les années 1470, une intense activité de portraitiste qui donna des résultats fort intéressants quoique peu nombreux. (Le Portrait Vénitien)
Comme les Madones des années antérieures, la « Madone des prés » est empreinte d’une religiosité grave et profonde, le sommeil de l’Enfant nu renvoyant métaphoriquement au sacrifice qu’il fera de lui-même, et comme dans certaines scènes de la Passion plus anciennes, l’atmosphère élégiaque de premier plan réapparaît, au fond, dans un paysage évoquant le temps froid d’un début de printemps. Non seulement le peintre préfère à la délimitation claire des formes et de l’espace qui prévalait depuis Antonello da Messina une texture picturale plus unifiée, mais il obtient désormais un modelé d’une telle délicatesse que les nuages prennent un aspect laineux inconnu jusque-là et que les draperies semblent presque se soulever en vagues.
La Vierge est assisse à terre, sur un terrain aride et pierreux, c’est parce qu’elle est une Vierge de l’Humilité ; quant au pré luxuriant, minutieusement décrit qui s’étend en cercle autour d’elle, c’est une allusion à l' »hortus conclusus » des hymnes médiévaux, et à l’arrière-plan, d’autres attributs se réfèrent à la Vierge : la « turris » (forteresse sur la colline), les nuages (symboles de l’humanité du Christ), la lutte du pélican avec le serpent. Une concentration de symbolismes et de concepts intellectualistes qui ne nuit en rien à la valeur émotive et esthétique de l’œuvre.
Dernières œuvres et le Festin des dieux
La dernière phase de la carrière de Giovanni commence avec le retable de l’église de San Zaccaria, daté de 1505. Désormais Giovanni est âgé, puisqu’il a presque soixante-quinze ans. Et pourtant pas un instant ne semble diminuer la capacité extrême de se renouveler qu’il puise dans sa parfaite compréhension de l’évolution de l’art. Confronté avec les premières innovations de Giorgione, il les assimile et les plie avec une cohérence totale à ses propres exigences expressives. L’intensité lumineuse domine, créant une nouvelle harmonie de plans amples, de formes adoucies, et une chaude atmosphère. Il est probable qu’à son tour Giorgione eut l’occasion de connaître cette recherche du vieux Bellini, et il en tint compte quelques années plus tard dans les fresques qu’il réalisa pour le Fondaco dei Tedeschi.
Le peintre a situé ici sa « Sainte Conversation » dans un espace absidial, ouvert cette fois de chaque côté afin de laisser entrevoir des bandes de paysage, peintes avec son habituelle précision dans les détails et caractérisé par la présence à gauche du figuier christologique et par celle qui est à droite d’un arbuste et d’un petit arbre qui pourrait être un acacia. Les saints qui encadrent le trône de la Vierge sont Pierre, Catherine d’Alexandrie, Lucie et Jérôme. Ce dernier a inspiré Lorenzo Lotto pour son retable, immédiatement postérieur, de Santa Cristina à Tiverone (Trévise), ainsi qu’à Giorgione pour un de ses « Trois Philosophes » du Kunsthistorisches Museum de Vienne. Le saint Pierre, à l’expression pensive commune à toutes les figures de ce retable. Aux pieds du trône, seul un ange joue de la viole de bras, sans donner toutefois l’impression de rompre le silence en suspens qui envahit la scène. Nous sommes ici confrontés au premier grand retable du nouveau siècle, qui, tout en conservant une composition traditionnelle, est en réalité construit sur la base d’un nouveau rapport entre les volumes, non plus enfermés dans les cadres précis et abstraits du Quattrocento, mais façonnés par une lumière naturelle qui fond et harmonise l’ensemble.
Le chef-d’œuvre des dernières années de Bellini est le Festin des Dieux, signé et daté 1514, qui se trouve à Washington, et qui fut commandé par la cour de Ferrare, pour la dénommée « chambre d’albâtre » d’Alphonse Ier d’Este, qui devait accompagner trois peintures de Titien sur le même sujet mythologique. L’œuvre avait déjà frappé Vasari puisque celui-ci écrivait : … »elle compte parmi les plus belles œuvres qui fit jamais Giovanni Bellini, bien que les drapés ne soient quelque peu raides, à la manière allemande ; mais il n’y a là rien d’étonnant puisqu’il imita un tableau d’Albrecht Dürer ».
Selon Vasari, Titien intervint également sur le Festin de Giovanni Bellini, « que, étant fort vieux, il n’avait pu entièrement terminer, et qui fut confiée à Titien, le plus excellent des artistes, afin qu’il la terminât ». Seules les analyses effectuées en 1956 on apporté une solution aux discussions et aux différentes interprétations auxquelles avait donné lieu la phrase de Vasari.
Les analyses ont révélée que le tableau a été exécuté en trois temps : une première phase due à Bellini ; deux autres, partielles et successives, qui sont des « révisions » de peu postérieures dont l’une est due au peintre ferrarais Dosso Dossi et l’autre à Titien et qui concernent surtout le paysage boisé qui se trouve à l’arrière-plan de la scène. Selon les interprétations plus courantes, la scène illustre un passage des Fastes d’Ovide.
À la mort de son frère, Giovanni hérita des célèbres livres de dessins de son père Jacopo, mais à la condition de terminer le telero représentant la Prédication de saint Marc à Alexandrie que Gentile avait commencée en 1504 sur commission de la Scuola Grande de San Marco ; C’est du milieu de la première décennie du XVIe siècle que l’on peut dater la Pietà des Galeries de l’Académie de Venise. Sur le fond se dresse, derrière le figuier emblématique, une ville murée dans laquelle on reconnaît les principaux édifices de Vicence. C’est de la même époque qu’il convient de dater le Bacchus enfant de Washington, une petite peinture sur bois transféré sur toile. Le paysage purement idéal qui se trouve à l’arrière-plan est désormais tellement réduit à l’essentiel qu’il peut être comparé avec le paysage tout aussi idéalisé du Nu au miroir de Vienne.
Cette petite toile témoigne une fois de plus de l’incroyable ouverture d’esprit avec laquelle Bellini, âgé de presque quatre-vingt-dix ans, réussit à aller dans le sens d’un nouveau sentiment profane. Ont a suggéré un rapport métaphorique entre la représentation du dieu enfant et la succession des saisons, suivant la littérature humaniste, le même que dans les Saturnales de Macrobe. À la petite taille de Bacchus correspondrait le solstice d’hiver, le jour le plus court de l’année. La ressemblance du « Petit Bacchus » avec celle du Bacchus du « Festin des Dieux » est très proche, et maintes fois soulignée.
La figure se détache contre le fond noir du mur, auquel est suspendu un miroir qui reflète de dos sa coiffure, tandis qu’elle observe son propre visage dans un autre miroir plus petit qu’elle tient de la main droite. Derrière elle s’ouvre une fenêtre, au-delà de laquelle s’étend un paysage avec des montagnes bleu clair dans le fond et une lumière crépusculaire dans un ciel couvert de nuages. Sur le rebord de la fenêtre est posée une flasque limpide, à demi rempli d’eau cristalline, qui soutient un petit plateau, peut-être en verre, sur lequel est posée une petite éponge destinée aux ablutions de la belle.