Sixte IV, (pape de 1471 à 1484)
Le pontificat de Sixte IV est d’une importance décisive pour la ville. D’origine ligure, appartenant à l’ordre franciscain conventuel, Francesco della Rovere a 57 ans lorsqu’il est élu pape, le 10 août 1471. Durant les treize années de son pontificat, la peinture, à Rome, atteint des sommets avec les œuvres de Melozzo da Forli et la décoration des murs peints à fresque dans la chapelle Sixtine, la plus célèbre entreprise artistique du nouveau pape.
Quelques mois après son élection, Sixte IV accomplit en l’espace de quelques jours trois actions qui paraissent anticiper, voire résumer la ligne de conduite qui sera la sienne jusqu’à la fin d’un pontificat caractérisé par des interventions résolues dans la sphère culturelle et par un népotisme non moins marqué. La plaque en marbre datée du 15 décembre 1471, que l’on peut voir aujourd’hui encore sur le Capitole, commémore le don fait « au peuple romain », par le nouveau pontife, de sculptures provenant de la zone du Latran (ces sculptures seront le noyau initial de la première collection publique moderne, les Musei Capitolini, constitués officiellement en 1734). Parmi elles se trouvent le Tireur d’épine, la Tête colossale de Constantin et, surtout, la Louve (sans les jumeaux), qui deviendra, une fois transformée en « mater Romanorum », un symbole citadin beaucoup plus apprécié du pouvoir ecclésiastique que le traditionnel lion lié à la Rome républicaine et, en des temps plus proches, à la faction des Gibelins.
Le lendemain de la donation capitolienne, Sixte IV fait cardinaux deux de ses neveux, contrairement à ce qu’il a solennellement promis au moment de son élection. L’un est Pietro Riario, alors âgé de 27 ans (fils illégitime du pape, selon les détracteurs des Della Rovere ; il mourra trois ans plus tard). L’autre est Giuliano della Rovere, 28 ans, qui deviendra un acteur de la vie politique et culturelle de l’Église et, quelque trente ans plus tard, atteindra le sommet de sa carrière ecclésiastique en accédant au trône de Pierre, sous le nom de Jules II. Enfin, par un bref daté du 17 décembre 1471, des dispositions sont prises « pour faciliter la construction d’un édifice destiné à abriter les bibliothèques installées dans le palais apostolique de Saint-Pierre ». Le 15 juin 1475, soit en pleine Année sainte, ce projet prend corps avec la bulle Ad decorem militantis ecclesiae, acte de fondation de l’actuelle Biblioteca Apostolica Vaticana. Dans la bulle il nomme aussi un conservateur général (custodem et gubernatorem, « gardien et gouverneur ») : le « cher fils » dilectum filium) Bartolomeo Sacchi, que les chroniques humanistes désignent d’un patronyme forgé sur le nom latin de sa Padanie natale Platina. Au service du pape ( scritorem et familiarem nostrum, « écrivain et l’un de nos familiers »), Platina occupe cette charge dès le mois de février, à la place de Giovanni Andrea Bussi. Á cette date, la bibliothèque est riche de deux mille cinq cents codex; à la mort de Sixte IV, en 1484, ce patrimoine atteindra plus de trois mille cinq cents volumes.
La scène est empreinte de mesure, comme il convient à une image délivrant un message politique et programmatique complexe, dépassant le simple niveau décoratif. Le cadre dans lequel elle se déroule ressemble à un résumé d’architecture humaniste : sous un plafond à caissons, des piliers carrés rythment un espace majestueux, conclu par l’arc qui introduit dans une autre salle, perpendiculaire et divisée par des colonnes corinthiennes.
A droite, Sixte IV est représenté de profil, assis dans un simple fauteuil. Vêtu du typique habit des humanistes, Bartolomeo Platina est agenouille devant le pontife et, de son index droit, il désigne les distiques latins d’une inscription commémorative. Les quatre autres personnages sont tous des neveux du pape: à gauche les « laïcs » Giovanni della Rovere (préfet de Rome à partir de 1475) et Girolamo Riario; à droite leurs frères, les cardinaux Giuliano della Rovere et, près du pontife, Pietro Riario, déjà mort lorsque la fresque est peinte. L’auteur de l’élégante inscription latine n’est autre que Platina lui-même. Déployant, conjointement à son extraordinaire habileté dans la perspective, des dons de portraitiste peu fréquents dans la peinture italienne du Quattrocento, et accordant une grande attention aux détails, comme en témoignent, entre autres, les couleurs et les plis des vêtements très soignés, Melozzo da Forlì réussit à décrocher immédiatement l’appellation inédite de « peintre du pape » (pictor papalis), sous laquelle on le rencontre dans les registres de la toute nouvelle Accademia di San Luca, le 17 décembre 1478.
Dans le domaine architectonique, les réalisations voulues par Sixte IV, avant et après l’Année sainte de 1475, ont laissé une empreinte indélébile sur la ville, malgré les transformations continuelles que celle-ci a connues au cours des siècles suivants. De nombreux chantiers ouverts répondent à des nécessités pratiques. Ainsi, le 29 avril 1473, au cours d’une cérémonie solennelle, le pape inaugure la construction d’un pont auquel il donne son nom et qui permettra aux pèlerins de se déplacer plus facilement ; le Ponte Sisto est le premier édifié à Rome depuis l’Antiquité (et le seul jusqu’au XIXe siècle). D’autres interventions du même ordre sont effectuées dans les quatre grandes basiliques de la ville et dans de nombreuses églises et autres lieux sacrés. Une nouvelle impulsion est donnée à la politique d’assistance traditionnelle: les hôpitaux annexés aux églises Santa Maria della Consolazione et San Giacomo al Colosseo sont agrandis et, surtout, on lance la construction du monumental complexe hospitalier de Santo Spirito. C’est justement dans ce complexe hospitalier que l’on trouve une série de fresques d’une qualité moyenne mais extrêmement intéressantes sur le plan idéologique ; réalisées à partir de 1476-1477, ces fresques illustrent abondamment la vie de Sixte IV, de sa naissance aux fastes de son pontificat. Le style, simple et immédiat, rappelle qu’elles s’adressent à un public courant, sans formation culturelle particulière, auquel la célébration du pontificat de Francesco della Rovere doit parvenir avec la plus grande clarté (reste à savoir combien de malades étaient en mesure de lire les inscriptions explicatives données sous les scènes peintes).
Cette fresque représente Sixte IV et la procession propitiatoire après la peste de 1476 appartient aussi à cette dimension « populaire » et au thème de la santé publique. Propose une synthèse de différents éléments iconographiques liés aux épidémies qui endeuillaient périodiquement la ville et le reste de l’Europe. Au centre de la fresque, un ange et un diable frappent à une porte; en bas, au premier plan, le peintre a représenté un monceau de cadavres et, en haut, dominant la scène, un édifice imaginaire, dans lequel on a vu la résidence du pape à cause des statues de saint Pierre et de saint Paul qui flanquent l’escalier ; à gauche, le pontife marche en tête d’une procession qui porte une image de la Vierge.
Melozzo da Forli, peintre du pape
En 1470, le peintre de Forlì, Melozzo (1438-1494) est peut-être à Rome depuis quelque temps: nous n’avons aucune information certaine sur lui dans la seconde moitié des années 1460, après un document de décembre 1464 concernant, semble-t-il, une question liée à un héritage et suggérant que l’artiste désire mettre de l’ordre dans ses affaires avant de quitter Forlì. L’hypothèse selon laquelle Melozzo aurait séjourné à Padoue, où il aurait complété sa formation en étudiant Mantegna et Donatello, paraît confirmée par les plus récentes reconstitutions de son parcours. Des documents nous apprennent que sa production romaine s’est prolongée, avec des interruptions, jusqu’à la fin des années 1480. Mais là encore, de nombreuses œuvres ont été détruites ou ont disparu. Celles qui nous sont parvenues appartiennent aux chefs-d’œuvre de la peinture italienne du Quattrocento. La première grande entreprise de Melozzo à Rome est la décoration à fresque de l’abside de la basilique des Saints-Apôtres. De cette décoration, redécouverte au début du siècle, il ne reste qu’une toute petite partie: le Christ bénissant, aujourd’hui dans la tour du palais du Quirinal, et les œuvres admirées et populaires que sont les fragments avec les Putti, les Têtes d’apôtres et les Anges musiciens bien connus, conservés à la Pinacoteca Vaticana.
Vasari dans ses Vies a décrit cette fresque grandiose, peut-être la première occupant entièrement le cul-de-four de l’abside: « Melozzo s’adonna avec beaucoup de zèle à l’étude de son art et surtout apporta un soin particulier à l’exécution des raccourcis. On peut le voir dans l’abside de Santi Apostoli à Rome, où une frise qui sert d’ornement représente en perspective des personnages cueillant du raisin et un tonneau. L’ensemble est plein de qualités ; c’est encore plus visible dans l’Ascension de Jésus-Christ, conduit au ciel par un chœur d’anges, où le Christ vu en raccourci est si bien fait qu’il semble trouer la voûte ; le même phénomène se produit pour les anges qui virevoltent et semblent traverser la profondeur de l’air. Sur la terre, le raccourci des apôtres, dans leurs différentes attitudes, est si réussi qu’il fut, et est encore, admiré par les artistes qui ont beaucoup appris des recherches de Melozzo ».
Les fresques peintes par Melozzo aux Saints-Apôtres ont eu, comme le soulignait déjà Vasari, un retentissement considérable dans le monde de la peinture, et pas seulement à Rome. En plus d’effets perspectifs totalement inédits dans la ville des papes, elles offraient une synthèse des différentes recherches de l’époque et une utilisation libre de la lumière et des couleurs. Aujourd’hui encore, les Anges musiciens, pourtant extraits de leur contexte d’origine et sans plus de lien avec un schéma iconographique général, transmettent une vibrante humanité et un sentiment d’harmonie, tandis que le peu qui reste des Apôtres suggère une étonnante organisation de l’espace. On sait, par un document de 1477, que Melozzo travaille cette année-là aux décorations à fresque des salles de la bibliothèque de Sixte IV, où Bartolomeo Platina s’est employé, sitôt nommé bibliothécaire en 1475, à agencer livres et tables de lecture, et à doter les différentes salles d’une décoration picturale appropriée. C’est pour cette même salle que Melozzo da Forlì peint une de ses œuvres les plus célèbres: La Remise de la bibliothèque vaticane à Bartolomeo Platina; située à l’origine sur le mur nord, la fresque a été détachée en 1825, pour des raisons de conservation, et transposée sur toile. Le minutieux livre comptable de Platina se révèle, en la circonstance, extrêmement précieux, puisqu’il nous fournit une date sûre: « Ce 15 janvier 1477, j’ai donné à maître Melozzo, peintre, la somme de 6 ducats afin qu’il achète de l’or pour peindre la bibliothèque. »
Artistes ombriens et toscans sur les murs de la Sixtine
La renommée de Sixte IV en tant que mécène est bien évidemment liée à la chapelle vaticane qui porte son nom. Les fresques de la chapelle Sixtine ont été réalisées en trois étapes, échelonnées sur seize ans. Elles constituent un des sommets de la production picturale de tous les temps : à la décoration murale, réalisée au début des années 1480 sous le pontificat Della Rovere, s’ajoutent les deux grandioses interventions de Michel-Ange: les épisodes de la Genèse sur la voûte (1508-1512) et le Jugement dernier sur le mur de l’autel (1536-1541), qui ont modifié d’une manière spectaculaire l’aspect originel de la chapelle. Dans le schéma fonctionnel des chapelles papales (comme dans la chapelle de Nicolas V), la Sixtine correspond à la Capella magna, destinée aux célébrations liturgiques et cérémonielles de la cour pontificale. Le nouvel édifice remplace, au même endroit, une Capella magna précédente. Nicolas V avait déjà pensé restructurer cette chapelle qui accueillait parfois les cardinaux réunis en conclave (Pie II, par exemple, y fut élu) ; par la suite, les conclaves siégeront définitivement dans la chapelle Sixtine. Les travaux, effectués sous la direction de Giovannino de’ Dolci, sont achevés vers la fin de 1480. On sait par Andrea da Trebisonda, le secrétaire du pape, que celui-ci avait hâte que la nouvelle chapelle, édifiée durant la guerre contre Florence, vît le jour. Cette observation renvoie peut-être aux événements du printemps 1477, lorsque Laurent de Médicis déclare ouvertement vouloir s’approprier certains territoires de l’État de l’Église, ou plus vraisemblablement à avril 1478, date à laquelle prend forme la conjuration des Pazzi — Julien de Médicis assassiné en pleine messe, à Santa Maria del Fiore, et Laurent en réchappant de peu —, alors qu’il est clair pour tout le monde que Sixte IV, directement ou non, est à l’origine de ce complot. L’interdit lancé contre Florence est levé en décembre 1480, qui est aussi la date généralement admise pour l’achèvement du gros œuvre de la chapelle.
Les nouveautés apportées par Giovannino de’ Dolci comprennent, entre autres, la réalisation d’une voûte en maçonnerie (la précédente était en bois), et la division de la chapelle en deux parties par la clôture du chœur qui obéit à un but cérémoniel précis : séparer les membres effectifs de la « Capella papalis » de leur suite et, plus généralement, des laïcs. Au Cinquecento, le déplacement de la clôture modifiera en partie les équilibres premiers. L’espace est rectangulaire et ses dimensions entre- tiennent des rapports précis : la chapelle est trois fois plus longue que large, et sa hauteur équivaut à la moitié de sa longueur (40,50 x 13,20 x 20,70 mètres). Le rapport entre les dimensions de la chapelle correspond à la description qui est faite du temple de Salomon dans l’Ancien Testament.
A côté de la figure de Girolamo Riario tenant dans sa main le sceptre, nous pouvons reconnaître un clerc vêtu de violet qui, de manière peu courtoise, rappelle l’attention d’un membre de la famille papale sur le sacrifice de purification. Certains historiens mettent en relation cette scène avec l’épisode de la conjuration des Pazzi, au cours de laquelle, l’un des deux frères Médicis fut assassiné dans la cathédrale de Florence, tandis que l’autre Laurent, bien que blessé parvint à s’enfuir. Ce fut Botticelli, partisan des Médicis, qui dut peindre à Florence les conjurés pendus, avant de se rendre à Rome pour collaborer au programme des fresques de la Sixtine.
Ici, à l’extrême gauche de la peinture, la figure qui se trouve vers l’extérieur et porte le poignard serait encore Girolamo Riario. Il se trouve en compagnie de deux autres jeunes gens, Francesco Salviati évêque de Pise, qui fut pendu le jour même de l’assassinat, tout comme Francesco Pazzi – le banquier de la famille Della Rovere et de la curie de Rome – et Jacopo Bracciolini. Ces trois personnages, placés à gauche au premier plan près d’un banc de pierre, ont été peints alors qu’ils ourdissaient un complot homicide. Cette fresque serait donc une critique résolue de Botticelli à la famille Della Rovere et à la politique de Sixte IV. Les deux premières fresques exécutées par Botticelli dans la chapelle Sixtine se distinguent par leurs images récurrentes de chênes, de feuilles de chêne (ici sur la cape verte du jeune homme assis sur le banc) et de glands. La relation avec le pape Della Rovere, dont les armoiries représentent un chêne, est donc évidente.
La décoration picturale de la chapelle commence immédiatement après l’achèvement du gros œuvre. A-t-il existé sur la voûte, avant les grandioses fresques de Michel-Ange, un ciel étoilé peint par l’artiste ombrien Pier Matteo d’Amelia ? Néanmoins, il faut rappeler que les examens effectués lors des restaurations récentes n’ont mis au jour aucune trace de bleu. Nous possédons, sur la décoration du Quattrocento, deux documents importants, depuis longtemps connus. Le premier est un contrat notarié établi le 27 octobre 1481, entre Giovannino de’ Dolci et quatre peintres cités dans l’ordre suivant: Cosimo Rosselli, Sandro Botticelli, Domenico Ghirlandaio et le Pérugin. Lesquels s’engagent à peindre dans la chapelle Sixtine une décoration, « au niveau de l’autel inférieur », comptant dix scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament et des tentures dans la partie inférieure, qui devront être achevées « aussi rapidement et scrupuleusement que possible », de leur propre main et avec d’éventuels collaborateurs, pour le 15 mars 1482, « sous peine d’une amende de 50 ducats d’or de frappe papale, amende qu’eux-mêmes imposeraient à ceux d’entre eux qui feraient obstacle au travail » : en d’autres termes, les peintres eux-mêmes ont établi des pénalités en cas de retard ou de carence. Le second document est une estimation « en cours de réalisation ». Le 17 janvier 1482, Giovannino de’ Dolci, avec l’aide d’autres personnes habilitées, contrôle l’avancement des travaux ; à cette date, les quatre premières travées sont peintes dans chaque registre. Le reste de la décoration est en gros terminé dans les délais prévus : en avril-mai 1482, Andrea da Trebisonda en parle comme d’un travail achevé, même si l’aménagement général et définitif prend encore quelque temps. Sixte IV inaugure la chapelle le 9 août 1483, date anniversaire de son élection au trône pontifical et jour des vêpres de Saint-Laurent. De nombreux indices suggèrent que le pontife, entouré de penseurs et d’exégètes de renom, a pris une part déterminante dans l’élaboration d’un imposant programme subsidiaire de la structure architectonique et des dimensions de la chapelle.
Dans la chapelle Sixtine consacrée à l’Assomption à la demande expresse de Sixte IV, le programme iconographique prévoyait, au-dessus de l’autel, une représentation de l’Assomption dominée par les premières scènes des Vies de Moïse et du Christ ; les scènes suivantes occupaient les murs latéraux, respectivement à gauche et à droite en regardant l’autel, puis le mur d’entrée tourné vers l’est ; elles étaient surmontées d’effigies de Pontifes, non mentionnées dans le contrat initial mais citées dans l’estimation de janvier 1482 ; la partie inférieure des murs était ornée des tentures peintes portant le blason papal, prévues dès le début. Les fresques du mur de l’autel réalisées par le Pérugin, l’Assomption, Moïse sauvé des eaux et la Nativité, ont été détruites pour laisser la place au Jugement Dernier que Michel-Ange peignit en 1536-1541 (mais elles avaient déjà été abîmées lorsque le baldaquin papal avait pris feu inopinément, le 2 avril 1525). Sur le mur d’entrée aussi les peintures originales ont disparu, dans l’effondrement de l’architrave de la porte, le jour de Noël 1522.
Cette fresque située à gauche du trône pontifical représente différents épisodes de la vie de Moïse, depuis l’assassinat de l’Égyptien jusqu’à la conduite du peuple de Dieu hors d’Égypte. Debout, les deux filles de Jéthro, prêtre de Madiân, dialoguent entre elles, très proches l’une de l’autre. L’une d’entre elles deviendra la femme de Moïse.
La situation actuelle est donc la suivante, en commençant par les scènes contiguës au mur de l’autel: le Voyage de Moïse en Egypte par le Pérugin et des collaborateurs, auquel répond le Baptême du Christ par le même auteur ; les Épreuves de Moïse par Botticelli et des collaborateurs et les Tentations du Christ par le même auteur; le Passage de la mer Rouge par Biagio d’Antonio, avec une probable participation de l’atelier de Ghirlandaio, et l’Appel des premiers apôtres par Ghirlandaio seul ; la Remise des Tables de la Loi par Cosimo Rosselli avec des collaborateurs et le Sermon sur la montagne par le même auteur; la Punition des rebelles Coré, Datân et Abiram par Botticelli et des collaborateurs et la Remise des clefs par le Pérugin en collaboration avec Luca Signorelli ; enfin le Testament et la Mort de Moïse par Luca Signorelli en collaboration avec Bartolomeo Della Gatta et un peintre ombrien, auquel correspond la Cène par Cosimo Rosselli (avec l’intervention de deux autres artistes dans les trois scènes plus petites peintes sur le fond Biagio d’Antonio pour l’Arrestation et la Crucifixion et un autre collaborateur pour le Christ au mont des Oliviers).
La brièveté des temps d’exécution a obligé les peintres à s’adresser, en plus de leurs propres assistants à d’autres collègues autonomes : étant donné les pénalités non négligeables prévues en cas de retard, la nécessité de respecter les délais les concernait tous, raison pour laquelle, peut-être, dans le registre supérieur, la division de la série des pontifes manque d’homogénéité, les auteurs ne correspondant pas toujours à ceux des tableaux situés en dessous. Identifier précisément les artistes actifs dans la chapelle Sixtine – et déterminer les parties qui reviennent effectivement aux peintres enregistrés par les documents – est un problème non encore entièrement résolu. Si, par exemple, la présence de Biagio d’Antonio est plus ou moins tenue pour certaine, celle de Bartolomeo della Gatta ou de Pinturicchio en tant qu’assistant du Pérugin est controversée ; quant à Luca Signorelli, que l’on sait être à Lucignano en octobre 1482, son intervention est donnée pour parallèle à la réalisation des tableaux ou bien (mais cette hypothèse paraît plus difficile) située plus avant dans le temps, comme s’il n’avait été chargé que de retouches finales.
Il suffit de lire la liste des fresques murales de la chapelle Sixtine pour se rendre compte qu’elles constituent une admirable entreprise collective et une incomparable synthèse de la peinture du Quattrocento en Italie centrale. De célèbres représentants de deux écoles confirmées – ombrienne et florentine – travaillent conjointement, dans des temps relativement courts. Il est évident que les auteurs se sont entendus sur différents points avant de passer à l’exécution proprement dite : les figures principales partagent les mêmes proportions, les constructions perspectives sont semblables et ont une même ligne d’horizon, les couleurs utilisées sont toujours, soit le bleu et le rouge dans les vêtements du Christ, soit le vert et le jaune dans ceux de Moïse et certains détails dénotent une étroite collaboration. Ces artistes, qui ont chacun leurs propres capacités d’expression, sont conscients du défi que leur posent la haute valeur symbolique de la chapelle et une dilatation absolue du temps historique. Dans leur déroulement, les scènes sont empreintes d’une solennité en accord avec le lieu: le seul passage chaotique, imposé par le thème traité, est l’engloutissement de Pharaon et des soldats égyptiens sur le côté droit du Passage de la mer Rouge. Il n’y a pas d’intention pédagogique immédiate, les visiteurs de la Sixtine connaissant les textes sacrés sur le bout des doigts, ni de finalité dévotionnelle ou contemplative, la chapelle n’étant pas destinée au recueillement. Durant les longues célébrations, l’œil du fidèle pouvait explorer toute une série de détails narratifs, savamment élaborés. Une foule de personnages anime les espaces géométriquement construits et, dans chaque épisode, les peintres ont introduit des figures de contemporains qui étaient certainement connus de la première génération de spectateurs des fresques.
Cosimo Rosselli faisait partie du groupe des quatre artistes expressément nommés dans les documents. L’approche des historiens de l’art ne permet pas de mettre ce peintre florentin en juste lumière par rapport à ses deux compatriotes, Botticelli et Domenico Ghirlandio. C’est pourtant à lui que la commission papale décida de conférer le premier prix ; d’après Vasari, cette reconnaissance était due aux dépenses considérables engagées par Rosselli pour l’exécution de ses fresques. Le paysage contribue quant à lui dans une large mesure à définir une articulation claire du récit illustré, avec ses cimes arrondies modelées de manière plastique et ses raccourcis au loin.
De gracieuses figures féminines, souvent accompagnées d’enfants, peuplent les tableaux, en particulier les Tentations du Christ, le Testament et la Mort de Moïse et, de nouveau, le Voyage de Moïse en Égypte dans lequel, à gauche, une grande femme porte une amphore sur la tête ; à ce tableau répond, sur le mur opposé, le beau morceau pictural de la circoncision du fils de Moïse. Toutes ces scènes se déroulent en plein air, et les notations naturalistes se mêlent aux représentations d’architectures : un édifice religieux est présent en arrière-plan dans les Tentations du Christ; un arc de Constantin, à la corniche en piètre état, occupe le centre de la Punition des rebelles; un temple octogonal flanqué de deux arcs de triomphe à trois voûtes conditionne la perspective de la Remise des clefs. La scène principale du Sermon sur la montagne a pour pendant, à droite, la Guérison du paralytique, et les deux groupes de personnages qui y assistent semblent s’ignorer. Sur la vaste esplanade en perspective de la Remise des clefs se déroulent les épisodes du Tribut et de la tentative de lapidation du Christ. Les notations politiques ne sont pas absentes: un étendard florentin flotte au vent sur le mât d’un navire dans le fond de la Punition des rebelles peint par Botticelli.
La dernière restauration des fresques a permis d’étudier de près la technique picturale de ces artistes. Les surprises n’ont pas manqué. On a découvert, par exemple, que l’enduit sur lequel les fresques avaient été peintes était un mélange non pas de chaux et de sable, comme d’ordinaire, mais de chaux et de pouzzolane grise. Pour reporter les dessins préparatoires sur les murs, les peintres ont utilisé aussi bien la gravure indirecte que la technique des « cordes frappées » ou le poncif, voire le compas, dont témoignent des perforations dans l’enduit. Certains détails ont été réalisés « à main levée », sans aucun dessin préalable ou, tout au plus, à partir d’une figure esquissée avec une couleur rouge. Comme le veut l’usage du buon fresco, la couleur appliquée sur l’enduit frais a été ravivée par des passages « à sec » et l’or est présent dans quelques finitions. On a pu reconstruire le nombre des « journées » – de quarante-cinq à soixante pour chaque peinture -, ainsi que le déroulement du travail. En ce qui concerne les couleurs, les examens ont montré toute une gamme de nuances, dans une uniformité générale. Pour les verts, de la malachite a été appliquée à sec sur une strate de terre verte, et une addition de jaune a permis d’en varier la tonalité ; les bleus ont été obtenus à partir du lapis-lazuli très coûteux (mélangé à de la chaux pour les tons plus clairs) ou bien, pour les ciels, à partir du bleu de smalt plus courant et plus économique ; les rouges sont des « terres rouges » ou du cinabre, bien qu’on ait relevé aussi l’utilisation de laques rouges transparentes ; les jaunes ont été tirés de terres naturelles et les noirs du noir de vigne.
Nous ne savons quasiment rien sur la manière dont cette admirable équipe d’artistes s’est constituée. La présence de peintres toscans, dont certains étaient bien connus de la Curie, tel Ghirlandaio qui avait travaille avec son frère dans la salle « grecque » de la bibliothèque du pape, a été logiquement interprétée comme un signe patent de la paix restaurée entre la Signoria de Florence et l’État pontifical. Mais l’initiative a-t-elle été prise par Rome ou est-ce Laurent de Médicis qui a envoyé des artistes auprès du pape ?
Les histoires que racontent les fresques de la Sixtine se rattachent à une longue tradition issue des docteurs de l’Eglise et incluent aussi les recherches exégétiques et ésotériques sur l’Ancien Testament qui renaissent précisément dans la seconde moitié du Quattrocento et alimentent des débats aussi vifs qu’érudits. L’Église de Rome, fondée par le Christ, est l’héritière de la promesse biblique et le lieu unique du Salut: nouveau Salomon et vicaire terrestre du Christ, Sixte IV della Rovere édifie et consacre un temple qui réunit et résume tous ceux qui l’ont précédé, et contient la totalité de l’histoire.
Mise à jour : 13-12-2023