Federico de Montefeltro
Dans la constellation des seigneuries italiennes, une place toute particulière revient à Urbino. Petit centre enserré au milieu des collines de l’Apennin, il se transforme vite en lieu majeur de la Renaissance avec l’arrivée au pouvoir de Federico de Montefeltro (1422-1482), au point de devenir la capitale de la tendance mathématique et intellectuelle des arts.
Federico était le fils bâtard de Guidantonio de Montefeltro et sa formation s’est faite loin d’Urbino. Il passe ainsi quinze mois à Venise, respirant un climat international et ouvert ; puis il séjourne deux ans à Mantoue, à la cour de Gianfrancesco Gonzaga (qui régna de 1407 à 1444), où il est éduqué par Vittorino da Feltre, humaniste dont l’enseignement novateur et nullement académique formait les jeunes gens de grandes familles de l’époque. C’est là qu’on vit pour la première fois la gymnastique et les exercices du corps entrer dans le programme des écoles et se combiner avec l’enseignement scientifique. Federico se servait de ses connaissances pour en faire un usage pratique. Il deviendra en quelques années un des princes plus instruits d’Italie et un habile « condottiere » mettant au service de celui qui le désire ses talents militaires et diplomatiques. En 1444, succède à son demi-frère Oddantonio, tué pendant un soulèvement populaire. Il est probable, en réalité, que Federico n’a pas été étranger à la conjuration qui a entraîné la mort d’Oddantonio.
Federico épouse en 1460 Battista Sforza fille d’Alesandro Sforza, duc de Pesaro, ami et allié politique depuis des années. Battista, d’une remarquable intelligence, s’était montré à la hauteur de la tâche, elle qui devait représenter son mari durant ses longues périodes d’absence. Battista mourra en 1472 en mettant au monde l’héritier tant désiré à qui l’on donne le nom de Guidobaldo. La nouvelle atteint Federico alors qu’il se trouve à Florence, pour fêter une de ses plus belles victoires militaires pour le compte des Médicis : la prise de Volterra.
Ce diptyque constitue un hommage posthume rendu par Federico à son épouse, disparue quelque temps après la naissance de leur fils. Battista est presque d’une pâleur presque inhumaine. Son visage se détache sur l’azur du ciel. Pour réaliser ce portrait, l’artiste a pris pour modèle un bas-relief exécuté un peu plus tôt. Le paysage à l’arrière-plan, vu à vol d’oiseau, est rendu avec la précision d’un miniaturiste. On perçoit l’influence flamande sur l’artiste qui peint derrière les douces collines toscanes la chaîne des Apennins.
La coiffure de Battista Sforza est typique de la mode renaissance ; les cheveux rasés sur le front, sont disposés élégamment de chaque côté du visage de manière à couvrir les oreilles. Au somment du crâne se détache un « joyau de tête » de forme sphérique, sans doute en cristal de roche. Piero della Francesca était passé maître dans l’art de rendre la transparence.
Grâce aux armes et à la science, Federico trouva la fortune et la stabilité qui lui permirent de consacrer la moitié de son règne à la poursuite de ses ambitions princières. L’iconographie de son palais à Urbino, d’une sereine harmonie, renvoie aux arts civilisateurs de la paix, rendus possibles par une conduite prudente de la guerre. Sous Federico, Urbino deviendra en quelques années un carrefour intellectuel et artistique avec des peintres comme Piero della Francesca, Paolo Uccello, Melozzo da Forli, Juste de Gand, Pedro Berruguete ; des écrivains comme Baldassare Castiglione et Pietro Bembo ; architectes comme Leon Battista Alberti, Luciano Laurana et Francesco di Giorgio et mathématiciens comme Luca Pacioli et Paulus von Middelburg, poètes et musiciens comme Ottaviano Petrucci. Le grand Raphaël qui naît à Urbino, et dont le père Giovanni Santi, fut peintre de cour, n’oubliera jamais sa cité natale.
Cette œuvre, une des plus fascinantes de l’histoire de la peinture de la Renaissance est esthétiquement parfaite par l’équilibre entre l’architecture et la couleur. Extraordinaire par le jeu raffiné de la perspective géométrique et par la mobilité subtile de la lumière qui vient de la droite du tableau. Certains spécialistes identifient le jeune homme blond en rouge comme Oddantonio da Montefeltro frère de Federico, encadré de ses ministres dont la politique provoqua le soulèvement populaire et la conjuration des Serafini (1444), à l’issue de laquelle, le jeune prince mourut. Au-delà de leur identification précise qui ne sera peut-être jamais possible, il reste la fascination de leur immobilité sublime.
La « Flagellation » se déroule dans une galerie classique, définie par Piero avec une science parfaite de la perspective. L’architecture est rythmée par le motif des carreaux de marbre du pavement et par la fuite de la colonnade latérale. Sur la gauche, toutefois, Piero a ménagé une place entre les colonnes pour le siège d’un homme qui assiste, impassible, à l’événement cruel. Il ne s’agit pas de Pilate, mais de l’empereur de Byzance, comme l’attestent la coupe de son vêtement et le couvre-chef à pans relevés. La lumière qui se diffuse dans la galerie crée de subtiles gradations sur la statuette d’or, symbole du dieu Soleil. La froideur de cette lumière crée l’effet de suspension qui donne à la scène sacrée une dimension intemporelle, de valeur universelle. L’architecture peinte et ornée s’inspire des études théoriques et des édifices réalisés par Leon Battista Alberti que Piero avait connu à Rimini, en 1451.
En 1471 Le peintre flamand Juste de Gand entra au service de Federico de Montefeltro, dans un milieu culturel fortement influencé par des artistes italiens comme Piero della Francesca et Alberti. Cependant, en dépit de cette influence, l’œuvre de Justus est demeurée purement flamande. De chaque côté de la peinture figurent des ouvertures à travers de lesquelles sont visibles des paysages urbains. Ces vues panoramiques sont des réminiscences de Gand ou de Bruges.
Sur le fond à droite du tableau, on peut voir un groupe animé composé du duc Federico, deux de ses courtisans et l’ambassadeur de Persie Caterino Zeno, ainsi que l’épouse de Federico et son héritier Guidobaldo. Justus de Gand (activité documentée de 1460 à 1475) avec l’espagnol Pedro Berruguete avaient réalisé la série de 28 portraits d’Hommes Célèbres pour le studiolo de Federico de Montefeltro, aujourd’hui entre Urbino et le Louvre.
Le condottiero
Le condottiero est celui qui détient une condotta (contrat) qui lui permettait de lever et de commander des troupes. Quelques-uns des grands capitaines de cette époque étaient certes de princes condottieri, et leur valeur comme condottieri dépendait des ressources de leurs Etats. Les compétences, le rang et la capacité financière qu’exigeaient la levée et le commandement de troupes étaient, au bas Moyen Age, liés à la noblesse, et il y eut peu de grandes carrières militaires en dehors de cette classe sociale. Leurs domaines et leurs revenus permanents leur permettaient de conserver leurs cadres entre deux engagements et de procéder à un recrutement rapide parmi leurs gens et subordonnés. Gianfrancesco Gonzaga, Segismondo Malatesta, Niccolo d’Este, Federico de Montefeltro jouèrent tous un rôle durant les longues guerres de ces décennies. Mais, jusqu’à l’apparition de Malatesta et Montefeltro dans les années 1440, les chefs principaux n’étaient pas en fait des princes condottieri, mais des capitaines généraux autorisés par les Etats en guerre à lever de grandes compagnies de deux mille à trois mille hommes. C’est ainsi qui firent leur réputation Gattamelata, Michele Attendolo, Francesco Sforza et Bartolomeo Colleoni. Le système officiel du condotta et le rôle des condottieri à la tête des unités de cavalerie se maintinrent durant le XVIe siècle. Cependant, le déclin de la cavalerie et la domination politique croissante de l’Espagne et de la France en Italie signifièrent la fin de leur rôle politique et le déclin de leur prestige social. La majorité des condottieri appartenant donc à la noblesse cultivée, il n’est donc pas étonnant de constater qu’eux-mêmes et leurs admirateurs humanistes aient eu l’habitude de citer des exemples classiques et de trouver à leurs actions des parallèles classiques. Des poèmes épiques à la manière de Virgile présentaient les moindres princes comme autant d’Auguste. Citons Sforziade (par Filelfo) pour les Sforza, Liber de laudibus Borsi pour Borso d’Este, pour ne citer que de princes italiens.
Federico da Montefeltro est représenté comme donateur de l’œuvre. Celle-ci a une fonction officielle, mais elle renvoie aussi à l’histoire de la famille. Le duc a son armure de « condottiere » ; en signe d’humilité, il a déposé son casque, ses gantelets et son bâton de commandement. L’attention portée par Piero aux moindres détails se remarque sur le casque cabossé (souvenir d’une blessure reçue pendant une de ses campagnes), qui reflète, en le déformant, le duc agenouillé.
À l’origine, les deux panneaux peints « recto » et « verso » étaient unis par des charnières et se refermaient l’un sur l’autre, comme un livre. Au verso des panneaux défilent deux chars de triomphe. Sous celui de Federico, une inscription latine célèbre ses talents militaires. Le duc lui-même est assis sur le char qui s’avance sur un plateau rocheux ; au-delà, un calme paysage lacustre s’étire dans les brumes légères du matin. Les Vertus allégoriques qui accompagnent le seigneur en exaltent les qualités : ce sont la Fortune, qui le couronne ; la Justice, qui porte l’épée et la balance ; le Courage avec sa tour brisée ; et la Tempérance. Le paysage situé derrière – d’une sensibilité toute flamande, comme sur les panneaux principaux – prend un relief extraordinaire. L’eau limpide du lac, enchâssé dans les collines fuyant « ad infinitum », est sillonnée par des barques graciles qui se reflètent à la surface. Piero dilate l’espace grâce au rendu sensible de la lumière : l’éloignement des collines vers l’horizon est suggéré par une diminution de l’intensité des couleurs, effet d’atmosphère qui prépare la voie à Léonard.
En 1465, après avoir peint la célèbre « Bataille de San Romano », Paolo Uccello quitte Florence afin d’exécuter, à la demande de la Confrérie du Saint-Sacrement d’Urbino, la prédelle du retable de l’église du Corpus Domini. Subdivisée en six épisodes représente le miracle de l’hostie profanée, qui s’était produit à Paris en 1290. Le frais ton narratif ainsi que la description minutieusement naturaliste, dérivent de la formation du gothique tardif du peintre et même de l’influence de la peinture flamande. Uccello restera à Urbino avec son fils alors adolescent jusqu’à 1469. Paolo Uccello figurait parmi les artistes les plus en vue de Florence où il réalisa le monument équestre du condottiere John Hawkwood » (1436).
La cité idéale
La seconde moitié du XVe siècle voit s’intensifier en Italie l’étude des textes platoniciens et aristotéliciens (contenant des conseils importants pour l’art du « bon gouvernement ». Les nouveaux maîtres des cités, engagés dans un profond effort de réorganisation politique sur leur territoire et influencés par les idéaux humanistes, consacraient une attention nouvelle aux problèmes architecturaux et urbanistiques : de cette conscience naît le mythe renouvelé de la « cité idéale » – une cité ordonnée et fonctionnelle. Urbino assume un rôle de guide en accueillant les architectes et les philosophes le plus importants, de Leon Battista Alberti à Marsile Ficin. Alberti, dans son traité De Re Aedificatoria (composé vers 1450 mais publié après sa mort en 1485), il pose en dix volumes les jalons essentiels de l’architecture de la Renaissance : « La cité ne doit pas se faire seulement pour la commodité et nécessité des logis, mais aussi doit être disposée en sorte qu’il y ait de très plaisantes et honnêtes places » (Alberti, De re aedificatoria).
La vue silencieuse de la Cité idéale, est l’une des plus hautes réalisations de la Renaissance urbinate. Son caractère entièrement intellectuel en fait un manifeste des conquêtes de la perspective. C’est à Alberti que nombre de spécialistes, s’accordent maintenant à attribuer l’inspiration, voire l’exécution des trois fameuses vues connues sous le nom de Perspectives Urbinates (les autres panneaux se trouvent à Berlin, Staatliche Museen et à Baltimore-Maryland, Walters Art Gallery). Ils pensent qu’elles auraient été réalisées à l’intention de Federico de Montefeltro, avec qui Alberti était assez lié pour séjourner plusieurs mois par an à sa cour, a fin de lui montrer plusieurs variantes d’aménagement monumental d’un centre urbain selon les canons de l’architecture humaniste. La plus célèbre de ces vues, celle conservée au musée d’Urbino et jadis attribuée à Piero della Francesca, fut souvent désignée sous le titre de La Cité idéale. Et toutes trois, qui malgré leurs différences peuvent apparaître comme des variations sur un même thème, représentent le centre monumental d’une cité idéale, dans un vocabulaire qui est celui du De re aedificatoria : même ceux qui refusent de reconnaître à Alberti la paternité des panneaux s’accordent sur ce point.
L’architecte dalmate Luciano Laurana, est appelé à Urbino par Federico de Montefeltro en 1468 pour continuer les travaux déjà en cours de la résidence Renaissance des Montefeltro que l’architecte modifia complètement. La structure du terrain accidenté de la colline constitua une importante difficulté de réalisation ainsi que la présence d’édifices antérieurs, mais Laurana sut tirer génialement profit de ces difficultés en créant un complexe à la fois varié et plein d’unité, qui modifie toute la vision urbanistique d’Urbino. Les deux tours cylindriques élancées, enrichies au centre par des loggias superposées (façade dite dei Torricini) constitue un des exemples les plus raffinés de l’architecture de la Renaissance italienne, accentuant la valeur courtoise et humaniste et non plus guerrière et défensive.
En 1472, lorsque Laurana quitta Urbino pour Naples, le palais n’étant pas encore terminé, les travaux seront repris par Francesco di Giorgio Martini, peintre et architecte siennois, qui réalise les magnifiques loggias de la façade principal, dite « des Torricini ». Le « palais en forme de ville », selon Baldassare Castiglione, suscite l’enthousiaste admiration des contemporains, lorsque par la volonté du seigneur, la cour reçoit les hommes de lettres et les artistes les plus célèbres de l’époque, déterminant d’une manière toute singulière, au cours des siècles, l’image d’Urbino.
L’artiste qui se cache sous cette dénomination est identifié par certains auteurs avec Giovanni Angelo di Antonio da Camerino, par d’autres avec le nom moins mystérieux de Fra Carnevale (Bartolomeo di Giovanni Corradini), peintre actif à Urbino. Quelle que soit sa véritable identité, il exprime à merveille l’atmosphère culturelle sophistiquée de la ville : les petits personnages qui ponctuent ses toiles n’enlèvent rien à la solennité des architectures qui dominent la scène, dans un silence quasi métaphysique. Rompant avec les conventions, l’artiste montre la naissance de la Vierge comme s’il s’agissait d’un événement contemporain. En arrière-plan, le nouveau-né est baigné par des sages-femmes tandis qu’au premier plan les femmes se saluent.
L’imposant palais, calqué sur le palais ducal d’Urbino, est orné de reliefs issus de la sculpture romaine. L’image est tirée d’un retable commandé en 1467 pour Santa Maria della Bella à Urbino (le pendant de ce panneau se trouve au Museum of Fine Arts, Boston). A Florence, Fra Carnevale a travaillé avec Filippo Lippi; il connaissait également les peintures de Piero della Francesca et rencontra probablement l’architecte-théoricien Leon Battista Alberti.
La bibliothèque de Federico de Montefeltro
La bibliothèque d’Urbino (qui est aujourd’hui au Vatican) a été la création de Federico de Montefeltro, collectionneur de manuscrits dès son enfance, qui entretenait constamment trente à quarante copistes disséminés partout, et qui avait consacré à son œuvre une somme de plus de 3 000 ducats. Elle fut continuée et complétée d’une manière systématique, principalement avec le concours du grand humaniste Vespasiano da Bistici. Peut-être le Moyen Age et la théologie formaient-ils l’élément principal de la collection ; on y trouvait un grand nombre de Pères de l’Église, toutes les œuvres de saint Thomas d’Aquin, d’Albert le Grand, de saint Bonaventure, etc. ; à part cela, la bibliothèque était très variée et renfermait, par exemple, tous les ouvrages de médecine qu’il était possible de se procurer. Parmi les « modernes » figuraient en tête les grands auteurs du XIVe siècle, tels que Dante et Boccace représentés par les œuvres complètes ; puis venaient vingt-cinq humanistes d’élite, toujours avec leurs écrits latins et italiens, et tout ce qu’ils avaient traduit. Quand on copiait pour des grands seigneurs, on n’employait jamais que le parchemin ; à la Bibliothèque d’Urbino, les reliures étaient uniformément en velours cramoisi avec ferrements d’argent, et l’on constatait avec orgueil que, sous le rapport de l’intégrité des œuvres des différents auteurs, Urbino l’emportait sur toutes les bibliothèques célèbres, par exemple, la Bibliothèque Vaticane, celle de Cosme de Médicis à Saint-Marc de Florence, ou même celle d’Oxford. Avec l’extinction des familles Montefeltro et Della Rovere, disparues à cause de l’absence d’héritiers directs, en 1631 le Duché passa par succession à l’État Pontifical qui vers la moitié du XVIIe siècle s’appropria les volumes pour la Bibliothèque Vaticane où ils sont encore conservés.
Le studiolo du duc d’Urbino
À l’intérieur du palais ducal, entre les appartements privés et les salles officielles, on crée une petite pièce – le fameux studiolo conçu comme lieu de méditation où le duc se retirait après les campagnes militaires, il est entièrement couvert de symboles renvoyant aux études d’astronomie, mathématiques, musique, beaux-arts, bref à tous les « otia » romains tant célébrés pendant la Renaissance et conçus comme culture de paix, tant il est vrai que le duc y est représenté en humaniste et que son armure est déposée à côté de lui. Le programme décoratif complexe de cette pièce semble refléter les préoccupations humaines et intellectuelles de l’illustre commanditaire. Les murs sont divisés en un registre inférieur, recouvert d’admirables marqueteries de bois, et un registre supérieur où se trouvaient vingt-huit portraits d’hommes illustres, de l’antiquité biblique jusqu’au maître de Federico, Vittorino da Feltre, réalisés par le peintre espagnol Pedro Berruguete et par le flamand Juste de Gand et aujourd’hui partagés entre le Louvre et Urbino. L’accumulation anecdotique flamande se conjugue ici à l’obsession italienne de la pureté géométrique. Y figuraient des personnages profanes et chrétiens, selon une synthèse typiquement humaniste. Le choix de juxtaposer poètes et philosophes, politiciens et hommes d’État, symbolise en outre l’union entre vie contemplative et vie active, éléments sur lesquels se fondait le despotisme éclairé de Federico de Montefeltro. Dans ce lieu raffiné et cartésien, s’exalte sa grande personnalité.
Le Cabinet de travail du Duc Federico, le studiolo, un petit « sacellum » de dimensions réduites, mais où est concentré un nombre extraordinaire de « merveilles » qui expriment la conception de vie de Federico de Montefeltro. La bande inférieure est complément marquetée de panneaux reproduisant des étagères semi-ouvertes et des niches sur lesquelles trônent les Vertus Théologales, réalisées d’après les dessins de Sandro Botticelli. Les marqueteries appartiennent à l’atelier de l’artiste florentin Baccio Pontelli, tandis que les dessins sont attribués a Francesco di Giorgio Martini. Repartis sur deux rangés de la bande supérieure, se trouvent 28 portraits d’hommes illustres.
Le duc Federico est représenté ici en train de lire, encore vêtu de son armure. Ses talents militaires et diplomatiques lui avaient valu deux des trois distinctions les plus enviées de l’époque : l’ordre de l’Hermine, institué par le roi de Naples, et l’ordre de la Jarretière, conféré par le roi d’Angleterre à un nombre sévèrement limité de dignitaires. Federico arbore ici ces deux distinctions. L’enfant appuyé sur le genou de Federico, est son héritier Guidobaldo, portant le sceptre ducal, symbole de la continuité de la dynastie des Montefeltro. Le sceptre est gravé du mot « Pontifex » qui fait allusion au droit de succession accordée par le pape. Berruguete participa dès 1474 à la décoration du « studiolo » de Federico, peignant avec Juste de Gand les panneaux des « Hommes Célèbres » (aujourd’hui conservés au palais ducal d’Urbino et, en partie, à Paris, au Louvre).
Piero della Francesca ou la poétique de la lumière
L’attention pour le traitement de la lumière est une constante dans l’activité de Piero della Francesca. Grâce aux nouvelles possibilités offertes par la peinture à l’huile, qui permet des glacis de couleur plus transparents, Piero affine progressivement sa technique, pour atteindre des résultats d’une extraordinaire variété dans la description des divers aspects du réel. Rien d’étonnant donc à ce que dans cette recherche – stimulée par la passion effrénée des cours italiennes pour la peinture flamande – il développe des méthodes très personnelles que la restauration de certaines de ses œuvres a permis de révéler. Durant sa période urbinate, Piero della Francesca a l’occasion d’approfondir l’étude du rendu minutieux de la réalité. Dans le Retable de Brera on peut en saisir un premier résultat – d’une surprenante originalité – dans cet authentique trompe-l’œil : la surface soigneusement fournie de l’armure reflète, en effet, l’intérieur de l’église, où brille surtout une fenêtre qui est la source de lumière du tableau. Le réalisme intense de ce détail devait ébahir les contemporains, qui se sentaient en présence d’une scène réelle. Dans la Madone de Senigallia, la corbeille d’osier aux pains blancs est plongée dans une pénombre à peine éclairée par la lumière. La douce modulation de la surface picturale crée un effet de naturalisme intense qui transforme l’objet en une splendide nature morte. Dans le parcours artistique de Piero, la lumière qui adoucit la rigueur géométrique des formes revêt un rôle à la fois symbolique et narratif toujours capital, comme dans les fresques d’Arezzo.
Cette petite toile a peut-être été commandée par Federico da Montefeltro à l’occasion du mariage de sa fille Giovanna avec Giovanni della Rovere, seigneur de Senigallia. La scène se tient dans un cadre domestique fort simple. La pièce dans la pénombre où se trouve le groupe sacré s’ouvre sur une autre pièce qu’un rayon de lumière solaire, venu de la fenêtre, traverse. Et c’est justement la qualité de cette lumière où l’on peut percevoir jusqu’aux particules de poussière en suspension, qui atteste l’habileté consommée de Piero dans le rendu sensible des détails, de la corbeille de pains aux cheveux de l’ange de gauche, éclairés de frémissements dorés.
Cet ange aux traits sévères regarde droit dans les yeux du spectateur, en l’invitant à saisir la magie subtile du tableau, qui naît de la fusion parfaite entre maîtrise de la forme et poésie de la lumière. Le voile qui encadre le visage de la Vierge fait sur son front de subtiles ondulations lumineuses qui embellissent les traits.
Cette « sacra conversazione » (conversation sacrée), commandée par Federico de Montefeltro pour commémorer la naissance de son fils Guidobaldo, avait été réalisé pour l’église San Donato degli Osservanti à Urbino. La somptueuse abside en exèdre est habillée de marbres polychromes et couverte d’une voûte en berceau à caissons, de pur esprit Renaissance. Le cul-de-four est occupé par une énorme conque de coquillage, d’où pend un œuf d’autruche attaché à une chaînette d’or. Cet élément attire l’attention et condense à lui seul les multiples significations de l’œuvre : il fait allusion à la naissance miraculeuse du Christ, mais aussi à celle de Guidobaldo, qui garantissait enfin la survie dynastique des Montefeltro. Autour de la Vierge est rassemblée une sorte de « cour » céleste de saints et d’anges, qui donnent à la scène une atmosphère aulique. Mais le centre véritable du panneau est l’Enfant endormi, doucement allongé sur les genoux de sa mère : son corps potelé, sa peau lumineuse à peine effleurée par les ombres, confèrent à l’ensemble un sens de sacralité sereine.
L’influence de Piero della Francesca dans les Marches ne saurait se mesurer pleinement sans considérer l’impact que durent avoir les autres œuvres – aujourd’hui perdues – que l’artiste a réalisées ici et là, en plus de celles exécutées à Urbino. Son langage rigoureux mais passablement ardu est fondamental pour les artistes qui font leurs premiers pas en Italie centrale, dans les années 1470. La rencontre de Piero avec Giovanni Santi (ou Sanzio), le père de Raphaël, revêt d’une importance historique considérable : la haute estime qui Giovanni proclame dans sa Cronaca rimata pour le maître de Borgo ne laissera pas indifférent son fils, bien plus doué que lui. Mais la leçon de Piero transparaît plus encore dans la décoration à fresque de la Santa Casa de Loretto (vers 1480), confiée à Melozzo da Forli et Luca Signorelli, deux artistes venus d’horizons différents, qui travailleront longuement désormais dans les Marches.
Dans les fresques de Lorette, Melozzo da Forli (actif à Urbino entre 1465 et 1476) traduit pleinement l’usage théâtral qu’il fait de la perspective apprise à Padoue. La leçon de Piero della Francesca s’unit à celle de la perspective illusionniste du Mantegna de la « Chambre des époux » à Mantoue. L’œuvre de Melozzo da Forli a une grande importance dans le développement de la peinture de la seconde moitié du siècle dans l’Italie centrale et ce fut une figure de premier plan dans les milieux humanistes de la cour pontificale, comme en témoignent ses entreprises romaines comme dans la fresque « Sixte IV nommant Platina préfet de la bibliothèque Vaticane ».
Dernière mise à jour : 28-12-2023