Léon X, pape de 1513 à 1521
Jules II della Rovere meurt dans la nuit du 20 au 21 février 1513, son successeur est élu le 11 mars, au terme d’un bref conclave: le cardinal Jean de Médicis devient Léon X. Le nouvel évêque de Rome est âgé d’à peine 38 ans. Deuxième enfant de Laurent le Magnifique et de Clarice Orsini, son éducation a été faite par quantité d’intellectuels florentins et, dès 1489, il a été nommé cardinal, ce qui ne l’a pas empêché de mener une vie parfaitement laïque.
Mais une fois élu pape, il faut de toute urgence l’ordonner prêtre (le 15 mars) et évêque (deux jours plus tard), pour pouvoir procéder à son couronnement, le 19 mars 1513. Léon X meurt relativement jeune, le 1 décembre 1521 (le commentaire est cette fois de l’Arétin : « Il ne put recevoir les sacrements, les ayant depuis longtemps vendus. »), après avoir traversé, presque indemne, une période troublée. Sans efforts excessifs, il parvient en effet, favorisé par les circonstances, à entretenir des relations relativement paisibles avec les trois grands souverains de l’époque moderne, tous dotés d’une forte personnalité : François Ier de France, Henri VIII d’Angleterre et le jeune empereur Charles Quint. Les commentaires à son sujet soulignent tantôt sa bonté et sa tolérance, tantôt le fait que sa cour lui coûte quelque 100 000 ducats par an. Ce train de vie dispendieux vide rapidement les caisses pontificales et, selon les mauvaises langues, l’oblige à mettre en vente jusqu’aux nominations au cardinalat (certaines friseront en effet le scandale). Au cours de ce règne étrangement tranquille, l’événement qui bouleverse le plus le pontife florentin est la mort inopinée de Raphaël. Quant aux « quatre-vingt-quinze thèses » dénonçant les indulgences, que Martin Luther affiche sur la porte de l’église Ognissanti à Wittenberg, le 31 octobre 1517, Léon X n’y voit d’abord qu’un contretemps fâcheux mais passager et les traite comme s’il s’agissait d’une affaire locale. Il ordonne à Luther, sous peine d’excommunication, de retirer les quarante et une thèses réfutées par Rome, puis il met sa menace à exécution le 3 janvier 1521 (bulle Decet Roman um Pontificem). Dans les premiers temps de son pontificat, il a réglé d’une manière autoritaire, centralisatrice et définitive les conflits avec le gouvernement municipal de Rome et, en réalité, sa préoccupation majeure est la consolidation des territoires de l’Église. La guerre visant à arracher le duché d’Urbino à Francesco Maria della Rovere, afin de le donner à un membre de la famille Médicis, engloutit 800 000 ducats (le Médicis en question est Laurent, neveu de Léon X, disparu prématurément comme le frère du pontife, Julien, duc de Nemours, dont les monuments funéraires sculptés par Michel-Ange dans la Sagrestia Nuova de San Lorenzo, à Florence, comptent au nombre des plus grandes réalisations de l’art italien).
Raphaël, dans le portrait qu’il nous a laissé de Léon X, l’a représenté, comme le voulait l’iconographie traditionnelle du souverain, flanqué de deux conseillers, en l’occurrence des parents proches les cardinaux Giulio de’ Médici (le futur Clément VII) et Luigi de’ Rossi. Le pontife est manifestement conscient de l’importance de son rôle, que soulignent ses vêtements et le riche siège sur lequel il est assis (la dignité de la charge), la précieuse Bible enluminée que son regard vient de délaisser (la tradition de l’histoire de l’Église) et la clochette servant à appeler les serviteurs (le pouvoir temporel).
L’ère de Léon X a les caractéristiques canoniques d’une période insurpassable, liée en premier lieu au parcours de Raphaël et à la poursuite de son activité au Vatican, à la montée en puissance de son école, au séjour romain de Michel-Ange après l’achèvement de la Voûte dans la chapelle Sixtine (le pape l’envoie rapidement travailler à Florence) ou à la production de Sebastiano del Piombo. Le dernier séjour romain de Léonard de Vinci comporte encore des zones d’ombre, mais nous savons qu’il est venu à Rome en 1501 puis en 1505 et a été hébergé au petit palais du Belvédère. Les trois artistes qui incarnent la Haute Renaissance italienne se retrouvent donc, pour une période relativement longue, sur les rives du Tibre, mais nous ne possédons pas la plus petite trace d’une rencontre, fût-elle hasardeuse ou brève, et il semble que cet état de choses corresponde à la vérité. Bien que l’imaginaire collectif les associe depuis des siècles, il n’est pas facile de trouver trois hommes plus dissemblables et réciproquement éloignés.
Raphaël (Urbino 1483 – Rome 1520)
La réputation de Raphaël se répand rapidement. Dès les premières fresques de la chambre de la Signature, la résonance de son œuvre lui vaut d’être recherché par toute une gamme de personnages qui, des membres les plus influents de la curie, s’élargit progressivement et dépasse bientôt le milieu romain (on pense, entre autres exemples, aux vains efforts déployés par Isabelle d’Este ou par le duc Alfonso pour obtenir des travaux de l’artiste à Mantoue et à Ferrare). C’est ainsi que commence, à la fin des années 1510 (sans oublier ce que Raphaël a réalisé avant d’arriver à Rome), une activité protéiforme, qui comporte notamment les commandes directes des pontifes pour les édifices du Vatican, les travaux pour Agostino Chigi — à la Farnésine et dans les deux chapelles de Santa Maria della Pace et Santa Maria del Popolo — et de nombreuses autres œuvres pour différents commanditaires. La carrière de Raphaël a un très vaste rayon d’action : des interventions picturales de tout type, que regroupe un somptueux corpus de dessins amplement admirés, à l’élaboration d’une série de travaux et de projets architectoniques, en passant par un riche programme d’études, d’analyses et de préservation de la Rome antique. Le lien avec le milieu pontifical est très fort et, durant toute sa vie, Raphaël restera au service des deux papes de ces années, Jules II et Léon X. Mais ce rapport privilégié n’est pas exclusif: Raphaël n’est pas un artiste de cour ; bien que profitant des aspects positifs de ce rôle, il revendique (à l’instar de Léonard puis de Michel-Ange) une entière autonomie intellectuelle dans son domaine. Raphaël est aussi le premier artiste qui, venu de l’extérieur, choisit de s’installer à Rome: sa production est profondément nourrie des témoignages artistiques antiques et modernes de la ville dont elle devient partie intégrante et constitutive, raison pour laquelle il n’est pas facile de l’en séparer.
De 1510 à 1514 (environ, car les dates ne sont pas aussi précises), l’artiste peint quelques-unes de ses célèbres « Madones », désormais connues sous des titres entrés dans la tradition qui en rappellent un détail ou un propriétaire (Raphaël avait déjà peint un certain nombre de Madones avant d’arriver à Rome) : ainsi la Madone du duc d’Albe conservée à la National Gallery of Art, à Washington (un tondo commandé par Paul Jove pour l’église des Olivétains à Nocera dei Pagani), la Madone à la chaise (la plus reproduite dans les images de dévotion) et la Madone Aldobrandini. Parallèlement, il poursuit une féconde activité de portraitiste, réalisant entre autres, de 1510 à 1511, le Portrait du cardinal Francesco Alidosi (aujourd’hui au Prado et longtemps non identifié), le Portrait de Jules II que le pape fait exposer dans l’église Santa Maria dei Popolo (aujourd’hui à la National Gallery, à Londres), et le Portrait de Fedra Inghirami. L’année 1512 est la date admise pour le Portrait de Bindo Altoviti, le banquier florentin pour lequel Raphaël peint en 1515, probablement avec l’aide d’élèves, la Madone de l’Impannata.
L’intimité produite dans cette œuvre tient presque du portrait, et on ne la retrouve dans aucune autre Madone de Raphaël. L’échelle de couleurs est elle aussi singulière. De ses deux mains, la Vierge presse contre elle son enfant, qui a depuis longtemps dépassé l’âge du bébé, comme si elle ne voulait pas le perdre. Le petit bras de l’Enfant disparaît sous son châle. Le Baptiste avec la Croix est relégué vers le bord du tableau et n’a aucune part à l’intimité entre la mère et l’enfant.
Bindo Altovitti (1491-1557), riche banquier né à Rome mais d’origine florentine. Homme très cultivé, d’un goût artistique très sûr, admiré par Michel-Ange, celui-ci lui fit don du carton de l' »Ivresse de Noé », utilisé pour la voûte de la chapelle Sixtine. C’est pour sa demeure à Florence que Raphaël peignit la célèbre « Madone de l’Impannata ». Ce merveilleux portrait de Bindo dans sa jeunesse fut exécuté par Raphaël à l’unisson des effigies de hauts prélats, de papes et d’amis proches peintes par l’artiste pendant sa période romaine.
Trois tableaux d’autel très connus datent aussi de 1512. Les deux premiers n’étant pas destinés à rester dans la ville, ils n’ont eu que peu d’influence sur l’évolution de la peinture à Rome: la Madone au poisson, aujourd’hui au Prado, réalisée pour l’église San Domenico à Naples, et la Madone Sixtine (Gemäldegalerie, Dresde) peinte sur toile (un support que Raphaël utilise rarement) pour l’église San Sisto à Piacenza. Le troisième est la Madone de Foligno, conservée à la Pinacoteca Vaticana, commandée par Sigismondo de’ Conti, originaire de Foligno et abréviateur apostolique: « A la prière instante d’un camérier du pape Jules II, Raphaël exécuta le tableau du maître-autel de l’Aracœli. La Vierge représentée dans le ciel, a l’humble modestie qui sied à la mère du Christ ; dans un paysage d’une grande beauté, on voit saint Jean-Baptiste, un saint François et saint Jérôme en cardinal ». Destinée au maître-autel de Santa Maria in Aracœli, la peinture demeura dans cette église jusque dans les années 1560. Si la date de la mort du commanditaire, le 23 février 1512, fournit une référence évidente pour l’accord avec l’artiste, elle ne paraît pas aussi déterminante pour ce qui est de l’exécution de l’œuvre, peut-être achevée quelques mois plus tard. Nous ne savons pas exactement quel épisode Raphaël a représenté sur le fond, où l’on voit Foligno traversé par la rivière Topino (la tradition veut qu’il s’agisse de la maison du commanditaire miraculeusement épargnée par la foudre). Dans cette construction pyramidale, la Vierge a les caractéristiques de la femme de l’Apocalypse ; le cartouche vide que tient l’angelot au premier plan, au centre, devait probablement recevoir une inscription explicative.
En 1565, une nièce du donateur Sigismondo de’ Conti, abbesse à Foligno, fit entrer le tableau dans son couvent, d’où il arriva à Paris sous Napoléon avant d’entrer au Vatican en 1816.
La scène est située dans un espace imaginaire créé par les personnages eux mêmes, sans paysage, mais entourés par des nuages et des tentures qui s’ouvrent pour découvrir le groupe divin. La Vierge est représentée alors qu’elle s’avance sur un globe a demi-caché par des nuages, le voile à peine gonflé par le fait d’avancer ; les deux saints – par le geste (saint Sixte) et par le regard (sainte Barbe) – semblent faire signe aux fidèles que l’on imagine au-delà de la balustrade, en bas ; sur celle-ci est appuyée la tiare du Saint Père et deux angelots pensifs.
Le mythe de Raphaël naît très tôt et traverse, intact, les siècles. Sa mort prématurée, à l’âge de 37 ans, le 6 avril 1520 – un Vendredi saint — suscite une myriade de légendes qui, peu ou prou, perdurent. Sa célébration a atteint des sommets qui ont fait de lui une sorte de saint paré de toutes les vertus, dont la grâce et la gentillesse, sans trop s’arrêter sur une vie dans laquelle une sexualité débordante tenait une place importante; mais, selon la légende, les femmes conquises devenaient des Madones dans ses peintures : la Donna Velata, qui se trouve aujourd’hui à la galerie Palatine de Florence, et la très célèbre Fornarina du palais Barberini à Rome. Depuis quatre cents ans, ces deux tableaux on alimenté la légende qui a pris sa source autour de l’identité des amours de Raphaël, sans pour autant parvenir à un résultat concret. La Donna Velata (achetée par les Médicis en 1615) est le tribut fasciné de Raphaël à sa maîtresse et à la beauté féminine, que l’artiste sait désormais saisir, de façon très moderne, dans toute son épaisseur psychologique et sentimentale, en la sondant avec l’œil d’un intellectuel et non plus seulement d’un artisan.
Cette œuvre a nécessité un travail considérable, et son élaboration s’est probablement prolongée pendant des mois : l’artiste y a rassemblé toute l’expérience acquise des précédents portraits. Le contraste du clair-obscur dans le visage définit avec clarté chaque trait, sans devenir jamais calligraphique, et la substance de ce visage devient un heureux mélange de chair tiède et de lumière limpide. Les couleurs les plus vives sont repoussées dans les marges, comme le rouge laque de son vêtement, sur ses jambes, le bleu de bracelet sur son bras et l’or autour de la tête.
La Transfiguration, conservée à la Pinacoteca Vaticana, est célébrée comme la dernière grande œuvre de Raphaël, et il s’agit probablement aussi de la plus extrême. En 1516, celui qui n’est encore que le cardinal Giulio de’ Medici mais est aussi évêque de Narbonne, commande deux imposants retables pour la cathédrale Saint-Just de cette ville, la Transfiguration de Raphaël et une Résurrection de Lazare demandée à Sebastiano del Piombo. Le futur Clément VII a-t-il intentionnellement mis en compétition ces deux artistes ? Peut-être. Mais il est plus simple et probablement plus véridique de penser qu’il s’est tout bonnement adressé aux deux meilleurs peintres présents à Rome. Au milieu de l’année 1518, Raphaël n’a pas encore commencé la Transfiguration, si l’on en croit ce que Sebastiano rapporte à Michel-Ange dans une lettre du 2 juillet. La composition de la Transfiguration apporte de telles innovations qu’elle dépasse tous les modules antérieurs connus chez Raphaël. De ce fait, la critique a longtemps pensé que Raphaël avait commencé puis laissé inachevée cette peinture, qui aurait donc été en grande partie terminée plus tard par ses assistants. La restauration réalisée dans les années 1970 et une lecture plus avertie – au demeurant, Vasari avait déjà affirmé l’absolue et totale autographie – ont complètement renversé cette opinion et, aujourd’hui, on a tendance à considérer la Transfiguration pour ce qu’elle est : un des aboutissements les plus hauts, et lourds de conséquences, du peintre d’Urbino. Cette grande peinture d’autel ne fut jamais expédiée à Narbonne : exposée au Panthéon avec la dépouille de l’artiste, elle fut ensuite, dans un cadre de Giovanni Barile, placée dans l’église San Pietro in Montorio, où elle demeura jusqu’à sa réquisition par Napoléon en 1797 ; lorsqu’elle rentra de Paris en Italie, elle gagna la Pinacoteca Vaticana.
Le retable associe deux scènes évangéliques qui le sont aussi dans l’Évangile de Matthieu (XVII, 1-2 1) : alors qu’en haut, sur le mont Thabor, la Transfiguration du Christ, flanqué de Moïse et d’Élie, se produit en présence des apôtres abasourdis Pierre, Jacques et Jean (auxquels Raphaël joint, à gauche, les saints Felicissimo et Agapito, célébrés par l’Église le 6 août, fête de la Transfiguration), en bas d’autres apôtres ne parviennent pas à guérir l’enfant épileptique qui, peu après, le sera par le Sauveur lui-même, à la demande pressante du père désespéré de l’enfant.
Agostino Chigi, le banquier du pape
Agostino Chigi est le seul personnage qui, à Rome, au cours des deux premières décennies du Cinquecento, puisse rivaliser avec Jules II et Léon X dans le faste et la commande artistique et, comme eux, soit en mesure de se servir amplement et d’une manière non occasionnelle de l’œuvre de l’artiste d’Urbino. Agostino réunit toutes les caractéristiques du mécène idéal : riche, très riche, prêt à dépenser et à prêter de l’argent à ses amis sans trop s’inquiéter de sa destination ni demander de sérieuses garanties et, semble-t-il, dénué d’une solide culture personnelle mais parfaitement ouvert aux suggestions et aux conseils. Né à Sienne le 1 décembre 1466, Agostino a une vingtaine d’années lorsqu’il arrive à Rome, où son père l’a envoyé. Il comprend vite qu’il doit diversifier ses activités : aux affaires de la banque familiale – la filiale romaine est créée en 1502 – il associe une série d’entreprises qui lui apportent, entre autres, la très lucrative concession des mines d’alun à Tolfa, récemment découvertes. Son exceptionnelle réussite économique lui vaut de multiples faveurs, en échange desquelles, conformément au vieil usage, il prête de l’argent pratiquement à tout le monde. Jules II, bien évidemment, fait en sorte de se l’attacher, s’empressant d’oublier l’aide financière qu’Agostino a apportée, quelques années plus tôt, aux Borgia, père et fils. Très vite Agostino est nommé banquier de l’Église, se voit octroyer le titre de comte palatin et l’autorisation d’associer au blason Chigi celui des Della Rovere. Son activité de mécène est liée aux deux chapelles Chigi, dans les églises Santa Maria della Pace et Santa Maria del Popolo, mais surtout à la Farnésine, la villa Farnesina alla Lungara, qui est à la fois un des lieux les plus enchanteurs de la Rome de la Renaissance. Édifiée par le Siennois Baldassarre Peruzzi, la construction puis les premières décorations picturales de la villa sont très vite célébrées par les contemporains.
L’auteur de ces fresques est Peruzzi lui-même, qui peint la célèbre « voûte astrologique » dans une salle du rez-de-chaussée (l’actuelle salle de Galatée). Cette représentation n’a rien de générique puisqu’elle reproduit, semble-t-il, l’aspect du ciel au moment de la naissance d’Agostino Chigi. Il s’agit donc d’un véritable horoscope, cette fresque s’inscrivant dans la ligne des représentations astrologiques qui, depuis quelque temps, étaient en vogue en Italie.
Le premier témoignage clair sur une relation entre Raphaël et le banquier siennois date du 10 novembre 1510: ce jour-là, Cesarino Rossetti est rétribué par Agostino pour la réalisation de deux médaillons en bronze dont le dessin a été conçu par Raphaël. Environ un an plus tard, Raphaël peint à fresque le Triomphe de Galatée dans la salle de la « voûte astrologique ». L’intervention de l’artiste d’Urbino suit immédiatement celle, sur le même mur, du Vénitien Sebastiano del Piombo, qu’Agostino a amené avec lui de Venise à Rome. Le banquier siennois projette alors d’épouser Margherita Gonzaga, la fille du duc de Mantoue Francesco II, et ce mariage explique peut-être les thèmes des deux fresques murales: Galatée et, à sa gauche le Polyphème de Sebastiano. Comme le remarque Vasari, les fresques de Sebastiano del Piombo témoignent des nouveautés apportées par la recherche picturale vénitienne, qu’il combinera très vite avec une série de suggestions « romaines » lorsqu’il aura établi, une étroite collaboration avec Michel-Ange. La poignante Mort d’Adonis, peinte justement pour Agostino Chigi et sur le fond de laquelle figure une délicate Vue de Venise, est peut-être, de la part de Sebastiano, un dernier hommage aux modes picturaux de sa ville natale.
À côté du Polyphème barbu de Sebastiano del Piombo, Raphaël peint à fresque sa Galatée, la nymphe aimée du Cyclope (à qui elle préfère Acis, tué pour cette raison par Polyphème). Dans l’élégance raffinée de sa composition, le Triomphe de Galatée est devenu emblématique de la peinture de Raphaël et de la Renaissance italienne. Sa source littéraire a été depuis longtemps identifiée dans les vers du poète et humaniste Ange Politien : « Deux beaux dauphins tirent un char / sur lequel se tient Galatée, laquelle les freine, corrige leur course, / mais eux pareillement nagent et soufflent ; / une troupe plus lascive s’ébat tout autour : / fait gicler l’onde salée et se poursuit, / joue et divague comme sous l’emprise de l’amour ; / la belle nymphe et ses sœurs fidèles / de ce lourdaud de poète rit avec grâce. » (Stances, 118.) Les « Stances » furent composées par Politien en 1475 à l’occasion d’un tournoi remporté par le frère de Laurent de Médicis, Julien, assassiné lors de la conjuration des Pazzi.
Parallèlement au Triomphe de Galatée, Agostino demande à Raphaël de décorer, dans l’église Santa Maria della Pace, la chapelle Chigi. On débat encore de la datation de cette intervention : 1511 (qui semble un peu précoce) ou 1514 ? Les fresques occupent deux registres du mur extérieur : les quatre Prophètes du registre supérieur ont certainement été peints avec des collaborateurs, mais non les Sibylles du beau bandeau inférieur (à gauche celles de Cumes et de Perse, à droite celles de Phrygie et de Tibur), dont le classicisme élégant et inquiet en fait un véritable manifeste. Raphaël effectue la synthèse entre ce que la passion de l’antique a apporté, la vision michelangélienne de la relation entre les figures et l’espace (révélée dans la Voûte de la chapelle Sixtine), les recherches sur les jeux de lumière, et forge un nouveau langage. L’enthousiasme suscité par cette entreprise est considérable. De plus, les fresques de Santa Maria della Pace comptent parmi les premières œuvres « publiques » de l’artiste, aisément visibles par tous. Vasari soulignait déjà le rapprochement avec Michel-Ange: « C’est donc avant que la chapelle de Michel-Ange soit ouverte au public que Raphaël, qui l’avait vue, peignit ces Prophètes et ces Sibylles dont la beauté surpasse celle de toutes ses œuvres. Les femmes et les enfants offrent des attitudes pleines de vie et des couleurs merveilleuses. Cette peinture fut considérée de son vivant et après sa mort comme le chef-d’œuvre absolu de sa carrière ».
Il s’agit de figures féminines drapées à la manière des Muses et de la Sapho du « Parnasse » dans la Chambre de la Signature. L’atmosphère toutefois n’est pas de nature lyrique, mais spirituelle ; le dessin est devenu plus précis, la gestuelle plus ciblée. Raphaël a pris ses distances par rapport au modèle de Michel-Ange, dont il avait été si proche dans les « Vertus Cardinales » aussi dans la Chambre de la Signature. Ses sibylles dialoguent entre elles et ne se soucient plus de l’étude des sources, mais laissent l’autorité céleste leur inspirer ce qu’elles doivent écrire. La technique magistrale de la fresque et les couleurs qui luisent dans l’obscurité fumeuse renvoient à une réalisation vers la fin des années de la chambre d’Héliodore.
Raphaël et ses élèves au Vatican
Au cours des années 1520, les nombreux engagements de Raphaël se chevauchent sans solution de continuité, mais les commandes les plus importantes portent indéniablement sur des travaux au Vatican. La chambre d’Héliodore achevée entre 1513 et 1514, avec les fresques murales légèrement modifiées, afin qu’y figure le nouveau pontife et, sur la voûte, des épisodes de l’Ancien Testament représentés sous forme de tapisseries en trompe-l’œil, Raphaël poursuit la décoration de l’appartement pontifical il se consacre à la chambre dite aujourd’hui de l’Incendie, que jouxtent d’un côté la tour Borgia et, de l’autre, la chambre de la Signature, siège du tribunal de la Segnatura Gratiae sous Jules II. Trois documents nous permettent de situer l’achèvement des travaux de la chambre de l’Incendie dans les premiers mois de 1517. Les principales fresques de l’artiste d’Urbino – le Couronnement de Charlemagne, la Justification de Léon III, l’Incendie du Borgo, dont la salle tire son nom, et la Bataille d’Ostie – illustrent des épisodes empruntés au Liber pontificalis (excepté le Couronnement). Les protagonistes sont les deux pontifes Léon III (795-816) et Léon IV (847-855), dont le nom offrait une référence commode au pape régnant. De la dimension philosophique et doctrinale des fresques des deux premières chambres, on passe donc à l’analogie historique – la référence précise étant les relations avec le roi de France François Ier – et à l’artifice de la chronique.
La chambre doit son nom à la fresque représentant Léon IV priant pour que cesse l’incendie dans la zone surpeuplée bordant le Vatican. La plupart des spécialistes s’accordent à penser que, dans cette chambre, Raphaël est intervenu directement dans la seule zone gauche de l’Incendie du Borgo, où il a réalisé deux de ses images les plus célèbres : l’homme portant un vieillard sur son dos et tenant un enfant par la main, illustration parfaite d’Enée fuyant Troie en flammes, tel que Virgile l’a décrit, et le jeune homme nu qui se laisse glisser le long d’un mur.
Une autre commande pontificale figure parmi les travaux et les charges qui, à cette période, détournent en partie Raphaël (nommé par Léon X architecte de Saint-Pierre le 1 août 1514) de la décoration de la Chambre de l’Incendie. Le pape entend en effet compléter le schéma iconographique de la chapelle Sixtine, dans laquelle le jugement dernier n’est pas encore peint. Aux épisodes de la Genèse, dans la Voûte de Michel-Ange, et aux tableaux du Quattrocento consacrés à Moïse et au Christ, il souhaite associer une série de tapisseries dédiées aux Actes des apôtres, dont les thèmes renverront, d’une manière plus explicite encore que les fresques peintes du temps de Sixte IV, à l’Église et à sa mission divine, les épisodes choisis ayant pour protagonistes directs des disciples du Christ. Raphaël est donc chargé de réaliser les cartons de ces tapisseries. Les cartons sont expédiés l’un après l’autre à Bruxelles, où les tapisseries sont exécutées dans l’atelier de Pieter Van Aelst. Elles furent tendues pour la première fois dans la chapelle Sixtine le 26 décembre 1519, à l’occasion de la messe pontificale. Certains cartons, trop souvent réutilisés et passés d’atelier en atelier, ont été perdus, nous sont parvenus (aujourd’hui conservés au Victoria and Albert Museum, à Londres), la Pêche miraculeuse, la Remise des clefs, le Châtiment d’Elymas, le Sacrifice de Listres, la Guérison du boiteux, la Prédication de saint Paul sur l’Aréopage et la Mort d’Ananie ; il manque donc le Martyre de saint Etienne, la Conversion de Saul et Saint Paul jeté en prison. Ces scènes sont certainement parmi les plus efficaces que Raphaël ait élaborées. Immédiatement connues, elles ont eu un impact extraordinaire sur la peinture européenne, d’autant que les modèles originaux encore visibles ont été sur le sol anglais depuis 1623, date de leur acquisition à Gênes.
Les Loges de Raphaël
A partir de 1516, Raphaël et ses élèves s’attellent à une autre série de commandes vaticanes, qui culminent dans la décoration des Loges situées au même niveau que les Chambres. Diverses circonstances (des études plus approfondies des œuvres antiques, des visites directes sur des lieux comme la Domus Aurea, que Raphaël devait bien connaître à cette date, ou la villa d’Hadrien, où il se rend en avril 1516) relancent son intérêt et celui de son équipe pour la décoration romaine, qui fait l’objet de nouvelles réflexions et lectures. On en voit les effets dans deux espaces situés au dernier étage du palais apostolique : la Stufetta (salle de bains) et la Loggetta du cardinal Bibbiena. Le prélat (Bernardo Dovizi, de son vrai nom) était depuis longtemps au service des Médicis (il était en particulier le secrétaire du cardinal Giovanni depuis 1504) et il avait été fait cardinal en 1513. La même année, La Calandria, dont il est l’auteur, est représentée à Urbino pour la première fois. Cette comédie, l’une des plus fameuses du Cinquecento, est montée au Vatican dans des théâtres de Peruzzi. Des lettres que Pietro Bembo adresse au cardinal, absent de Rome depuis novembre 1515 et de qui il attend le retour, nous livrent des informations sur les travaux effectués dans l’appartement en question. Le fait de décorer une salle de bains n’est pas une nouveauté: des précédents existent, relativement proches dans le temps, au palais ducal d’Urbino et à Ostie. Il semble que ce soit Bibbiena lui-même qui ait indiqué les thèmes de la décoration. Dans la Stufetta sont demeurés six des huit tableaux d’origine : les quatre premiers ont trait à Vénus, le cinquième à Pan et Syrinx, le sixième à Vulcain et Minerve. La critique a tendance à penser que ces scènes ont été réalisées principalement par Giulio Romano avant son départ à Mantoue (à qui l’on attribue aussi le dessin préparatoire de la scène avec Vénus et Adonis), Giovanni Francesco Penni et Giovanni da Udine. La Loggetta, achevée en 1517, fait figure de banc d’essai pour l’entreprise autrement plus importante que sont les Loges vaticanes, avec une reprise soigneuse et gracieuse des grotesques romaines.
Le célèbre cardinal Bibbiena, diplomate, humaniste, auteur de comédies et ami de Raphaël, avait aménagé ses appartements au Vatican. Raphaël construisit et décora pour lui une loge et orna sa chambre de bains de scènes d’amour mythologiques dans l’antique technique de la peinture à l’encaustique. Raphaël avait étudié les salles (« grottes ») ensevelies de la Domus Aurea de Néron avec l’élève de Giorgione, Giovanni da Udine. Giovanni, qui devint son spécialiste des ornements « grotesques », imita aussi d’anciennes techniques de stucage et de peinture murale.
La Loge de Raphaël, une galerie longue de 65 mètres, est divisée en treize travées, dont chacune comporte quatre tableaux principaux ; les encadrements en stuc sont réalisés en même temps que les fresques dans toute la décoration qui se prolonge sur le mur intérieur. Douze travées, pour un total de quarante-huit tableaux, sont consacrées à des Scènes de l’Ancien Testament, de la Genèse à Salomon; une seule propose quatre Scènes de la vie du Christ (Nativité, Épiphanie, Baptême, Cène). Les représentations sont abondamment légendées (au point d’avoir suscité l’appellation « Bible de Raphaël ») et, de toute évidence, elles sont fidèles aux textes bibliques. La répartition des différents épisodes (et celle des dessins qui nous sont parvenus) entre les élèves et les assistants de Raphaël qui ont participé à l’entreprise des Loges (malheureusement fermées au public) a été une tâche particulièrement ardue pour les spécialistes de l’artiste d’Urbino, auquel il a été finalement attribué une sorte de « direction générale » des travaux et l’exécution autographe de certains dessins préparatoires ; les stucs ont été unanimement assignés à Giovanni da Udine (le pavement réalisé par Luca Della Robbia le jeune a, hélas, disparu).
Sur la voûte, 52 scènes de l’histoire sainte sont peintes successivement. C’est ce que l’on appelle la Bible de Raphaël.
Les dernières fresques de la Farnésine
La deuxième phase des interventions picturales dans la villa de Chigi, concerne la loggia centrale, située au rez-de-chaussée — où Raphaël peint à fresque avec ses collaborateurs l’Histoire de Psyché — et deux pièces du premier étage, la salle des Perspectives et la chambre à coucher d’Agostino Chigi décorée d’épisodes de la Vie d’Alexandre le Grand. Les travaux dans la loggia sont certainement terminés en 1518, comme on le déduit de la violente critique que Leonardo Sellaio en fait à Michel-Ange, dans une lettre du 1 janvier 1519, qualifiant l’entreprise de « chose indigne d’un grand maître bien pis que la dernière chambre au Palais ». Le choix du sujet renvoie peut-être à l’imminent mariage d’Agostino Chigi ou, plus probablement, à la présence dans les lieux d’une célèbre Psyché aujourd’hui conservée au Museo Capitolino. Comme pour la décoration des Loges vaticanes mais en s’appuyant sur des informations infiniment mineures, la critique a vu dans la loggia de Psyché une entreprise où Raphaël a fait appel, dans une très large mesure, à ses collaborateurs. On a donc longtemps pensé qu’il n’avait en rien participé à l’exécution picturale, son rôle se limitant à concevoir le projet. Mais là encore, une lecture plus cohérente du parcours de Giulio Romano, une attention majeure accordée aux projets de Raphaël et la récente restauration, la dernière d’une longue série (la loggia étant longtemps restée ouverte, exposée aux aléas du climat), ont fait évoluer les opinions.
L’histoire de Psyché est tirée de l’Âne d’or d’Apulée : autour des deux fresques centrales, imitant des tapisseries et représentant le Conseil des dieux et le Repas de noces d’Amour et de Psyché, se déploient sur douze pendentifs les scènes de la Vie de Psyché, illustrée à travers la représentation de différents personnages mythologiques, tandis que les écoinçons portent des Amours avec des allégories. Tous les tableaux sont encadrés d’une frise végétale de fleurs, de fruits et d’animaux, qui constitue une des réalisations les plus spectaculaires de Giovanni da Udine.
C’est aussi à Raphaël qu’Agostino Chigi s’adresse pour la décoration de sa chambre à coucher, au premier étage, dans laquelle le mur principal doit accueillir l’épisode des Noces d’Alexandre et de Roxane. Raphaël réalise un magnifique dessin (sinon plusieurs), mais il est trop occupé pour aller au-delà. Agostino Chigi rappelle donc à Rome Giovanni Antonio Bazzi dit Il Sodoma qui, en 1516-1517, peint les Noces d’Alexandre et de Roxane ainsi que la fresque contiguë, Alexandre rend hommage à la famille de Darius et, de part et d’autre de la cheminée, les deux petites scènes avec Vulcain qui forge les armes de Cupidon et les Amours apportant leurs flèches à Vulcain. Sodoma s’appuie dans une certaine mesure sur le projet de Raphaël mais il faut considérer cette peinture comme lui appartenant en propre.
Les noms des principaux assistants de Raphaël, par exemple pour la décoration des Loges, la plus célèbre des entreprises collectives réalisées du vivant de Raphaël —, mentionnés dans les chroniques d’art, nous sont connus (même si d’autres nous échappent peut-être encore). Ces artistes, originaires de diverses régions, auront chacun un destin propre: du superbe parcours de Giulio Romano aux carrières moins brillantes de Tommaso Vincidor et de Vincenzo Tamagni. Des présences sont temporaires — Pellegrino da Modena, Raffaellino del Colle, Guillaume Marcillat et Pedro Machuca — d’autres durent plus longtemps, comme celles de Giovanni Francesco Penni et du Florentin Perino del Vaga ; ce dernier est un peintre autonome quand il arrive à Rome, et il est présenté à Raphaël, avec le jeune Polidoro da Caravaggio, par Giovanni da Udine qui sera le seul artiste à conserver une véritable indépendance en se spécialisant dans la reprise des « grotesques », établissant avec Raphaël une relation d’égal à égal dans leur collaboration ». Lorsqu’ils rencontrent Raphaël, certains de ces peintres n’en sont plus à leurs débuts : Perino del Vaga a peint la Pietà à Santo Stefano dei Cacco en 1517, et probablement travaille au palais Baidassini ; Pellegrino da Modena (dont on sait qu’il participa à la réalisation d’appareils éphémères) est déjà l’auteur des fresques de l’église San Giacomo degli Spagnoli.