L’art du portrait à Venise : influences et innovations
À partir du début XVe siècle, le portrait connut à Venise une très large diffusion, aussi bien parmi les nobles et à la cour que dans la bourgeoisie citadine ; il n’était pas seulement destiné à un usage officiel, mais servait également de témoignage laïque et privé. Les Flamands, notamment Jan van Eyck, enseignèrent à l’Europe l’art du portrait comme œuvre autonome sur tableau : ils adoptèrent la pose de trois quarts, élargirent la vision à la figure entière et imprimèrent au sujet une exceptionnelle vitalité.
Ce type de portrait, d’origine flamande, dont Antonello da Messina a certainement vu les œuvres de Van Eyck, ou leurs copies, à Naples avant son arrivée à Venise en 1474, car il en suivra très précisément l’inspiration. Le portrait de profil, forme courante de cet art chez les peintres du gothique international comme Pisanello (Portrait de Leonello d’Este), influencé par les monnaies antiques, a déjà perdu toute faveur. Il est trop schématique pour le goût de la Renaissance. Antonello et Bellini lui substituent un type de portrait plus concrètement réaliste. Giovanni Bellini était, d’après Vasari, le tout premier portraitiste de la ville : « Il introduisit cette coutume dans la ville, où toute personne d’une condition un peu élevée se fit peindre par lui ou un autre. De là viennent la multitude de portraits que l’on trouve à Venise. Chez beaucoup de gentilshommes, on voit les pères et les grands-pères jusqu’à la quatrième génération : dans les plus nobles familles, on remonte encore beaucoup plus loin ». Dès lors, le portrait posséda une place privilégiée dans l’art européen ; il se développa et se modifia en accord avec les métamorphoses successives de styles et avec le changement de mentalité des commanditaires. Au XVIe siècle, l’art de portrait de cour de Raphaël à Titien ouvrit la voie aux figurations aristocratiques.
On trouvait de nombreux portraits dans les cycles narratifs des scuole. La tradition était déjà bien établie, dans les années 1490, à l’époque où ouvraient Gentile Bellini, Mansueti et Carpaccio. Les figures qui occupent le premier plan du tableau Scènes de la vie de saint Marc de Mansueti sont, par exemple, très certainement des membres du bureau directeur de la Scuola di San Giovanni Evangelista à la demande duquel, le peintre fit cette toile. Mais, en même temps, la personnalité de chaque individu est très peu mise en relief. Pour éviter la monotonie, Carpaccio fait en sorte que ces dignitaires jouent un rôle dans la narration et introduit une variété dans les poses en changeant notamment l’orientation des visages.
L’on peut dater de la première moitié des années 1490 ce portrait de Carpaccio, grâce aux similitudes stylistiques que ce-ci présente avec les « Épisodes de la vie de sainte Ursule ». L’homme est campé de manière monumentale devant un arrière-plan représentant un petit paysage de claire influence flamande et il émane de ce portrait la même vitalité physique et morale que des portraits que Carpaccio nous a laissés de ses contemporains dans les premiers épisodes du cycle de Sainte Ursule.
L’immense réputation de Gentile Bellini comme portraitiste – qui lui valut d’être envoyé en mission à Constantinople en 1474 – était sans doute due au fait qu’il savait tenir un juste équilibre entre l’exactitude de la description et l’effacement des émotions, tout en produisant des effets picturaux somptueux là où il le fallait. Cette méfiance des Vénitiens à l’égard de toute affirmation de la personnalité transparaît aussi dans les portraits de Giovanni Bellini. On la devine jusque dans celui du jeune Jörg Fugger, qui, en 1474, n’occupait pourtant aucune fonction officielle. Étant donné l’admiration que la reproduction exacte des traits individuels suscitait chez les Vénitiens – admiration déjà alimentée par les tableaux importés des Pays-Bas -, les portraits d’Antonello da Messina ne pouvaient que rencontrer un vif succès dans la République Sérénissime. Les dates de 1475 ou 1476 apparaissent sur deux portraits de sa main, et les sources en mentionnent plusieurs autres exportés très tôt de Venise. Marcantonio Michiel exprime probablement une opinion courante chez ses compatriotes lorsqu’il loue « la force et la vivacité, surtout dans les yeux » dans deux portraits vus dans une collection vénitienne en 1532. Cette impression de vie se retrouve dans le portrait dit du Condottiero, de 1475. Et bien qu’aucune donnée historique ne justifie le titre de l’œuvre, l’expression de pugnacité qui se lit sur le visage et certains détails scrupuleusement enregistrés comme la cicatrice qui barre la lèvre supérieure ou la barbe naissante, donnent à la figure un caractère si fortement individualisé qu’on imagine mal que l’artiste ait pu aller plus loin dans la représentation d’un homme de la bonne société.
L’expression inoubliable du modèle et la fierté de son regard ont valu au tableau le surnom de « Condottiere » (les « condottieri » étaient les capitaines des armées de mercenaires que les différents États d’Italie engageaient). Le « Condottiero » du Louvre reflète toutes les innovations d’Antonello dans l’art du portrait. La fermeté de la mise en page, la présentation en buste de trois quarts donnent une impression de relief sur le fond sombre. Ce portrait manifeste une grande pénétration psychologique à laquelle s’allie le regard impressionnant, direct, glacé et presque cruel de l’homme de guerre. Toutes ces caractéristiques témoignent de la parfaite assimilation, par le peintre, de la typologie du portrait élaboré en Flandre par Jan van Eyck et Petrus Christus.
Giovanni Bellini avait, depuis les années 1470, une intense activité de portraitiste. Dans ce domaine l’influence d’Antonello da Messina fut à quelques occasions fort visible. Le Portrait de jeune homme en rouge de Washington en est l’un des exemples les plus frappants, bien que le rapport psychologique entre personnage portraituré et spectateur y est moins immédiat que chez Antonello. Dans le Portrait du doge Leonardo Loredan, le plus grand des portraits dus à Bellini, l’enseignement d’Antonello da Messina a de toute évidence dicté le réalisme subtil des rides et de vêtements et, avant tout, la position de trois quarts et non de profil comme le voulait la tradition des doges. L’évolution depuis les premiers portraits est fort claire, en particulier depuis le Portrait de Jörg Fugger, qui précédait la connaissance des œuvres d’Antonello et trahissait encore des liens avec le réalisme analytique de l’art de la fin du gothique. Tout « forçage » psychologique, toute individualisation trop pénétrante, sont bannis au nom de la dignité de la charge. Et le portrait finit ainsi par se placer davantage dans la tradition vénitienne du portrait que dans la lignée des représentations extrêmement réelles et révolutionnaires d’Antonello.
L’intention psychologique des portraits de Bellini est moins directement perceptible que celle d’Antonello de Messine, en dépit de leur réalisme. Ses modèles regardent généralement droit devant eux et, parce qu’ils se détachent parfois sur un arrière-plan de ciel nuageux, semblent conçus « sub specie aeternitatis » tout autant qu’appartenir à ce monde.
Bellini parvint à saisir la majesté de la condition de doge peint peu après son entrée en fonction (le Doge Loredan régna à Venise de 1500 à 1521). Utilisant une forme familière aux Vénitiens, il plaça le portrait en buste, se détachant sur un fond bleu et clair, derrière un parapet et interpréta avec raffinement l’aspect extérieur de l’homme et de son vêtement. Une ombre prononcée modèle son fin visage aristocratique, et cette fois-ci le « camauro » est recouvert par un « corno » de brocart blanc assorti au manteau du doge. L’étoffe somptueuse avait été tissée dans un motif exécuté au fil d’or, faisait aussi partie du costume habituel. Dans ce portrait Bellini confère au doge une grande dignité et même une certaine chaleur. En dépit de toute l’importance que l’artiste accorde au détail, l’artiste isole le doge du temps et de l’espace.
Dès 1500, en Italie centrale et en Allemagne, Léonard de Vinci et Dürer orientent l’art du portrait vers plus de réalisme et d’autorité. Le modèle se présente maintenant en demi-figure, la tête placée au sommet de la toile, tandis que ses bras croisés fournissent une sorte de socle sur lequel repose la partie supérieure du corps. C’est cette orientation que suit également le portrait vénitien à la fin des années 1490 et pendant les premières années du XVIe siècle. Nous voyons s’élaborer cette nouvelle manière dans le Portrait de l’évêque Bernardo de’ Rossi fait par Lorenzo Lotto en 1505. Une tendance comparable se dessine dans les portraits de Giorgione. En un sens, celui-ci occupe une position clé dans l’histoire du portrait vénitien, car, influencé sans doute par Léonard de Vinci, il semble donner à ses modèles une vie intérieure. Mais sa production est aussi très personnelle ; il semble que, voyant son modèle à travers un voile poétique, il dépeigne autant son propre univers intime, intangible, que celui du personnage. La Laura de Vienne, bien que voluptueuse, est cependant lointaine, comme coupée de l’observateur.
Il s’agit d’un médecin de Bergame mort en 1535 à l’âge de 81 ans. Le portrait de son fils a été ajouté plus tard part le peintre. Dans sa main il tient une lettre où est inscrit : Medicorum Esculapio/Joanni Augustino Ber/gomatj ; amicosingmo ; sur le livre : Galienus.
Lorenzo Lotto ne peint pas des princes et des patriciens, mais plutôt des membres de la classe de citoyens, comme des marchands, des commerçants et représentants de diverses autres professions. Cependant, nombre d’entre eux étant manifestement des hommes d’un grand raffinement sur le plan esthétique et intellectuel, il adopte, pour répondre à leurs exigences, une formule très différente de celle de Titien. Il préfère ainsi les formats horizontaux aux formats verticaux, et entoure ses modèles d’objets qu’il dépeint avec soin et auxquels il donne souvent une signification emblématique.
Dans ce portrait d’Andrea Odoni, un riche marchand d’origine milanaise dont la très belle collection d’œuvres d’art est décrite en détail par le collectionneur vénitien Marcantonio Michiel. Dans le portrait, les six fragments de statues de marbre, qui rappellent le caractère transitoire des possessions terrestres, semblent avoir une valeur moins documentaire que symbolique. Vont dans le même sens que ce message moralisateur l’expression mélancolique du visage d’Odoni qui tien un objet emblématique dans une main et pose l’autre sur son cœur.
Depuis le XVIIe siècle, on l’a identifiée à la bien-aimée de Pétrarque, la vertueuse Laure, à cause de la branche de laurier placée derrière elle. Giorgione fournit avec sa propre « Laura » une image de l’aimée qui tout à la fois transcende le caractère singulier, et donc limité, d’un véritable portrait, et restitue la présence pleine de vie du modèle en évoquant une intimité voluptueuse jamais encore représentée.
L’expression calculatrice, presque cruelle, amplifiée par son poing fermé, donne un aire agressif à cet homme, dont nous ne connaissons pas son identité. Comme d’autres tableaux attribués à Giorgione, celui-ci présente des difficultés d’attribution. Les doux dégradés des tons obscurs rappellent le style de Giorgione. Cependant l’humeur agressive du modèle pointe vers le pinceau d’un peintre audacieux et plus actif, comme Titien.
Les premiers portraits exécutés par Titien reflètent encore l’influence de Giorgione, en ce sens que l’atmosphère de mystère intime étendu à toute chose a autant d’importance que la ressemblance aux modèles, quoique la vigueur avec laquelle le modèle impose sa présence au spectateur soit nouvelle. Dans le Portrait d’homme et le portrait de femme dit La Schiavona de Londres, aussi talentueux que dénués de préjugés, ils sont fièrement campés, avec un grand plasticisme, dans l’espace, et les couleurs soulignent les lumières, mettant en valeur les éléments psychologiques et iconographiques. Dans ces portraits, Titien oppose au pathétisme de Giorgione une crudité figurative inédite. La même curiosité sans mélange pour des valeurs psychologiques s’exprime dans un autre type d’œuvre créé à cette époque par Giorgione et Titien, à mi-chemin entre le portrait et la peinture historiée. Dans le Concert de Titien, trois figures sont assemblées et participent d’une situation manifestement pleine de sens sur le plan humain. Bien que dépourvue de contexte narratif, la densité des tensions psychologiques tissées entre les figures est cependant tellement dense, qu’il a poussé les historiens du XIXe siècle à leur découvrir une histoire dramatique.
Avec ses manches bouffantes bleues rehaussées d’argent, le modèle anonyme est représenté à mi-corps et se tourne pour jeter vers l’extérieur du tableau un regard perçant. Le portrait est loué par Vasari comme un chef-d’œuvre de précision et de luminosité vibrante. Il s’agit dans tous les cas, d’un excellent exemple de l’habilité précoce de Titien dans le genre du portrait – genre que lui assurera sa plus grande notoriété.
La scène s’organise autour de trois personnages, le chanteur, le joueur de clavecin et le moine dominicain qui tient une viole de gambe, se détachant violemment contre un fond sombre. Si la figure du chanteur, plus effacée, se situe sur un plan secondaire, celle du musicien qui se retourne sans cesser de jouer et celle du moine occupent le devant de la scène, se distinguent par leurs poses dramatiques et leur plasticisme énergique, attitudes qui sont communes aux portraits de Titien, comme l' »Arioste » présumé de Londres.
Le seul artiste qui, après la mort de Giorgione, peut prétendre rivaliser dans l’art du portrait avec Titien, est Palma le Vieux, dit aussi Palma l’Ancien. Alors que les tableaux de Titien relèvent de la poésie, ceux de Palma sont prosaïques. Du point de vue visuel, la différence tient surtout au fait que Titien, comme Giorgione avant lui, sature ses figures de lumière et trouve dans l’insaisissable beauté de celle-ci une analogie avec les mystères de la personnalité humaine. Au contraire, Palma se concentre sur des beautés physiques plus concrètes, les couleurs franches et les riches textures des brocarts ou de la chair ; de plus, sa lumière est moins subtile et plus uniforme. Sa série de portraits idéalisés de courtisanes est la plus caractéristique de sa manière. La Flore de Titien, bien que plus subtile et moins sensuelle que les courtisanes de Palma, appartient à la même veine.
Précieux par ses accords de couleurs et la liberté picturale qui anime les détails des vêtements et du visage, illuminé et mis en valeur, selon la technique propre à Titien, par un « rappel » clair (dans ce cas le col chatoyant et raffiné de la chemise et du bijou). Ici la fierté austère des personnages de Titien laisse pour une fois la place à une attrayante mélancolie.
Titien et le portrait de cour
Peintre officiel en vogue, Titien portraiturera à partir de 1530, la plupart des princes d’Italie centrale et du Nord, ainsi que des personnalités moins marquantes. Les mécènes de Titien commandent ses portraits parce que la ressemblance y est particulièrement frappante, et parce qu’ils l’admirent sur le plan artistique. Lorsque le duc d’Urbino, par exemple, a ouï dire que Titien travaille à un tableau exceptionnel représentant une dame en bleu, la Bella (ou Portrait de noble dame), il dépêche immédiatement son agent avec pour mission de tenter l’acquisition. Le Portrait de Federico Gonzaga, marquis de Mantoue montre le modèle aux trois-quarts de sa hauteur, magnifiquement vêtu. Le traitement de la couleur permet à Titien un résultat d’une somptuosité appropriée au rang du personnage.
Ce chef d’œuvre frappe par les contrastes de couleurs entre la veste bigarrée du marquis de Mantoue et la tache blanche du chien fidèle assis à son côté. Grâce aux bons offices du marquis de Mantoue, Titien rencontre à Parme son futur protecteur, l’empereur Charles Quint.
Par la richesse de ses détails, la beauté de ses couleurs et de ses textures, ce portrait est représentatif du style que Titien a développé pour ses portraits de courtisans – style ornemental, très éloigné de la manière austère dont il dépeint ses concitoyens. Parée simplement d’une chaînette d’or et dignement couverte d’une magnifique robe de satin bordé bleu-vert, elle pourrait apparaître comme l’image même de la bienséance, comme une noble épouse. La jeune fille ici représentée est manifestement le même modèle que celui de la Vénus d’Urbino.
En 1530, le marquis de Mantoue présente Titien à Charles Quint, lors de la cérémonie de couronnement de ce dernier à Bologne. Une estime réciproque naît apparemment entre les deux hommes : en 1533 Titien est anobli par l’empereur, et en 1548 convoqué par lui à Augsbourg. Au fait de sa puissance politique, Charles Quint souhaite de voir Titien – son Appelle, dit-il – immortaliser ce triomphe, donner à l’art du portrait une fonction historique égale à sa fonction sociale. L’œuvre la plus importante produite par Titien pendant cette période à Augsbourg est le portrait équestre de l’empereur, Portrait de Charles Quint à la bataille de Mühlberg. Ce premier portrait royal équestre sera à l’origine d’une tradition qui suivront Rubens, Van Dyck et Vélasquez. Titien, de son côté, a laissé d’inoubliables images de l’empereur et de sa famille. Dans le portrait posthume de l’impératrice Isabelle que Charles Quint commande à Titien et qui, à son abdication, le suivra au monastère de Yuste, l’empereur fait avec cette commande acte de piété, et les tons froids du paysage à la droite de la toile, opposés à la chaleur discrète de la robe rose et pourpre, en accentuent jusqu’à devenir une métaphore de la distance qui sépare cette figure du monde des vivants. Entre le peintre et la cour espagnole commence alors une longue histoire de chefs-d’œuvre. Une bonne partie des toiles exécutées pour Charles-Quint et pour son successeur Philippe II se trouvent aujourd’hui au musée du Prado, à Madrid, et dans le monastère de l’Escorial. Tout en répartissant son activité artistique entre les charges officielles de la Sérénissime, les commandes de Charles-Quint et les séjours mantouans, Titien réussit à réserver une attention particulière pour les Della Rovere d’Urbino, exécutant les portraits des ducs ainsi que l’inoubliable Vénus d’Urbino.
Dès ses débuts, Titien a parfois employé le paysage en complément à ses personnages, mais dans ce tableau ce deux éléments sont liés par une infinité de délicates correspondances des couleurs ; ainsi l’orangé du ciel crépusculaire joue dans les cheveux du personnage et le gris-bleu de montagnes lointaines miroite dans ses yeux.
Splendide exemple de portrait officiel, avec la silhouette exsangue du prince serré dans sa magnifique armure et émergeant de l’ombre dans un éblouissement de lumière, tandis qu’un rai de lumière ravive le grand casque à plume posé sur le velours rouge qui recouvre la table derrière le prince.
L’importance sociale des personnages est soulignée par le fait qu’ils sont représentés en pied, comme jusque là seuls l’avaient été Charles Quint et le prince Philippe. Dans ce portrait, le contraste qu’il forme avec le décor magnifique du tableau doit avoir été très présent à l’esprit de Titien, et constitue une part majeure du contenu de l’œuvre. A ce moment-là, l’artiste a totalement adopté le portrait en pied, et il emploie le lexique complet de sa dernière manière, campant la figure devant un paysage d’une splendeur visuelle extrême, et liant ces deux éléments en un tourbillon de couleurs rose et argent. Toute la magie des corrélations entre la forme du premier plan et l’espace de l’arrière-plan, l’essence même des œuvres tardives de Titien, apparaît ici.
Titien comptant aussi au nombre de ses mécènes les Farnèse – les plus importants mécènes romains -, sous le règne d’un pape de cette famille, Paul III, il est invité à Rome et loge au Vatican. C’est là qu’il exécute le premier portrait de groupe où le pape est représenté avec ses neveux, Ottavio Farnèse et le cardinal Alexandre Farnèse. D’autres portraits tardifs utilisent des rapports simples entre couleur et texture, avec une liberté picturale caractéristique de la dernière manière. Jusque dans son dernier portrait, celui de Jacopo Strada, Titien ne cesse d’expérimenter. Influencé directement par les portraits du Nord, ou encore pour Lorenzo Lotto, il place son personnage dans un intérieur, entouré de tous les accessoires de son commerce.
L’un des plus grands portraits du siècle. Le rouge omniprésent exalte la vitalité d’une famille, celle du dernier grand pape de la Renaissance, digne de Jules II, dont la descendance doit perpétuer la double puissance, religieuse et politique. La disposition des personnages fait tourner l’espace autour de Paul III et à l’angle de la table répondent le nœud et les courbes du rideau d’apparat.
Fougueux, cassant, autoritaire, despotique même, disaient certains… Andrea Gritti s’inscrit probablement comme l’un des derniers doges de la « vieille école », dont le règne est entré dans la mythologie de la Sérénissime. Son obsession : restaurer la grandeur chancelante de Venise, notamment en s’appuyant sur les « beaux intellectuels » de la ville.
Le Portrait de Jacopo Strada, un célèbre antiquaire très connu de Titien, est une œuvre de très haute qualité, exécutée en coups de pinceau négligents de bruns et d’ocre, dans laquelle se détachent le justaucorps de velours noir par-dessus la chemise rouge et la fourrure de renard argenté jetée sur les épaules. Le soin apporté aux détails indiquant la profession du personnage (la petite statue, les monnaies, le cadre, les livres) ne fait pas oublier la caractérisation du visage, dont le regard presque interrogateur est dirigé vers le spectateur.
Le Tintoret et Véronèse, jeunes contemporains de Titien, quoique peignent tous deux des beaux portraits, n’ajoutent rien à la dimension de cet art. Le Tintoret développe très vite une formule qui lui permet d’exécuter des portraits en série ; son atelier en produit donc beaucoup, représentant des sénateurs et autres Vénitiens. Les nombreuses images que Tintoret produisit de vieux sénateurs vêtus d’écarlate ou de pourpre, qui refusent toute ostentation mais n’en gardent pas moins leurs distances, sont l’équivalent en cette fin du XVIe siècle, des portraits peints un siècle plus tôt par Giovanni Bellini. Parce qu’il ne quitte presque jamais Venise, le Tintoret ne se dirigera jamais vers un style de cour ; ses couleurs sont toujours sourdes et ses effets sans grande complexité.
Depuis le début de sa carrière, Paolo Véronèse, cultivait l’art du portrait. Il faut rappeler les nombreux portraits de contemporains dans son chef-d’œuvre Les Noces de Cana. Alors qu’il était encore à Vérone, le peintre adapta à une clientèle issue de la noblesse provinciale la formule du portrait en pied, à laquelle Titien n’avait recours que lorsqu’il représentait des dignitaires. Il réalisa, le Portrait de Iseppo avec son fls Adriano et le Portrait de Livia avec sa fille Porzia. Le contact avec le monde vénitien avait en quelque sorte affiné les dons de portraitiste de Paolo ; sa capacité d’introspection psychologique des personnages s’était accentuée. Au début des années Soixante, Véronèse réalise, par exemple, celle que l’on a surnommée La Belle Nanni. En outre, à Venise, l’artiste fit également de nombreux portraits d’hommes. Parmi eux, il faut au moins signaler Gentilhomme tenant un chapeau à la main.
Il s’agit de la splendide image très lumineuse d’une noble dame vénitienne. Son expression légèrement affligée contraste avec l’élégance raffinée de ses vêtements et de ses bijoux.