La première moitié du XVIe siècle
L’art vénitien de la Haute Renaissance, au développement parallèle à celui de Rome, est le fait de trois maîtres : Giorgione, Titien et Sebastiano del Piombo. Cette nouvelle génération, doit beaucoup à l’interprétation typiquement vénitienne que ces aînés, comme fut le cas de Giovanni Bellini ou de Carpaccio, ont donné du style de la première Renaissance. Mais, tous ensemble, ils proposeront quelque chose de différent, qui apparaîtra comme un équivalent local de ce que Vasari appelle, pour ce qui concerne Florence et Rome, la maniera moderna de Léonard de Vinci, Michel-Ange et Raphaël.
Giorgione meurt dès 1510 environ, et dans les années qui suivent, Sebastiano del Piombo quitte Venise pour rejoindre à Rome le camp des artistes de l’Italie centrale. Aussi, quand Bellini meurt en 1516, Titien se trouve en position de lui succéder à la tête des peintres vénitiens. Dans l’année et les décennies qui suivent, il travaillera à consolider cette position, en affirmant d’abord sa suprématie sur la génération suivante, elle aussi remarquablement doué, puis en étendant le cercle de ses commanditaires – et admirateurs – au-delà de Venise jusqu’aux cours de l’Italie du Nord, et jusqu’au maître du Saint Empire romain. C’est un fait que Titien est le peintre le plus admiré de toute l’Europe au XVIe siècle et que son « génie » éclate au moment même où, après avoir plus lentement que le reste de l’Italie assimilée les principes de la nouvelle peinture, Venise réalise sa propre version du « classicisme » renaissant. Fière de ses institutions républicaines, de l’élégance de ses palais, de sa légendaire tolérance, Venise, emportée par la vague humaniste, cultive l’amour des arts, des lettres, de la liberté. La pensé humaniste imprègne bien sûr la peinture. Dans les œuvres profanes, dieux et déesses antiques se multiplient. Fervent lecteur d’Ovide, Titien s’inspire directement des thèmes mythologiques issus de ses Métamorphoses : Bacchus et Ariane, Danaé, Vénus et Adonis…
Cette œuvre évoque l’ambiance distinguée des cercles humanistes vénitiens : la nudité y est l’indice d’une transposition, qui situe au niveau du mythe les réunions musicales dont l’image est fréquemment reprise pendant tout le XVIe siècle vénitien. Sans doute la nymphe qui verse l’eau dans la fontaine est-elle néoplatonicienne.
Giorgione (Castelfranco Veneto 1477/78 – Venise 1510)
Giorgio da Castelfranco, dit Giorgione, l’aîné des maîtres qui sont à l’origine de la Grande Renaissance vénitienne naquit à Castelfranco, et fut surnommé « le grand Georges », en raison de « la grandeur de sa taille et de son esprit ». Sa beauté, son talent de musicien, la grâce reconnue de ses manières font de lui un personnage romantique avant la lettre. La vie de Giorgione fut plus brève encore que celle de Raphaël (il succomba à la peste en 1510). Ce que nous savons de sa carrière se résume à quelques allusions figurant dans des textes des années 1506-1510. Probablement formé dans l’atelier de Giovanni Bellini en même temps que Lorenzo Lotto et Palma le Vieux, Giorgione commença sa carrière, selon Vasari, en peignant de petites Vierges de dévotion. Capable d’œuvres réalistes et presque véristes (Portrait de vieille femme), Giorgione est aussi l’homme du songe et du mystère (La Tempête ou la Vénus endormie). Le « génie » inexpliqué qui, en quelques œuvres, bouleverse les conditions de la peinture vénitienne et, donc, européenne. Un certain nombre de caractéristiques de la révolution initiée par Giorgione se trouvent réunies dans La Tempête, dont pour la première fois, en 1530, Marcantonio Michiel mentionne la présence dans les appartements du patricien Gabriele Vendramin. L’innovation la plus frappante par rapport à la tradition picturale du XVe siècle tient peut-être dans le choix d’un sujet profane, sortant du cadre assez limité des thèmes religieux traités par Giovanni Bellini et ses contemporains.
Ce tableau mystérieux a fait l’objet de plusieurs intérpretations. Giorgione tente peut-être de créer l’équivalent en peinture, d’un poème pastoral – d’une « poesia » -. La référence à l’Arcadie fournit un cadre conceptuel qui peut expliquer la place dominante du paysage, le caractère pittoresque des figures et la magie poétique de l’ensemble. Il est en outre possible qu’il ait voulu représenter des personnages spécifiques de la mythologie classique. Dans cet esprit, on a aussi suggéré que le jeune homme pourrait être le chasseur Iasion regardant son amante, la déesse Cérès. Celle-ci allaiterait Plutus, leur enfant, tandis que Jupiter en colère se manifesterait par un coup de foudre à l’arrière-plan. Les possibilités de la peinture à l’huile sont utilisées pour suggérer l’unité d’une atmosphère, lumière et ombre tombant doucement sur les personnages et leur environnement.
Le plus important du retable tient sans doute à la véritable osmose que Giorgione y instaure entre le lieu architecturé et la nature, à travers le personnage de la Vierge. Celle-ci, clairement installée dans la gloire du trône, domine le paysage ; la hiérarchie traditionnelle est préservée ; mais une même luminosité bagne l’ensemble, et l’architecture est à ce point schématisée qu’elle devient une articulation presque abstraite. Malgré ses petites dimensions, le retable à l’évidence de la monumentalité. L’originalité de cette œuvre est sans doute à rattacher également à l’atmosphère de l’Arcadie dont les évocations nostalgiques envahissent jusqu’au domaine religieux.
Au cœur de la peinture de Giorgione se trouve sa conception nouvelle de l’ombre. Vasari, déjà conscient du fait, pense que le peintre le tenait de Léonard ; et comme ce dernier résidait en 1500 à Venise, peut-être exerça-t-il en effet quelque influence.
L’influence de Léonard de Vinci se reconnaît sans peine dans la façon dont les formes doucement éclairées émergent de l’obscurité. Elle est, en outre, évidente dans la figure du vieil homme qui se retourne et le choix de physionomies types fortement contrastées. Mais les acteurs de cette scène sont-ils de personnages anonymes, et peut-on considérer qu’on a affaire ici à une peinture de genre intégrant certains procédés formels de l’art du portrait ? Ou s’agit-il plutôt d’un triple portrait, et le peintre a-t-il élargi un format traditionnel pour accueillir plusieurs protagonistes ?
Jusqu’en 1508, Giorgione est intimement lié aux milieux aristocratiques de la Terre Ferme, aux cercles humanistes comme celui du parc d’Asolo, fréquenté entre autres par Bembo et où l’on se consacre à la poésie, à la musique, la philosophie et l’amour. Ces cercles humanistes élaborent la version vénitienne du néoplatonisme florentin. L’intention n’est pas de construire de grands systèmes intellectuels à l’ampleur rigoureuse et savante. L’atmosphère semble plutôt avoir été celle d’une relative préciosité : on rêve d’Arcadie, on évoque un âge d’or mythique et présent. Les liens de Giorgione avec l’aristocratie vénitienne sont confirmés par son retour à Venise ; il suit les nobles de Terre Ferme revenus dans la cité pour participer à la lutte contre la ligue de Cambrai. À la même époque, et aux côtés de Titien, il décora de fresques la façade du Fondaco dei Tedeschi, près du Rialto qui se rapportent directement à la situation politique : des fragments endommagés de ces décorations, dont on fit des gravures au XVIIIe siècle, se trouvent aujourd’hui à l’Accademia de Venise. L’extraordinaire confusion qui a toujours entouré l’attribution d’un certain nombre d’œuvres majeures apparentées au style tardif de Giorgione indique bien le rôle charnière que celui-ci joua dans la peinture vénitienne, et son importance dans la formation de Titien et de Sebastiano del Piombo.
La rareté des documents et l’inexactitude des écrivains du XVIIe siècle sont à l’origine de graves problèmes d’attribution à l’artiste. Seuls sont documentés « ab antiquo » les tableaux décrits par Marcantonio Michiel (entre 1525 et 1543) pour les maisons des patriciens vénitiens. Le sujet du tableau à fait l’objet d’interprétations diverses, la plus plausible étant qu’il représente les Rois Mages – souvent considérés comme des sages ou des philosophes – attendant qu’apparaisse l’étoile de Bethléem.
Dans la Vénus endormie, d’emblée, Giorgione propose une articulation plastique du nu féminin dont l’équilibre et la retenue voilent l’éventuel scandale. Par là même, et par la biais de la mythologie, la Venus de Dresde signe manifestement l’entrée de l’érotisme dans la peinture cultivée. Ce n’est pas un hasard si Giorgione en est un des initiateurs ; son activité de peintre est intimement liée au milieu de la cour d’Asolo, à l’humanisme sentimental qui entoure Catherine Cornaro, reine exilée de Chypre devenue pensionnée de la Sérénissime ; ses nostalgies, sa culture et ses désirs font fleurir la version vénitienne de l’Arcadie, pays mythique dont les lointains tendres et mélancoliques sont, pour quelques années, les lieux du rêve d’une aristocratie qui transpose aussi dans l’utopie les réalités de la Terre Ferme, « nouvelle frontière » de Venise. Les pressions de la réalité politique et économique orienteront vite ailleurs, vers un ailleurs plus concret, les aspirations et la peinture de la caste qui dirige la République.
À la pose imitée d’une Venus pudica antique, Giorgione, associe très simplement, mais avec une grande inventivité poétique, la pureté des nus classiques à la beauté reposante d’un paysage paisible. Restée inachevée à la mort tragique de Giorgione (1510), la toile fut terminée par Titien qui ajouta le coussin rouge et le drap blanc. Le thème de la Vénus endormie dans un jardin ou dans un paysage où règne un printemps éternel nous est connu par la poésie nuptiale romaine. Ce thème était encore en faveur dans la poésie latine du XVIe siècle.
Sebastiano del Piombo
Sebastiano Luciani, dit del Piombo (Venise vers 1485 – Rome 1547), qui tirera son patronyme – del Piombo – d’une charge papale reçue en 1531, est censé être le moins talentueux des trois fondateurs de la Grande Renaissance vénitienne, de l’aveu même de ses contemporains. Son influence sur l’art vénitien n’est pas non plus celle qu’il aurait pu exercer s’il n’avait quitté Venise en 1511, pour s’établir définitivement à Rome. Ses premières œuvres vénitiennes, quatre représentations de saints en pied sur les volets des orgues de l’église San Bartolomeo, sont des plus « giorgionesques ». Dans le Saint Louis de Toulouse, par exemple, l’atmosphère de la niche où se tient le saint est ainsi traitée qu’elle absorbe magnifiquement le faible relief de la tête ; or, comme cette représentation est contemporaine des fresques du Fondaco, il ressort clairement que Sebastiano participe, tout près de Giorgione, à l’évolution qui va mener au style vénitien de la Grande Renaissance. Un ou deux ans plus tard, les personnages des volets extérieurs et ceux du maître-autel de l’église San Giovanni Crisostomo indiquent que Sebastiano s’oriente vers des formes plus pleines et des mouvements plus amples, apparemment sous l’influence de l’Antiquité et du Florentin Fra Bartolomeo, qui se trouvait à Venise en 1508. Dès ce stade de sa carrière, Sebastiano se plaît donc déjà à lier ses figures à l’architecture et vise l’effet monumental.
En 1511, Sebastiano quitté Venise pour se rendre à Rome, où il allait travailler en étroite association avec Michel-Ange. Mais, avant même ce départ, son style avait pris un caractère sculptural de plus en plus explicite. La Judith de 1510, constitue une variation sur le thème giorgionesque, exemplifié par la Laure de Giorgione de la femme idéalement belle vue à mi-corps. Sa Pietà fondée sur un dessin de Michel-Ange, est digne de figurer dans l’histoire de l’art vénitien, non pour le rôle qu’elle aurait joué dans l’évolution de cette école, mais parce qu’elle montre bien à quel point Sebastiano s’est détourné des traditions de Venise. Couleurs et lumière, ici, n’engendrent pas les formes, mais sont tout simplement posées sur des formes préexistantes : c’est ce qui fait, chez Sebastiano, la victoire des conceptions romaines sur les principes vénitiens. La mort précoce de Giorgione et le départ de Sebastiano pour Rome, vont laisser le champ libre à Titien : à partir de 1516, année où meurt Bellini, et jusqu’à sa propre mort en 1576, il sera sans conteste le peintre majeur de Venise.
Le chatoiement fascinant de la robe outremer comme l’éclat rosé du paysage au point du jour ont leur source dans la tradition vénitienne. Et bien que le clair-obscur ait un effet adoucissant, le modelé des traits et du bras atteint ici à une netteté nouvelle qui évoque la sculpture.
Lorenzo Lotto
Lorenzo Lotto, né à Venise vers 1480, se forma probablement auprès de Giovanni Bellini, et il fut tout de suite intéressé par le goût introduit à Venise par Antonello da Messina. Quelques œuvres de sa jeunesse comme le Portrait de jeune garçon de l’Académie Carrara de Bergame représentent une méditation sur la lumière caractéristique d’Antonello ; d’autres comme la Sainte Conversation de la Gallérie Borghèse de Rome révèlent des ouvertures intéressantes sur l’activité vénitienne de Dürer. Dés 1505, il témoignait d’une surprenante originalité. Ses petites scènes, telle l’allégorie qui orne le portrait de l’évêque Bernardo dei Rossi, sont comparables en dimensions et en étrangeté aux « poesie » de Giorgione et leur sont peut-être même antérieures. Lotto voyagera dans toute l’Italie, travaillant d’abord dans les Marches, puis à Bergame et dans sa région : où il s’éteindra en 1556. Ses trois grandes retables, exécutés pour des églises de Bergame entre 1516 et 1521, à l’époque même où Titien conçoit l’Assomption et la Retable de Pesaro, ont des compositions qui les rattachent à la Grande Renaissance tout en étant plus proches, par leur symétrie, des Florentins Fra Bartolomeo ou Albertinelli que de Titien. Néanmoins, malgré l’équilibre des compositions, le détail de ces œuvres trahit une nature tourmentée ; en outre, la passion qu’éprouve Lotto pour les taches isolées de couleur éclatante et pour les surfaces lises et brillantes l’empêche d’atteindre ou même de viser à l’unité picturale de ses contemporains. Son œuvre, mal connue et insuffisamment estimée par le passé, a été réévaluée par la critique moderne, à partir de Berenson, et est reconnue aujourd’hui comme une véritable « autre voie » par rapport au langage noble du classicisme du XVIe siècle.
Ce panneau fut peint à l’origine par Lotto pour protéger le portrait de Bernardo Rossi, mécène de Lotto. De chaque côté du blason de l’évêque figurent deux « paysages moralisés » de contenu volontairement opposé : à gauche, la voie menant à la Vertu est symbolisée par un enfant tout à son activité, dépeint au premier plan près de rochers et de plantes épineuses, mais sur un fond de pâturages ensoleillés. À droite, le chemin menant au Vice est au contraire symbolisé par un satyre ivre étendu sous un groupe d’arbres. On peut dans une certaine mesure considérer que le réalisme méticuleux des détails fait partie de l’héritage que Lotto a reçu de Giovanni Bellini.
Dans cette Annonciation, le chat haineux et craintif était sans doute l’élément le moins étrange de l’image ; son diabolisme traditionnel justifie sa fuite devant Gabriel. L’étrange vient ici surtout de l’expression et de la gestuelle exacerbée qui soulignent une communication intense entre des personnages pourtant isolés. La disposition globale de l’image change profondément des données du modèle inventé par Titien. Ici l’impact dramatique sur le spectateur, est distancié par un aspect presque caricatural et par la simplification extrême du sol et des murs. Cette Annonciation oblige le spectateur à s’interroger sur l’étrangeté de la scène, c’est-à-dire finalement sur le mystère même de l’Incarnation. Il rejette l’élégance ou la virtuosité brillante pour faire appel à une dévotion exacerbée. Lotto rappelle bien Carlo Crivelli.
Lorenzo Lotto n’est pas seulement un maître en peintures religieuses étranges ou intenses ; c’est également un grand spécialiste de portraits – près d’une cinquantaine a survécu de sa main. Abandonnant le plus souvent les rusticités et les maladresses voulues de l’art religieux, il y montre un goût du symbole exemplaire d’une culture souvent aristocratique, ésotérique et dont le décryptage propose souvent plus de sens entrecroisés que la lampe à huile glissée dans le coin supérieur droit du portrait du Jeune homme à la lampe de Vienne (fragilité du temps qui passe ou feu de la passion?). Mais ce que révèlent peut-être mieux les portraits de Lotto, c’est un raffinement esthétique qui le range parmi les plus grands peintres de son temps. Dans le portrait de Lucrezia Valier, la pose un peu maladroite, loin de tendre ver l’élégance naturelle recherchée par Titien, attire l’attention du spectateur sur le dessin et l’inscription sur le morceau de papier, qui établissent une parallèle explicite entre le modèle et le personnage de l’Antiquité dont elle porte le nom, Lucrèce, laquelle préféra la mort à la perte de son honneur.
Le modèle de Lotto est ici, exceptionnellement, un membre de la classe dirigeante des patriciens (Lucrezia Valier était l’épouse de Benedetto di Girolamo Pesaro, identifiée grâce à la provenance de l’œuvre, le Palazzo Pesaro). La manque d’élégance de la pose est largement compensée par l’exécution brillante de la somptueuse robe aux tons verts et orangés, du voile transparent qui joue autour des épaules et du bijou suspendu au corsage.
L’opposition nette du sombre et du clair, permet ici toute une gamme subtile de variations sur les ombres dans le blanc-vert-bleu du drapé tandis que les tons chauds se concentrent dans le visage et dans la pointe acérée d’un regard à l’étrange et lumineuse présence.
Voir biographie complète de Lorenzo Lotto
Artistes contemporains de Titien
Bien que Giorgione, Sebastiano del Piombo et Lotto aient disparu de la scène artistique, Titien n’est pas le seul peintre de talent de sa génération actif à Venise dans les premières décennies du XVIe siècle. Ainsi, un artiste comme Palma l’Ancien ou Palma le Vieux, baptisé Jacopo d’Antonio Negretti (Serina, Bergame v. 1480 – Venise 1528), qui lui emboîta si souvent le pas durant sa courte carrière, brusquement brisée en 1528, n’en apparaît pas moins comme une personnalité artistique distincte, capable de produire des peintures d’une grande qualité. La Vierge et l’Enfant avec des saints de Vienne, est un exemple caractéristique des compositions qui lui valent d’être connu aujourd’hui et de son style pictural en général. Les figures impavides de Palma n’ont ni la clarté d’articulation ni l’énergie latente des œuvres de Titien, mais les couleurs riches et chaudes des drapés et la facture sensuelle est admirable. Les deux autres sujets dont Palma se fit une spécialité – la beauté anonyme vue à mi-corps et le nu dans un paysage – développent des thèmes apparus d’abord chez Giorgione, même si la qualité décorative de la couleur doit beaucoup aux œuvres de jeunesse de Titien. Souvent dépeintes sous l’aspect de figures historiques ou mythologiques, les beautés bien en chair de Palma sont plus provocantes que les figures de Titien, dont la séduction s’exerce de manière plus subtile.
La formule qui consiste à représenter un groupe de figures saintes assises, accroupies ou agenouillées sans façon dans un paysage paisible est une variante religieuse de pastorales comme les « Trois Âges de l’Homme » de Titien.
L’itinéraire de Giovanni Antonio de’ Sacchis dit Il Pordenone (c. 1483 – 1539) est presque l’inverse exact de celui de Lotto. Né dans le Frioul, c’est un provincial, de formation archaïsante et paysanne, qui réussit à s’imposer à Venise même en ayant mis au point une synthèse puissamment personnelle des styles à la mode. Son goût originel le porte vers un traitement brutal, presque vulgaire, des formes. Vers 1516-1518, il rencontre l’art de Raphaël et de Michel-Ange à Rome. Il n’en devient pas « classique » pour autant, mais accentue l’énergie de ses formes, leur force dramatique et leur tendance au grandiose. C’est à Trévise que ce style atteint sa première maturité. Le Pordenone décore la chapelle où Titien est chargé de l’Annonciation. La carrière du Pordenone est dès alors celle d’une rivalité souvent heureuse avec le peintre officiel de la cité. Résidant à Venise à partir de 1527, il y réalise un nombre considérable de fresques. Son succès culmine entre 1535 et 1538 (il meurt en 1539) avec une série de décorations du palais ducal.
Ce n’est pas sans raison que le Pordenone devient vite le principal rival de Titien ; comme lui et parfois plus brutalement que lui, il sait « apostropher rudement le spectateur », mais c’est en mêlant l’éloquence cultivée et le patois populaire.
La plus importante commande publique qui ait été confiée à Paris Bordone ou Bordon (1500 – 1571) – et son chef-d’œuvre – est Le Pêcheur remettant l’anneau de saint Marc au doge Bartolomeo Gradenigo, peint pour l’albergo de la Scuola di San Marco, probablement vers le milieu des années 1530. Cette toile, la dernière du cycle commencé par Gentile Bellini, (décoration de la Scuola Grande di San Marco) représente un épisode posthume de la vie de saint Marc, où il est raconté comment un pauvre pêcheur vénitien remit au doge un anneau qui lui avait été miraculeusement donné par le saint lui-même. Comme Titien allait le faire peu de temps après dans La Présentation de la Scuola de la Carità, la rivale de la Scuola di San Marco, Paris Bordone tient largement compte de la tradition narrative des toiles de Gentile Bellini qui se trouvaient déjà dans l’albergo. Sa vision utopique de Venise – qui se substitue à la vue topographiquement exacte de la ville proposée par Gentile dans la Procession – fait aussi écho au projet de rénovation urbaine, portant notamment sur la restructuration architecturale de la place Saint-Marc, que le doge Andrea Gritti avait lancé au début des années 1530 pour des raisons d’ordre idéologique nul hasard, donc, dans le fait que le doge représenté ici ressemble beaucoup, à Gritti.
L’histoire se déroule une fois de plus, dans un espace scénique défini par un dispositif architectural complexe et fait de nouveau appel à une foule de personnages en habit de cérémonie. Dans le même esprit, les voûtes de la loggia représentée au premier plan sont tapissées d’une mosaïque dorée, et les toges rouges et écarlates des fonctionnaires sont d’une richesse toute décorative. Cependant, l’artiste a modernisé la tradition du XVe siècle en donnant une ampleur nouvelle à ses figures et surtout en adoptant une perspective plongeante qui lui permet de placer l’épisode principal loin à l’intérieur de l’espace du tableau pour conduire ensuite le regard vers la perspective architecturale de l’arrière-plan.
Ce tableau offre une vision séduisante de la vie vénitienne au milieu du XVIe siècle, même si la scène se déroule cette fois dans le cadre accueillant du jardin d’une maison de campagne.